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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/61

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 376-383).
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LXI


On vient de nous donner en trois volumes une Histoire des révolutions de Gênes jusqu’en 1748[1]. L’auteur a un style net, assez élégant, mais faible et sans couleur. Il narre assez bien, mais il ne fait que narrer, et un peu de politique serait nécessaire dans une histoire dont les faits sont assez peu intéressants et se ressemblent presque tous. Un écrivain adroit aurait fait voir comment les révolutions de l’histoire qu’il écrit avaient influé dans les affaires générales ; cela aurait ôté à son ouvrage un air sec et maigre qui ennuie le lecteur. Comme le projet de l’historien n’est que d’écrire des révolutions, l’ouvrage a un air décousu qu’il pouvait éviter avec un art qu’il n’a point du tout. La conjuration de Fiesque est le morceau le plus curieux et le plus approfondi de l’histoire que je vous annonce. L’auteur n’a fait presque que copier ce que le cardinal de Retz en avait si bien écrit autrefois. Je ne vous parle pas de la dernière révolution dont nous venons d’être les témoins ; nous en savons beaucoup plus que l’historien n’en a osé dire. Sa relation n’est pas plus curieuse que les gazettes. Voici deux faits singuliers qui m’ont frappé dans l’histoire de Gênes.

Sampierro, qui travailla si fort, environ vers 1560, à briser les fers des Corses ses compatriotes, amena sa femme en France, d’où il partit pour aller solliciter le secours des Turcs. Ce fut durant ce voyage que Sampierro apprit que Vanina d’Ornano, sa femme, avait pris la résolution de passer à Gênes, soit qu’elle voulût retourner dans la Corse, sa patrie, soit qu’elle voulût ménager une réconciliation entre les Génois et son mari. Elle s’était embarquée à Marseille, mais un des amis de Sampierro s’étant jeté dans une felouque, la joignit à la hauteur d’Antibes et la ramena à Aix. Sampierro l’y joignit à son retour et lui ordonna de le suivre. Le Parlement s’y opposa, mais cette femme généreuse ne voulut pas paraître craindre son époux. Il la mena à Marseille et la tint trois jours enfermée dans sa chambre. Ensuite il lui déclara qu’il fallait mourir. Elle s’y détermina avec une résolution au-dessus de son sexe et lui demanda pour toute grâce que, puisqu’il était le seul homme qui l’eût touchée jusqu’alors, elle ne reçût pas la mort d’une autre main que la sienne. Sampierro, sans être attendri, délia les jarretières de sa femme et l’étrangla. M. Marmontel m’a dit que cette histoire lui avait donné l’idée de son Aristomène.

En 1746, les Autrichiens, maîtres de Gênes, exigèrent que le sénat envoyât au commandant de Savone ordre de se rendre ; mais cet ordre n’eut point d’effet. Le marquis Augustin Adorne, qui le reçut, répondit qu’il s’était toujours fait gloire d’obéir à la République tant qu’elle avait été libre ; mais depuis qu’elle ne l’était plus, il ne pouvait se résoudre à obéir à des ordres dictés par les oppresseurs de sa patrie. Charmé de voir que la noblesse de ses sentiments avait passé dans tous les esprits, il lut un testament qu’il avait fait, par lequel il instituait héritiers de tous ses biens, qui étaient considérables, les femmes et les enfants des officiers et des soldats de cette brave garnison avec laquelle il était résolu de périr sous les débris de sa citadelle.

M. de Voltaire vient d’imprimer sa tragédie de Sémiramis, si longtemps attendue. Elle est pleine, comme tout ce que nous avons de ce grand écrivain, de noblesse, de hardiesse et d’harmonie ; il a osé y mettre du merveilleux, et l’opinion où nous sommes en France que la vraisemblance est essentielle au poëme dramatique a nui au succès de cette pièce.

La tragédie est précédée d’une dissertation sur la tragédie ancienne et moderne. C’est un des plus faibles morceaux de prose qui soient sortis de la plume de M. de Voltaire. Il n’est entré que dans des discussions légères, et il ne les a pas même traitées agréablement.

Les Grecs étaient dans l’usage de consacrer par des éloges publics et solennels la mémoire des citoyens qui étaient morts pour la défense de la patrie. M. de Voltaire voudrait introduire parmi nous cette si louable coutume. Pour en venir à bout, il a fait imprimer à la suite de sa tragédie un éloge funèbre des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741. Il y a dans cette déclamation plus de sentiment que je ne me souviens d’en avoir jamais trouvé dans aucun panégyrique. Voici comme il parle du chevalier de Belle-Isle : « Quoi ! nos livres, nos écoles, nos déclamations, répéteront sans cesse le nom d’un Cynégire qui, ayant perdu les bras en saisissant une barque persane, l’arrêtait encore vainement avec les dents ! Et nous nous bornerions à blâmer notre compatriote qui est mort ainsi en arrachant les palissades des retranchements ennemis au combat d’Exilles, quand il ne pouvait plus les saisir de ses mains blessées ! Le jeune de Brienne ayant eu le bras fracassé à ce combat d’Exilles, montait encore à l’escalade en disant : « Il m’en reste un autre pour mon roi et ma patrie. » Le marquis de Beauvau, blessé à mort et entouré de soldats qui se disputaient l’honneur de le porter, leur dit : » Mes amis, allez où vous êtes nécessaires, allez combattre et laissez-moi mourir. »

M. de Voltaire termine le recueil que j’ai l’honneur de vous annoncer par une dissertation sur les mensonges imprimés. On sent que la multitude de satires qu’on imprime tous les jours contre lui a donné naissance à cet écrit, qui est fort agréable. Vous y trouverez qu’un gazetier à la fin d’une guerre demanda une récompense à l’empereur Léopold, pour lui avoir entretenu sur le Rhin une armée complète de cinquante mille hommes pendant cinq ans. J’ai ouï conter, dit Voltaire, au chevalier Walpole qu’un de ces écrivains qui discourent en Angleterre plus qu’ailleurs du Parlement et sur les affaires d’État, n’ayant point encore pris de parti sur les différends, vint lui offrir sa plume pour écraser tous ses ennemis ; le ministre le remercia poliment de son zèle et n’accepta point ses services. « Vous trouverez donc bon, dit l’écrivain, que j’aille offrir mon secours à votre antagoniste M. de Pultney. » Il y alla aussitôt, et fut éconduit de même. Alors il se déclara contre l’un et l’autre. Il écrivait le lundi contre Walpole et le mercredi contre Pultney ; mais après avoir subsisté honorablement les premières semaines, il finit par demander l’aumône à leurs portes.

Nanine, comédie de M. de Voltaire dont j’ai eu l’honneur de vous parler autrefois et qui réussit médiocrement l’été dernier ou l’autre, ne réussit pas mieux à l’impression. C’est je crois, le plus faible des ouvrages de ce grand écrivain. Il y a mis une espèce de préface pour justifier le comique larmoyant ; on ne peut rien voir de plus faiblement écrit ni de plus mal rédigé que l’apologie de ce nouveau genre de comédie.

— Il paraît un roman intitulé le Masque[2]. En voici l’idée. Une inconnue écrit un billet au chevalier *** dont elle est devenue amoureuse. Ce chevalier est conduit mystérieusement dans un appartement qui annonce le magnifique et la galanterie de la personne qui l’habite. Elle ne se montre à son amant qu’en masque ; le chevalier en devient amoureux. Cet attachement était encore faible lorsque le jeune homme vit Émilie. La beauté de cette personne lui rendit bientôt odieux les emportements et les présents du masque. Cependant les rendez-vous continuaient, mais ils n’étaient ni vifs ni galants ; enfin, au moment que le chevalier s’y attendait le moins, l’inconnue lui déclare qu’elle est prête à se faire connaître le masque tombe et il laisse voir la charmante Émilie.

L’idée de ce roman m’a paru assez ingénieuse, et les incidents assez naturels. Les bienséances, qui sont communément si peu respectées dans les ouvrages de cette nature, le sont ici. Le style, qui fait le principal mérite de ces sortes de productions, manque toujours de force et assez souvent de correction et de noblesse.

Kanor[3] est un conte nouveau qui fait du bruit depuis trois ou quatre jours. Deux peuples voisins et amis, conduits par leurs souverains, font une pêche commune dans une rivière qui les sépare. Les pêcheurs d’une nation ne prennent que de grosses huîtres dans chacune desquelles il y a une petite perle ; les pêcheurs de l’autre nation trouvent de grosses perles dans de petites huîtres. La nation qui mange les grosses huîtres n’est bientôt qu’une nation de géants ; la nation qui a en partage les petites huîtres n’est plus qu’un composé de pygmées, jusqu’à ce qu’une heureuse révolution ramène les deux nations à leur premier état.

Ce fond n’a rien que de très-commun ; mais les détails de l’ouvrage sont très-agréables. On ne peut rien voir de plus plaisant que l’étonnement des deux cours où se fait d’abord la métamorphose, les moyens qu’on emploie pour donner aux peuples la taille des souverains, l’embarras des deux nations pour se procurer des habits et des meubles convenables à la situation où elles se trouvent, les amours de ces géants et de ces pygmées, et vous trouverez dans ce roman des réflexions fines sur les mœurs, des plaisanteries pleines de sel, une gaieté continuelle, un style vif et léger, quelques défauts de goût, et un assez grand nombre de fautes contre la langue. On attribue cet ouvrage à l’abbé de Voisenon, connu par diverses brochures toujours agréables et souvent burlesques.

— Le sort du Théâtre-Italien a été bizarre en France. Les comédiens de cette nation ont été souvent renvoyés de ce pays-ci, tantôt pour leurs satires, tantôt pour leurs grossièretés, et tantôt pour leur bêtise ; ils ont successivement indisposé, révolté et ennuyé le public. Le plus long séjour qu’ils aient fait parmi nous a été depuis 1667 jusqu’en 1697. M. Gérard vient de nous donner des extraits très-ennuyeux et désagréables des farces qu’on a jouées sur ce théâtre pendant trente ans. Il ne se trouve pas une seule idée riante, pas une anecdote curieuse, pas une saillie ingénieuse dans ce livre, qui a pour titre Table chronologique des pièces du Théâtre-Italien[4].

— Il n’est point de paradoxe, quelque étrange qu’on le suppose, auquel l’esprit ne puisse donner une couleur de vraisemblance. C’est ce qu’on peut voir dans le système nouvellement traduit du docteur Berkley[5]. Ce système, tout absurde qu’il est, trouve, dans un amas de sophismes plus séduisants les uns que les autres, de quoi confondre la raison la plus fière. L’ouvrage est divisé en trois dialogues, dans le premier desquels on s’applique à dépouiller la matière de toutes ses qualités sensibles ; dans le second à démontrer l’impossibilité de son existence ; dans le troisième à répondre aux difficultés que l’on forme contre ce système. L’auteur commence par ôter à la matière les qualités sensibles que le vulgaire lui attribue, tels que sont le froid, la chaleur, les odeurs, etc. Sa grande raison est fondée sur ce que toutes ces qualités sont des sensations agréables ou douloureuses, lesquelles ne peuvent se trouver dans une substance destituée de perception. Il passe ensuite aux qualités primitives dont les philosophes enrichissent les corps qui sont l’étendue, la figure, la solidité, etc. ; il prouve que ces dernières ne sont pas plus inhérentes à la matière que ne le sont les autres. « Si elles l’étaient, dit l’auteur, elles devraient être fixes et invariables comme la matière. Or, puisque ces choses varient selon la diversité des organes et selon le point de vue sous lequel on les aperçoit, c’est une preuve qu’elles sont dans nous et non dans la matière. La matière ainsi dépouillée de toutes ses qualités sensibles, que peut-elle être, sinon une substance chimérique ? » Si vous dites que la matière est le substratum, comme on parle dans l’école, le soutien des qualités sensibles, l’auteur vous demandera à quoi vous êtes redevable de la connaissance de cet être-là. Ce ne peut être par les sens, car ils n’aperçoivent immédiatement que les modes et les qualités. Ce ne peut donc être que par la voie de la réflexion et de la raison. L’auteur vous attaquera dans ce dernier retranchement avec beaucoup d’avantage, car il vous prouvera que ce substratum doit être répandu sous les qualités sensibles qu’il soutient, et par conséquent sous-entendu. Or, comment ce qui est différent de l’étendue peut-il en être le soutien ? Pour démontrer l’impossibilité de la matière, l’auteur fait revivre toutes les difficultés que les anciens sceptiques faisaient contre le mouvement, l’étendue, la divisibilité de la matière à l’infini ; mais quand même la matière serait possible, elle ne lui paraît nullement propre à entrer dans le plan de Dieu. Car, ou on la regarde comme la cause, ou comme l’instrument, ou comme l’occasion de nos différentes perceptions ; comme cause, elle ne peut produire nos idées, cela est évident ; elle ne le peut non plus en tant qu’instrument, Dieu n’en a pas sans doute besoin. D’ailleurs, puisque Dieu peut par lui-même, sans l’intervention des corps, exciter en nous différentes impressions, il est tout naturel de croire que Dieu n’a point créé un monde matériel ; la raison nous apprenant que Dieu, conformément aux vues de sa sagesse, agit toujours par les voies les plus simples. Elle n’est point aussi l’occasion dont Dieu se sert pour nous donner une certaine suite d’idées ; sa sagesse bien mieux que la matière peut ici le diriger.

La partie la plus estimable du livre en question, est celle où l’auteur lutte contre les difficultés qui naissent de son système. Plus hardi que le P. Malebranche, qui fut du moins arrêté par l’autorité de la révélation, il prétend le concilier avec elle et faire voir que c’est se conformer aux vues de Moïse que de considérer l’univers entier comme une vaste scène d’illusions. Le sophisme dans lequel s’enveloppe perpétuellement l’auteur, consiste en ce qu’il nie l’existence de la matière, parce qu’il n’en connaît ni la nature ni les propriétés, à peu près comme ces pyrrhoniens qui doutaient de tout parce qu’ils rencontraient partout des difficultés, comme si ne pas connaître le fond des choses était une raison pour en nier la réalité. On dit que l’abbé de Condillac, si connu par sa sagacité à manier ce qu’il y a de plus subtil et de plus délié dans la métaphysique, travaille à réfuter cet ouvrage. Quand son livre paraîtra, je vous en rendrai compte.

Au reste, l’ouvrage dont je viens de donner l’idée est fait avec beaucoup d’adresse. Un des interlocuteurs amène l’autre dans son sentiment à la manière de Socrate. Le fil des idées n’est jamais interrompu par ces écarts qu’on trouve trop souvent dans les livres anglais. Peut-être n’avons-nous pas de livre asbtrait plus clair que celui-là.

— Depuis que la ville de Paris a la direction de l’Opéra, ce spectacle a acquis un air de magnificence qu’il n’avait jamais eu. L’habitude où l’on est de tourner en plaisanterie tous les événements vient de donner naissance aux deux couplets de chanson que vous allez lire :

Monsieur le prévôt des marchands,
Ma foi, ne se rit plus des gens ;
Il sait embellir les coulisses
Et les habits de l’Opéra ;
Qu’il fasse guérir les actrices,
Et tout Paris le bénira.

Rien n’est mieux fait, assurément,
Que ce nouvel arrangement ;
C’était une chose incivile
Que l’Opéra, rempli d’appas,
Appartînt à toute la ville,
Et que la ville ne l’eût pas.

  1. Par de Bréquigny. Paris, 1750, 3 vol.  in-12. Nouvelle édition augmentée, 1752, 3 vol.  in-12.
  2. Paris, Duchesne, s. d. Par de Cléro, suivant une note de l’inspecteur de la librairie d’Hémery.
  3. Kanor, conte traduit du sauvage, par Mme ** (Marie-Antoinette Fagnan), Amsterdam, 1750, in-12.
  4. Table alphabétique et chronologique des pièces représentées sur l’ancien Théâtre-Italien, depuis son établissement jusqu’en 1697 qu’il a été fermé, avec des remarques sur ces pièces et une table alphabétique des auteurs qui ont travaillé pour ce théâtre. Par N. B. D. G. Paris, Prault, 1750 in-8. D’après le catalogue La Vallière-Nyon, ces initiales désigneraient un sieur du Gérard, et non Gérard.
  5. Dialogues entre Hylas et Philonous contre les sceptiques et les athées. Traduit de l’anglais par l’abbé Gua de Malves. Amsterdam (Paris), 1750, in-12.