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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/62

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 383-387).
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M. de Voltaire vient de réunir dans un volume les discours qu’il a faits en vers sur différents sujets de morale[1]. Ces agréables poésies, imprimées la plupart depuis longtemps, ont acquis dans cette édition un degré de perfection qu’elles n’avaient pas. À la suite des vers est une sorte de lamentation sur la barbarie qui règne à Paris et sur les embellissements nécessaires à cette grande ville. L’auteur a fait usage, dans ce morceau, de l’art qu’il a éminemment de rendre intéressants tous les sujets qu’il traite. Il y a répandu des principes très-lumineux de commerce, de politique et de finance. Le volume que j’ai l’honneur de vous annoncer est terminé par une agréable satire de nos mœurs. C’est une allégorie. Ituriel, génie puissant, envoie Babouc à Persépolis pour savoir s’il doit corriger ou exterminer cette ville. Babouc, à son retour, rendit ainsi compte de sa commission. Il fit faire par le meilleur fondeur de la ville une petite statue composée de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles, et la porta à Ituriel. « Casserez-vous, dit-il, cette statue, parce que tout n’y est pas or ni diamant ? » Ituriel entendit à demi-mot ; il résolut de ne pas même songer à corriger Persépolis et de laisser aller le monde comme il va. Car, dit-il, si tout n’est pas bien, tout est passable.

Ce n’est pas le Catilina de M. de Voltaire que l’on donnera d’abord sur notre théâtre, comme on l’avait résolu. Les comédiens étudient actuellement son Électre, sujet qui a été si bien manié autrefois par M. de Crébillon. Cette fureur de remanier tous les objets dont s’étaient emparés d’autres écrivains vient de donner naissance à l’épigramme suivante, qui est de Piron :

Cet écrivain sec et vorace
Veut, pour remplir seul le Parnasse,
Anéantir tous les auteurs
Et poëtes et prosateurs.
Sur la troupe entière main basse,
Pour aucun d’eux pardon ni grâce ;
Tel le plus fou des empereurs
Décapitait avec audace
Tous les Hercules des sculpteurs
Pour mettre sa tête en leur place.

— Nous venons de recevoir de Berlin une brochure intitulée Essai de philosophie morale[2]. Le but de M. de Maupertuis est de prouver qu’on ne peut être heureux que par la religion, et par la religion chrétienne. Ce paradoxe ne fait point fortune. Il y a de l’esprit et de la méthode dans cet ouvrage, dont le style est dur et la manière extrêmement sèche. Il n’y a qu’un chapitre qui m’ait paru agréable, c’est celui des stoïciens.

— Je viens de lire un ouvrage nouveau intitulé Essai sur l’intérêt des nations en général et sur l’homme en particulier[3]. C’est proprement un recueil de trois espèces de dissertations, sur les passions, sur les bonnes ou les mauvaises qualités, et sur les devoirs. Je n’ai guère rien vu de plus sec, de plus superficiel et de plus mal écrit. Ce livre ne paraît pas depuis huit jours, et il est déjà oublié.

— Le public attendait avec la dernière impatience un opéra nouveau, de MM. Cahusac et Rameau, intitulé Zoroastre[4]. On paraît un peu refroidi sur ce bien depuis qu’on en est en possession. Le sujet de cette tragédie lyrique est simple, et pouvait être intéressant. Abramane, inventeur d’une magie diabolique et d’un culte abominable, s’unit à Érinice, princesse de la Bactriane, pour occuper avec elle un trône sur lequel elle croit avoir des droits. Zoroastre, magicien d’une autre espèce, instituteur des mages et d’un culte sacré, épouse Amélite, héritière du trône de la Bactriane, et il combat Abramane, en triomphe, établit son empire et rend les peuples heureux. Le ciel et l’enfer sont dans un mouvement continuel durant tout le poëme, et je n’en connais pas où il y ait plus de merveilleux.

Il y a plus de soixante ans qu’on n’avait vu tant de magnificence à notre Opéra. Les habits sont fort riches et d’un grand goût ; les ballets variés et expressifs. Il y a au cinquième acte un temple qui formerait lui seul un très-beau spectacle. Le poëme est bien écrit, mais le rapport des différentes parties n’est pas sensible. Cet air décousu empêche qu’on ne trouve de l’intérêt dans l’ouvrage. La musique n’est pas partout digne de Rameau. Le récitatif est faible, les symphonies médiocres, les chœurs admirables. Cela a fait dire à un mauvais plaisant que c’était l’opéra des laitues dont il n’y a que le cœur qui soit bon.

Mlle Lyonnais, la plus belle de nos danseuses, fait admirablement dans le nouvel opéra le personnage de la Haine. Cette singularité a donné naissance à l’épigramme suivante :

Charmante Lyonnais, dans le triste séjour
CharOù l’art d’Abramane t’entraîne,
Tu fais de vains efforts pour inspirer la haine,
CharTes yeux n’inspirent que l’amour.
En monstres comme toi si le Ténare abonde,
CharTout va changer dans l’univers,
CharEt l’on verra bientôt le monde
CharChercher les cieux dans les enfers.
L’épigramme pourra te paraître imparfaite :
Ce n’est pas mon esprit, c’est mon cœur qui l’a faite.

— La littérature française vient de faire une très-grande perte par la mort de Mme de Tencin[5]. Cette femme si célèbre passa ses premières années dans l’obscurité du cloître. Elle eut assez de courage pour tenter de rompre des engagements que nous regardons ici comme indissolubles, et assez d’adresse pour y réussir. Rendue au monde, elle s’y fit remarquer par un caractère qui réunissait toutes les extrémités ; audacieuse et timide, ambitieuse et voluptueuse, profonde et frivole, dissimulée et confiante, prodigue et avare ; on était tenté de lui croire tous les vices et toutes les vertus. Elle débuta presque par vouloir gouverner le royaume. M. le duc d’Orléans, qui était alors régent de France, se laissa persuader de la voir, mais il ne la garda que vingt-quatre heures. On a prétendu que ce prince avait redouté ses intrigues, et un vieux courtisan m’a conté que le régent, parlant de Mme de Tencin, avait dit qu’il ne voulait point de maîtresse qui, dans le tête-à-tête, parlait d’affaires.

Environ vers ce temps-là, Law, fameux Écossais, nous apporta un système de finance qui a bouleversé le royaume. Pour rendre cet étranger plus agréable au peuple, le duc exigea qu’il changeât de religion. L’abbé de Tencin, aujourd’hui cardinal, fut chargé d’opérer cette conversion. Son apostolat lui attira ce quatrain, qui fit alors beaucoup de bruit :

Foin de ton zèle fanatique,
Malheureux abbé de Tencin !
Depuis que Law est catholique,
Tout le royaume est capucin.

Mme de Tencin recueillit le fruit des travaux de son frère ; elle eut beaucoup d’actions qui lui firent un état commode et agréable. Ce fut l’époque de sa fortune.

La joie de ce succès fut tempérée par un événement malheureusement célèbre, et dont le souvenir dure encore. M. de La Frenaye, qui passait sa vie avec Mme de Tencin, prétendit lui avoir remis des sommes considérables en billets, en argent, en bijoux. On nia le dépôt, et La Frenaye fut trouvé mort quelques jours après chez Mme de Tencin. Elle fut arrêtée et son procès instruit. Soit innocence, soit adresse, soit protection, car on n’est pas trop d’accord sur cela, elle fut déchargée de cet assassinat et on répandit que La Frenaye, au désespoir, s’était défait lui-même.

Cette aventure fixa Mme de Tencin aux lettres. Sa maison devint le rendez-vous de tout ce qu’il y avait de plus distingué par l’esprit et par le talent. Amie de presque tous les illustres qui la voyaient, elle les aidait de ses conseils, de sa bourse et de son crédit. Nous lui devons trois ouvrages pleins d’agrément, de délicatesse et de sentiment, le Comte de Comminges, les Malheurs de l’amour et le Siège de Calais. Les gens mal instruits attribuent cet ouvrage à M. de Pont-de-Veyle.

La malignité française a laissé plus tranquilles qu’on ne le devait espérer les cendres de Mme de Tencin ; elles en sont quittes pour ces quatre vers :

Crimes et vices ont pris fin
Par le décès de la Tencin.
Hélas ! me dis-je, pauvre hère,
Ne nous reste-t-il pas son frère ?

  1. Recueil de pièces fugitives en prose et en vers par l’auteur de Sémiramis. Amsterdam et Gotha, 1750, in-12. L’édition de 1739 avait été supprimée par arrêt du Conseil.
  2. Berlin, 1749, et Londres, 1750, in-12.
  3. Par le marquis M.-R. de Montalembert. Paris, 1750, in-8o.
  4. Représenté pour la première fois le 5 décembre 1749.
  5. Morte le 4 décembre 1749.