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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/72

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 439-446).
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22 juin 1750.

On a remis au théâtre de l’Opéra, mardi, 16 de ce mois, les Fêtes vénitiennes[1]. Les paroles de ce ballet, qui sont de Danchet, sont charmantes, et la musique, qui est de Campra, est pleine de génie. C’est un des trois ou quatre ouvrages de ce genre qui ont parmi nous le plus de célébrité. Mlle Fel, qui est incommodée, n’y a pas joué ; en revanche, Mlle Chevalier a chanté d’une voix pesante un rôle léger, Mlle Coupée un rôle vif d’une voix paresseuse, et Mlle Romainville a chanté faux un rôle qui exigeait surtout de la précision. Le rôle de Jélyotte n’est rien. Chassé a rendu le sien médiocre, et le public n’a été content que de La Tour, qui est sifflé ordinairement. Il a fait un rôle de maître à chanter, et, comme il est pantomime et qu’il a de la voix, il l’a fait admirablement. Nos deux meilleurs danseurs après Dupré, Lyonnais et Vestris, ont dansé chacun un moment à visage découvert : le premier faisait pitié, et le second excitait l’admiration, de nos femmes surtout, d’une manière trop marquée.

— Il a pris fantaisie à Mme du Bocage, auteur d’une imitation du Paradis perdu et de la tragédie des Amazones, de s’aller faire voir à Londres. Elle y a fait une démarche qui lui donne ici un ridicule dont elle ne reviendra jamais. Il s’est fait peut-être dix mille copies des deux lettres que j’ai l’honneur de vous envoyer.

À Londres, ce 11 mai 1750.
M. DE MIREPOIX À Mme LA PRÉSIDENTE DE RIEUX,
SA BELLE-MÈRE.

« Vous savez, ma chère maman, que je ne me mêle ni n’observe guère ces petits procédés qui se passent souventes fois entre vous autres mesdames, et que l’on nomme vulgairement tracasseries ; mais par la considération particulière que j’ai pour tout ce qui vous intéresse, je n’ai pas pu me dispenser de remarquer et de vous rendre compte de la façon dont il a plu à Mme du Bocage de répondre aux soins que Mme de Mirepoix et moi nous nous sommes donnés pour l’accueillir ici, selon vos intentions.

« Je vous ai mandé, ma chère maman, que dès le lendemain que nous eûmes su son arrivée à Londres, nous avions été les chercher chez eux, son mari et elle, qu’ils dînèrent le jour d’après chez moi, et que notre maison leur serait offerte pendant leur séjour en Angleterre ; tout cela a été exécuté comme j’ai eu l’honneur de vous le mander.

« Mme du Bocage désira d’être présentée au roi d’Angleterre, et Mme de Mirepoix s’offrit de la mener à la cour. Suivant les usages de cette cour, le roi ne reçoit les dames que certains jours de la semaine, et il n’en restait que deux avant le départ de ce prince royal.

« Sur ces entrefaites, Mme de Mirepoix se trouva fort enrhumée et si furieusement indisposée, qu’elle fut plusieurs jours hors d’état de sortir de chez elle. Dans la nécessité de ces circonstances, elle fit dire à Mme du Bocage qu’elle avait prié milady Albemarle, son amie, de se charger du soin de la présentation. Ce choix ne pouvait être plus honnête pour Mme du Bocage, tant parce que milady Albemarle est femme de l’ambassadeur d’Angleterre en France que par le rang qu’elle tient dans ce pays-ci et par la considération personnelle qu’elle a à cette cour.

« Par la popularité que le roi d’Angleterre veut bien affecter à l’égard de tous ceux et celles de ses sujets, il est dans l’usage de saluer indistinctement toutes les dames qui lui sont présentées ; mais il lui a plu d’observer plus de distinctions avec celles qui lui sont étrangères. Le matin du jour que se devait faire la présentation de Mme du Bocage, le duc de Richmond vient chez milady Albemarle de la part du roi d’Angleterre lui dire que la susdite dame ne serait point saluée.

« Comme, relativement aux usages, le refus du salut aurait été une espèce de dégoût, non-seulement pour la personne présentée, mais encore pour celle qui la présentait, milady prit le parti d’avertir Mme du Bocage, et lui fit dire qu’elle se trouvait si incommodée ce jour-là qu’elle ne pouvait la mener à la cour. Comme le roi d’Angleterre partait quelque temps après, il ne fut plus question de la présentation de Mme du Bocage. Naturellement, la susdite dame n’ayant point été présentée au roi d’Angleterre, ne pouvait l’être au prince de Galles, mais ce prince ayant témoigné sur sa réputation quelque curiosité de la connaître, Mme de Mirepoix, qui se portait mieux, se chargea de la lui présenter. Ce prince, comme son père, ne voit du monde que certains jours de la semaine. En attendant un de ces jours, il prit à ce prince fantaisie d’aller déjeuner chez la femme d’un homme qui lui est attaché, et qui se trouve de la connaissance de Mme du Bocage, à qui il fit dire de s’y trouver, et Mme de Mirepoix fut aussi invitée d’être de la partie.

« Dans toutes les cours, il y a des sortes de circonspections à observer, et plus à celle-ci qu’aux autres par les divisions qui règnent dans la famille royale. Relativement à ces considérations, Mme de Mirepoix dut éviter la partie particulière proposée par le prince de Galles, et s’en excusa sur le prétexte d’une migraine. Le lendemain de ce déjeuner devait se faire la présentation de Mme du Bocage. La dame chez qui il s’était fait fit dire à Mme de Mirepoix que, comme elle se trouvait incommodée, si elle agréait qu’elle présentât le lendemain la susdite dame, à quoi Mme de Mirepoix acquiesca.

« Devant ou après sa présentation, il plut à Mme du Bocage d’écrire à Mme de Mirepoix la lettre dont je joins ici la copie. Jugez, ma chère maman, si par ses procédés Mme de Mirepoix devait s’y attendre, et si de plus elle ou moi eussions pu croire qu’aucune circonstance, quelle qu’elle pût être, eût mis Mme du Bocage en droit de lui en faire de pareilles.

« Vous croyez bien, ma chère maman, que la lettre est demeurée sans réponse et traitée avec le mépris dû à de pareilles incartades. Mais Mme de Mirepoix serait au désespoir de laisser le moindre doute sur ses attentions pour tout ce qui peut vous intéresser, et c’est par cette raison qu’elle m’a engagé de vous instruire de tout ce qui s’est passé entre Mme du Bocage et elle. Elle m’a chargé de mille compliments pour vous et de vous témoigner combien elle est fâchée qu’il ait passé par la tête de Mme du Bocage de se mettre hors d’état de traiter avec elle, selon vos intentions.

« Voici la lettre de cette dame :

« Je sens fort la différence qui est entre vous et moi, madame, mais la sincérité est de tout état, et quand j’aurais eu tort, par le conseil des dames anglaises, de vous parler de me présenter au roi, il me semble qu’au lieu d’allonger le temps et d’en charger milady Albemarle, ensuite de lui mander le contraire, vous deviez me dire ou écrire les véritables raisons qui vous en empêchaient ; elles ne m’auraient jamais fâchée, quand elles n’auraient été que sur les rangs et l’étiquette, ne me donnant que pour ce que je suis : mais à présent que le prince en est instruit, qu’il me trouve bonne pour lui faire ma cour et qu’il veut bien même le désirer, l’éloignement que vous avez marqué pour vous y prêter m’est extrêmement offensant, parce qu’aux yeux des étrangers il ne peut plus tomber que sur ma personne. Je ne sais qui vous a donné de si mauvais mémoires, mais comme je ne suis point du tout inconnue j’ose vous assurer que, quand vous serez mieux instruite de ma façon de penser, vous serez fâchée de m’avoir traitée avec aussi peu de ménagement et qu’on sera surpris, à Paris comme ici, quand je dirai que vous êtes la personne dans Londres qui ne m’ait pas donné des marques d’attention. Comme vous n’avez point jugé que j’en méritasse et que je fusse propre à paraître en public avec vous, je ne le suis point non plus pour aller chez vous. Ainsi vous ne serez point étonnée, madame, que je n’aie plus l’honneur de vous faire ma cour.

« Quelle opinion prendra-t-on ici des dames françaises, n’y en ayant que deux, de voir si peu d’union entre elles ? Si vous ne régliez votre estime que sur le degré de noblesse, il serait peu flatteur de la fixer, mais je ne puis avoir cette opinion d’une personne aussi éclairée que vous ; ainsi je reste dans la surprise de votre procédé avec le respect qui vous est dû, madame, votre, etc.

« P. S. Je sais que cette lettre est inutile, madame, mais ayant plus de sincérité que vous ne m’en avez montré, je n’ai pas voulu vous laisser ignorer mes sentiments. »

— On a donné au Théâtre-Italien, le 14 de ce mois, une pièce française en un acte, à scènes épisodiques et en vers libres, qui a pour titre le Sommeil de Thalie.

Cette déesse, fatiguée des mauvaises pièces qu’on représente, s’endort et prend la résolution de ne se réveiller qu’au retour du bon goût. Elle charge Momus de donner pour elle audience aux mortels et d’instruire les auteurs et le public, les premiers sur leurs productions, le public sur ce qu’il doit approuver ou proscrire.

Momus ouvre la scène avec la Raillerie ; ils font ensemble assaut de satire sur les ouvrages, les modes et les propos du temps. Une femme raisonnable et du bon ton vient ensuite trouver Momus et se plaint de ce qu’on ne parle plus que par épigrammes, et de ce qu’on néglige le sentiment. Il y a de l’esprit et de jolis vers dans cette scène, que Mlle Silvia rend fort bien. Survient un fat libertin qui n’est instruit que des anecdotes de l’Opéra. Il sait les intrigues pour les rôles, les cabales des compositeurs de musique et des danseurs. Cette scène est longue et froide. Il y a quelques traits contre les spectateurs assidus de l’Opéra, comme s’il y avait du ridicule à fréquenter les lieux où l’on s’amuse.

Cet étourdi fait place à un autre qui vient consulter Momus. Cette scène est vivement écrite. Momus y compare les comédies modernes à une femme étique et fardée qui vient aux spectacles et aux promenades étaler de belles robes et beaucoup de pierreries qui commencent par éblouir. « On est bien surpris, ajoute-t-il, de ne trouver qu’un spectacle ridiculement déguisé. » De là, il passe à l’application. Point de fond, nulle vraisemblance dans les pièces, mais du clinquant, des situations usées, et quelques maximes retournées dans lesquelles on aperçoit les efforts des auteurs pour montrer de l’esprit.

La scène suivante entre Momus et un libraire étranger ne vaut rien, mais celle d’une jeune et jolie fille qui vient demander des conseils sur les moyens de plaire et sur la conduite qu’elle doit tenir avec ses adorateurs a fait beaucoup de plaisir. Momus, après lui avoir dit des choses également ingénieuses et raisonnables, l’avertit d’éviter particulièrement les minauderies. Elles n’embellissent point et refroidissent l’amant. Vous êtes aimable, continue-t-il, ne soyez donc que vous-même.


DesEt l’ingénuité
DesEst la coquetterie
Des premiers jours de la beauté.


La pièce finit par une scène entre Momus, Arlequin et une danseuse. Tout ce que dit Arlequin pour réveiller Thalie ne réussissant pas, la danseuse imagine une pantomime pour le dénoûment, et Thalie est en effet réveillée. C’est pour cette raison que la pièce fut affichée hier le Réveil de Thalie.

Cette petite comédie, donnée sous le nom de M. de Marcouville et à laquelle on croit que l’abbé de Voisenon a beaucoup de part[2], est pleine de traits saillants, d’obscurités et de choses déplacées. Elle a été suivie du plus joli ballet qu’ait jamais fait de Dehesse ; il est intitulé les Bûcherons.

Les comédiens italiens avaient joué quelques jours auparavant une petite pièce en prose intitulée la Feinte supposée. Elle est froide, sans intrigue et mal écrite.

La Découverte de l’île Frivole[3] est, je crois, une plaisanterie de l’abbé Coyer, qui nous a donné l’Année merveilleuse et quelques autres badinages qui ont moins réussi. Il suppose dans sa nouvelle brochure que l’amiral Anson a découvert cette île dans ses voyages, et qu’il a trouvé des mœurs assez singulières. On peint les mœurs, qui se trouvent être précisément les mœurs françaises. Il règne assez de gaieté dans cette satire, mais l’auteur ne voit que les ridicules que tout le monde voit, et il ne les rend que comme tout le monde. Avec plus de réflexion on pourrait mieux voir, et avec plus d’esprit on pourrait mieux rendre.

— J’ai vu deux ou trois exemplaires de deux brochures qui paraissent de très-bonnes mains, et qui feront sûrement beaucoup de bruit si elles se répandent. La première est intitulée la Voix du peuple et du sage. L’objet de ce morceau est de faire voir de quelle importance il est de réduire le clergé au même pied que tous les autres sujets, et de diminuer le nombre des moines. On dit sur cela tout ce qu’il y a de plus sensé à dire, et on le dit d’une manière charmante. La seconde brochure est intitulée Remerciement sincère à un homme sage[4]. C’est la défense de la loi naturelle contre les invectives des gazetiers ecclésiastiques. L’ironie est très-vive et très-bien soutenue depuis le commencement de la brochure jusqu’à la fin. Cependant cette dernière brochure est fort inférieure à la première.

— Je viens de recevoir un Parallèle des quatre Électres de Sophocle, d’Euripide, de M. de Crébillon et de M. de Voltaire[5]. Il y a beaucoup de connaissance du théâtre, du cœur humain et de la langue dans cette brochure. Elle est d’un M. Gaillard, jeune avocat.

M. de Voltaire a fait représenter chez lui Rome sauvée. L’assemblée, qui était composée de ce qu’il y a de plus éclairé dans le royaume, a reçu avec transport cet important ouvrage. La conduite en a été trouvée très-sage, les caractères admirables et le style au-dessus de tout ; il n’y a que le personnage d’Aurélie qui a paru faible.

— On vient de jouer Cénie, comédie de Mme de Graffigny. Elle a réussi par le style et les sentiments, malgré les défauts qu’on y a aperçus. Sitôt que je l’aurai revue, j’aurai l’honneur de vous en rendre compte.

Cléon, rhéteur cyrénéen, ou Apologie d’une partie de l’histoire naturelle[6]. C’est une brochure remplie d’ordures, d’esprit, de mauvais goût et d’obscurités. Elle me paraît réussir.

Mémoire concernant l’utilité des états provinciaux[7]. Le danger que courent quelques-unes de nos provinces de perdre le privilège qu’elles ont conservé jusqu’ici de se gouverner par des états a donné occasion à l’écrit que j’ai l’honneur de vous annoncer. L’auteur n’examine pas si le prince a le droit ou ne l’a pas de changer la forme du gouvernement des provinces ; il se borne à faire sentir les inconvénients du despotisme.

  1. Représentées pour la première fois le 17 juin 1710, et plusieurs fois reprises.
  2. Elle figure au tome Ier des Œuvres de l’abbé, 1781, 5 vol.  in-8.
  3. Réimprimé dans les Bagatelles morales de cet auteur, 1754, in-12.
  4. Ces deux brochures de Voltaire parurent presque en même temps. La première : la Voix du sage et du peuple (Ansterdam (sic) chez Le Sincère, 1750, in-12, fut condamnée en cour de Rome le 22 janvier 1751 ; la seconde : Remerciement sincère à un homme charitable (Ansterdam (sic), chez Le Vray, 10 mai 1750, in-12), est une défense de l’Esprit des lois contre les gazetiers des Nouvelles ecclésiastiques.
  5. La Haye, Néaulme, 1750, in-12.
  6. (Par Thorel de Champigneulles.) Amsterdam, 1750, in-12. On devine quelle est l’anagramme du premier mot du titre. M. Ch. Monselet, qui a cité quelques lignes de ce livre (Galanteries du xviiie siècle, p. 131), reconnaît qu’on ne peut aller plus loin en fait de mauvais goût.
  7. Mémoire concernant l’utilité des états provinciaux relativement à l’autorité royale, aux finances, au bonheur et à l’avantage des peuples. À Rome, apud