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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/71

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 432-439).
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LXXI

15 juin 1750.

Histoire générale, civile, naturelle, politique et religieuse de tous les peuples du monde. 15 volumes in-12, par M. l’abbé Lambert. Ce titre fastueux se réduit à une histoire de chaque nation, tirée des dictionnaires, à une description de chaque pays, copiée des géographes, à des idées populaires et, par conséquent, fausses ou superficielles sur la religion, les mœurs, le commerce et la politique des États les plus célèbres et les moins connus. Le laborieux auteur a fait un ouvrage tel qu’on le devait attendre d’un homme sans style, sans goût, sans esprit, sans sagacité ; son travail peut être pourtant utile, au moins commode. Si vous consultez cette compilation, vous y trouverez, réuni par un homme qui a du bon sens, ce qui se trouve épars dans cent volumes. On ne peut pas dire que tout cela ait été mis dans un ordre bien merveilleux, mais j’imagine que c’est quelque chose qu’il n’y ait point de confusion. La préface, qui est un peu moins mauvaise que le reste, est de Deslandes.

— Tout Paris va voir la belle statue de l’Amour, que Bouchardon vient d’exécuter en marbre pour le roi, qui ne la verra qu’au retour de Compiègne. L’objet de ce grand sculpteur a été de représenter l’Amour qui, déjà vainqueur des dieux, entre autres de Mars et d’Hercule, s’est emparé de leurs armes et prétend changer la massue de ce dernier en un arc formidable qui ne trouve plus de cœurs à l’épreuve. Ce sujet paraît compliqué ; mais voici comment il a été simplifié par le génie de l’artiste.

La figure de l’Amour[1], qui n’est plus un enfant jouant dans les bras de sa mère, est de cinq pieds de proportion et, par conséquent, de la force et de l’âge qu’on donne à l’amant de Psyché ; avec l’épée de Mars qui est à ses pieds, entremêlée de copeaux, il a non-seulement dégrossi l’ouvrage, mais formé plus des deux tiers de son arc dont il commence à essayer le ressort et l’élasticité. Pour s’assurer d’un plein succès, il ne lui reste que le bout et le gros nœud de la massue à rabattre. Il était absolument nécessaire que cette dernière partie de l’opération ne fût pas achevée, pour ne laisser aucun doute ni sur la matière qu’il emploie ni sur l’usage qu’il en veut faire.

Vous concevez que pour commencer à faire plier un arc de cette grandeur et dont la partie inférieure est encore une masse informe, il faut employer bien de la force, et, comme c’est un dieu qui travaille, il est indispensable de lui conserver de la noblesse. Pour cela, il allonge la main gauche autant qu’il est possible à une figure debout, en force, et qui n’est par conséquent que médiocrement inclinée, et il appuie l’extrémité de ce même arc contre sa poitrine avec sa main droite pour la faire courber. Ce mouvement produit un balancement de figure des plus nobles et d’autant plus heureux qu’il ne paraît point recherché. Le soutien nécessaire au plus grand nombre de figures représentées debout et dont l’art est ordinairement très-mal caché se voit ici également heureux et bien trouvé. C’est un tronc de laurier qui repousse quelques branches chargées de feuilles et sur lequel la peau du lion de Némée paraît jetée au hasard. Elle groupe à merveille avec le casque et le bouclier de Mars, appuyés contre ce même tronc. Les plumes de ce casque, qui sont légères et flottantes, font un contraste admirable avec le poil rude et la crinière du lion. Enfin les ailes de l’Amour, qui sont grandes et fortes et d’un goût différent, ont exigé une autre sorte de travail. Il est si simple et si naturel, qu’on se plaît à jouir de ces différentes oppositions. Elles ne font aucun tort, quelque riches qu’elles puissent être, à la figure même, et ces accessoires ne sont qu’un bel épisode heureusement placé dans un beau poëme. Dans tout cela, je ne vois nul doute sur le genre de l’opération, sur la nature du travail, sur les motifs de l’entreprise, sur la manière dont elle est exécutée, et sur l’effet que l’on doit s’en promettre. Il nous reste à parler de la figure même.

L’Amour est nu, comme on le représente ordinairement ; l’air de tête est noble sans affectation ; le sourire est délicat sans le moindre soupçon de grimace, et la malignité de son regard n’est point chargée : elle annonce le plein succès de son opération et fait penser aux suites qu’elle doit avoir. Ses cheveux naturellement annelés, et noués à l’antique par un simple ruban, ont leurs masses distinctes et sont facilement travaillés. Le col est parfaitement uni à la tête et aux épaules ; le carquois est noblement placé sur le dos, et le cordon qui le tient suspendu ne cache ni n’interrompt le jeu d’aucune des parties qu’il couvre ; le reste du corps est parfait. Tous les connaisseurs conviennent que cet Amour est une des plus belles choses qui soient sorties des mains de nos artistes.

— Duflos, graveur médiocre, vient de publier deux estampes, dont l’une a pour titre le Bain, et l’autre la Fête italienne. Elles sont gravées d’après les tableaux de Pater, assez joli peintre et imitateur de Watteau, auquel il est très-supérieur.

— Nous aurons le mois prochain un ouvrage important intitulé Détails militaires. Le public est très-prévenu en faveur de l’auteur, M. de Chennevières, un des commis du ministre de la guerre.

— Vous savez sans doute que, dans la pièce nouvelle, Cléopâtre est piquée par un aspic de la façon de Vaucanson, et que cette tragédie a été réellement sifflée. Un plaisant a saisi ces deux circonstances pour en faire l’épigramme suivante :

Deux artistes nouveaux, Marmontel, Vaucanson,
DeFont l’honneur du siècle où nous sommes

Mais l’un ne fait siffler qu’un serpent de carton,
MaQuand l’autre fait siffler les hommes.

M. Pesselier vient de donner une Épître à un jeune auteur sur l’abus des talents[2]. Cet ouvrage, d’environ quatre cents vers, a un double objet : le premier, de faire détester l’impiété, la jalousie, la licence, la flatterie, la satire, qui dégradent la plupart de nos écrivains ; le second, de faire aimer les vertus opposées à ces vices. Le style de cette poésie est facile, mais sans couleur, et les idées sont vraies, mais communes.


épigramme contre l’abbé raynal.

Ne touchant plus nos cœurs, mais charmant nos oreilles,
Saint Paul dans vos sermons est coquet, séduisant :
Saint pGrâces à vos savantes veilles
Le style de l’histoire est devenu plaisant ;
Rendez, monsieur l’abbé, le Mercure amusant
Saint pEt vous aurez fait trois merveilles[3].

— Le 2 de ce mois, une actrice nouvelle a débuté au Théâtre-Français par le rôle de Célimène dans le Misanthrope, et par celui de la Pupille. Elle a joué passablement dans la première de ces deux pièces, et fort mal dans la dernière, qui demande beaucoup de naturel et de sentiment. Le dimanche suivant, elle a joué dans le Préjugé à la mode[4] le rôle de Constance, et l’amoureuse dans l’Esprit de contradiction[5]. Elle a mal rendu le rôle de la première pièce, qui est tendre et même pathétique. Celui de l’Esprit de contradiction est fin et enjoué ; elle s’en est assez bien acquittée.

Cette fille, nommée de Larche, et connue à Paris sous le nom d’Amélie, a été maîtresse du chevalier de Mouhy, et bien des gens prétendent que le duc d’Aumont l’a eue depuis. Elle n’a jamais paru sur aucun théâtre public, mais elle a joué dans des sociétés particulières. Je lui donnerais vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Elle n’est pas mal faite, mais elle est laide et maigre. Sa voix est faible et monotone. Elle a assez de finesse dans le jeu, mais point dans la physionomie, et son maintien est plus noble que gracieux. Les entrailles et le feu, qui sont les deux parties les plus essentielles d’un bon comédien, lui manquent totalement. Les connaisseurs sont contre elle, mais elle a quelques amis ardents qui lui font un assez grand nombre de partisans parmi les gens qui n’ont point d’avis à eux. La protection déclarée que le duc d’Aumont lui accorde ne permet presque pas de douter qu’elle ne soit reçue.

M. de Voltaire a fait dresser un théâtre chez lui, et il y fait jouer la comédie. L’ouverture s’en fit samedi dernier par une représentation de Mahomet. Les acteurs qui ont joué dans cette pièce se sont essayés quelque temps avec succès à l’hôtel de Tonnerre. On n’imagine pas aisément que des gens ramassés comme au hasard, et qui n’ont reçu aucun genre d’éducation, puissent plaire jusqu’à un certain point ; ils l’ont pourtant fait. Le principal acteur, nommé Le Kain, a montré un talent distingué. S’il avait une voix un peu plus favorable, il pourrait devenir très-bon. L’assemblée, qui était composée de ce qu’il y a de plus distingué à Paris pour l’esprit dans tous les états, fut enchantée.

Lundi, on changea de pièce et d’acteurs. Ce ne fut plus Mahomet, c’est Zulime qu’on joua. Cette tragédie, représentée avec peu de succès au Théâtre-Français en 1740, a été refaite. Elle n’est plus ni froide, ni faiblement écrite, comme on prétend qu’elle l’était originairement ; mais je trouve encore quelque embarras dans le sujet. Les nièces de M. de Voltaire et leurs amies jouèrent ce jour-là. Entre les hommes, c’est le marquis de Thibouville qui a le mieux réussi, et Mme Denis entre les femmes[6].

COUPLETS FAITS SUR CINQ PERSONNES
QUI ONT ÉTÉ À DIEPPE CES FÊTES DERNIÈRES DE LA PENTECOTE.

sur l’air : Charmante Zéphira,
ou sur celui des Folies d’Espagne ou autre.

Cinq voyageurs de Dieppe ont pris la route
Pour avaler la mer et les poissons,
Croyant qu’ici leurs amis en déroute
Seraient contraints d’avaler des goujons.

En arrivant, la nuit était profonde ;
L’on alluma quantité de flambeaux :
« Préparez tout, dit l’hôtesse à son monde,
Pour cinq messieurs, tout autant de chevaux. »

Le couvert mis, on sert sole et merluches :
« Le cidre est bon, messieurs, en voulez-vous ?
Vous êtes cinq ; c’est-à-dire cinq cruches
Qu’il vous faudra du cidre le plus doux. »

Le souper fait, dans des chambres peu nettes
Ils sont conduits par un valet lourdaud ;
Il avait fait pour tous quatre couchettes :
« Tu t’es trompé, nous sommes cinq, nigaud ! »

Bientôt après, dans le lit on s’élance,
Chacun s’endort, le jabot assez plein,
Et, pour voir tout, avec impatience
La compagnie attend le lendemain.

Le lendemain, tous ont des coqueluches,
L’air était froid ; on demande du feu ;
« Vous êtes cinq ; c’est-à-dire cinq bûches
Qu’il faut, pour vous, faire allumer dans peu. »

Bien réchauffés dans la barque on s’arrange
Pour voir du port tous les coins et recoins ;
Ils étaient cinq et, par un cas étrange,
On vit flotter sur la mer cinq marsouins.

À leur retour, grand appétit les presse :
« Que prendrons-nous avec des pois nouveaux ?
— Il vous faudra, répondit leur hôtesse,
Vous êtes cinq, autant de maquereaux. »

ÉPIGRAMME SUR LES TRAGÉDIES DE Caliste ET DE Cléopâtre.

Quand on a vu Caliste et Cléopâtre,
Ne doit-on pas croire que les auteurs
Sont devenus, dès lors, des souteneurs,
Puisqu’aux putains ils livrent le théâtre ?


AUTRE ÉPIGRAMME
DE PIRON

Sur la suppression des feuilles de Fréron et de l’abbé de La Porte dans lesquelles on critiquait les ouvrages nouveaux.[7].

Fréron n’est plus, ni La Porte, j’enrage !
Dit l’autre jour un sous-fermier joufflu ;
Sur leur visa, je parlais d’un ouvrage,
Et j’opinais comme ils avaient conclu ;
Mais à cette heure, à moins d’avoir tout lu,
Il faut plier sous le moindre adversaire ;
Et faute d’eux, lorsque l’ouvrage a plu,
Comme un benêt, l’admirer et me taire.

— On vient de réimprimer le Cousin de Mahomet[8], roman qui n’a d’autre mérite que d’être gai.

— Nous manquions d’un petit dictionnaire portatif où se trouvât l’explication des mots de sciences, d’arts, et autres qui ne sont pas d’un usage ordinaire. L’abbé Prévost vient de nous le donner, et nous l’a donné bon[9]. M. Cottereau, curé de village, vient de nous donner un recueil de mauvaises poésies[10]. Les Souhaits pour le roi[11], qui avaient été sifflés il y a cinq ans à la Comédie, et qui le méritaient, viennent d’être imprimés.

— Il paraît un ouvrage important sur la connaissance de la médecine des chevaux, par M. Bourgelat, chef de l’Académie de Lyon[12]. Je n’ai point lu ce livre, mais les connaisseurs en disent beaucoup de bien.

— Je suppose que vous aurez reçu une ordonnance du roi sur les maniements des armes de l’infanterie française et étrangère.

  1. Musée du Louvre, sculpture moderne, No 272. Il en existe une répétition dans le parc de Trianon.
  2. Paris, Prault, 1750, in-12.
  3. Raynal était depuis peu attaché au Mercure, auquel il collabora jusqu’en 1768.
  4. De La Chaussée.
  5. De Dufresny.
  6. Voir sur ces représentations intimes le t. III, p. 372 et suivantes, de Voltaire de M. G. Desnoiresterres.
  7. Les Lettres de la comtesse de ***, que rédigeait Fréron, avaient été supprimées en janvier 1746.
  8. Par Fromaget. La première édition est de 1742.
  9. Manuel lexique, ou Dictionnaire portatif des mots français dont la signification n’est pas familière à tout le monde, tiré de M. Th. Dyche. Paris, Didot, 1750-1755, 2 vol.  in-8.
  10. Paris, 1750, in-12. Publiées par les soins de Cottereau neveu.
  11. Par Dubois et Valois d’Orville. Représentés en 1745 et imprimés en 1750, in-12.
  12. Éléments d’hippiatrique, Lyon, 1750-1753, 3 vol.  in-8.