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Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/75

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 456-461).
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10 août 1750.

Le lundi 27 du mois de juillet dernier, les Comédiens français donnèrent la première représentation d’une comédie en trois actes et en vers, de M. Bret, intitulée la Double Extravagance. En voici l’idée :

Deux amants, le père et le fils, veulent épouser la même personne. Le père, à qui l’on insinue que sa maîtresse déteste les vieillards, s’habille en jeune homme pour lui plaire. Le fils, convaincu que sa jeunesse lui nuira dans l’esprit du père de sa maîtresse, se met en vieillard. Quand, après plusieurs incidents, on vient à les reconnaître, le fils est préféré comme le moins fou, et le père consent, en galant homme, à un mariage qu’il ne peut empêcher. Le premier et le troisième acte de cette pièce sont regardés assez universellement comme mauvais. Le second a réussi par des plaisanteries assez mauvaises en elles-mêmes, mais qui réussissent toujours, contre les médecins. Les amis de l’auteur soutiennent que son comique est dans le goût de celui de Molière ; les indifférents trouvent que c’est du comique bas. On s’accorde assez à trouver la pièce mal écrite et sans esprit. La double extravagance de la pièce consiste, disait hier un plaisant, dans l’auteur de l’avoir faite et dans les acteurs de l’avoir jouée.

— Crébillon fils, le plus voluptueux de nos écrivains, se retire à Sens avec Mlle Stafford, qu’il épousa il y a deux ou trois ans. On ne doute pas qu’il ait imaginé cette retraite pour se débarrasser honnêtement de sa femme. On croit que cette transmigration une fois faite, le charmant auteur de Tanza reviendra prendre à Paris le train qu’il y a toujours mené.

Histoire de la princesse Jaïren, reine du Mexique, traduite de l’espagnol, deux parties[1].

C’est un roman qui ne paraît que depuis deux ou trois jours, et dont voici à peu près l’idée :

Thekela, roi de Taoula, envoie demander en mariage la princesse Jaïren, fille unique de Fardedondac, roi de Tzécuzo. Il a tant de vices et il met tant de hauteur dans ses poursuites qu’il est refusé. Pour se venger de cet affront, il porte la guerre dans le Tzécuzo dont, à force de trahison, il vient à bout de vaincre et de faire périr le roi. La princesse, pour éviter le sort qui la menaçait, se retira à la cour de Mexique où elle fut très-bien accueillie par Izcoalt qui y régnait, et où, par sa beauté et par ses vertus, elle inspira une forte passion à Tobilos, fils aîné du monarque. On était occupé aux préparatifs nécessaires pour la rétablir dans ses États, lorsqu’elle fut enlevée par douze Técubains qui la menèrent à Thekela. Ce prince lui laissa le choix entre le trône et l’esclavage, et la princesse le flatta que peut-être elle pourrait devenir un jour sensible. Par cette adresse, elle donna le temps aux Mexicains d’arriver, de combattre son tyran et de le vaincre ; il périt de la main même de Tobilos. Cet aimable prince conduit en triomphe à Tzécuzo sa chère Jaïren ; elle fut reçue par ses sujets en reine, et de là elle se rendit à la cour du Mexique où le vieux roi abdiqua la couronne pour la placer sur la tête de son fils qui épousa Jaïren. Leur bonheur fut troublé par Zéide, reine de Tacuba, sœur de l’infortuné Thekela, qui les avait suivis et qui nourrissait une forte passion pour Tobilos, lequel l’estimait, mais ne l’aimait pas. Cependant Askar, frère de Tobilos, brûlait d’un feu très-violent pour Zéide. L’insensibilité de cette princesse lui fit croire qu’il avait un rival, et, à force de recherches, il s’assura qu’elle soupirait pour Tobilos. Cette découverte le détermina à former secrètement une ligue avec tous les rois voisins pour perdre son frère, dont la puissance et la réputation leur faisaient ombrage. Quoique Tobilos eût été surpris, il ne laissa pas de songer à se défendre. Il forma deux corps d’armée ; avec l’un il alla combattre une armée ennemie ; et il laissa l’autre à Askar, dont il ignorait la trahison, pour couvrir la capitale. Tobilos fut vainqueur, mais Askar arrêta les courriers qui venaient annoncer les succès du roi, et il répandit que ce prince avait été vaincu et tué. Ce stratagème ne lui servit de rien ; Zéide refusa toujours de l’écouter, et elle se poignarda avec la reine Jaïren. Askar, furieux, se mit déguisé à la tête des troupes ennemies, et alla combattre Tobilos qui revenait triomphant à sa capitale. Il en reçut le châtiment dû à ses crimes ; il fut tué, et les troupes pour lesquelles il combattait dissipées. Après ce nouveau succès, Tobilos se hâte de rejoindre la reine, son épouse, et Zéide ; il les trouve poignardées, et, à leur imitation, il se poignarde aussi.

La marche de ce roman est ce que j’y ai trouvé de plus passable. Le style en est maussade et manque de correction.

De la manière de négocier avec les souverains, par M. de Callières, 2 volumes in-12.

Il y a environ trente ans que cet ouvrage parut pour la première fois. On vient de le refondre et d’y mêler des faits qui lui donnent de l’agrément. Quoique le style de cet ouvrage soit extrêmement faible et sans ornement, il est supportable parce qu’il est clair et naturel. L’auteur ne pense pas profondément, mais il a du sens. Je crois que les négociateurs n’y apprendront pas grand’chose ; mais le commun des honnêtes gens prendra quelques idées assez justes du manège ordinaire des cours et de beaucoup d’usages.

Les Petites Nouvelles parisiennes[2]. C’est un recueil d’histoires joliment imprimées qui réussit beaucoup. Le public ne s’est pas aperçu que la plupart sont tirées du Sylphe aérien, ouvrage que l’équivoque du titre a fait attribuer à Crébillon. Il a fait effectivement un Sylphe, mais c’est le Sylphe tout court. Le Sylphe aérien n’est que médiocre, ainsi les Petites Nouvelles parisiennes ne sauraient être excellentes.

Amusements d’un prisonnier, deux parties[3]. C’est un militaire, détenu dans une prison pour une affaire d’honneur, qui conte ses aventures galantes. Le fond de ce roman est usé et la forme n’en est pas agréable ; c’est un de ces petits riens dont, quand on a un peu de goût, on s’amuse un jour, mais dont on ne se souvient pas le lendemain.

La Force de l’éducation, deux volumes[4]. C’est un roman qui réussit beaucoup, et dont voici l’idée :

Le comte de Saint-Eugène avait été envoyé secrètement en Angleterre par le cardinal Mazarin. Le rôle qu’il devait y jouer l’obligea de changer de nom. Il prit celui de baron de Cromstad. Sous ce déguisement, il devint amoureux de miss Naugton, fille d’un des plus riches négociants d’Angleterre. Elle portait déjà le fruit de leur tendresse, lorsque le comte, qui l’ignorait, repassa en France, après avoir heureusement exécuté sa commission. Le cardinal lui fit bientôt après épouser Mlle de Villemard, dont il eut une fille qu’on nomma Adélaïde. Elle fut confiée à une nourrice nommée Soclet, qui avait une fille âgée de deux mois. Miss Naugton avait mis au monde le fruit de ses amours, qu’elle appela du prétendu nom du père, le baron de Cromstad. Après lui avoir donné une excellente éducation, elle l’envoya à l’une des cours de l’Europe où elle espérait que Cromstad pourrait trouver le baron de Saint-Eugène, à qui elle avait écrit plusieurs fois inutilement. Le hasard conduisit précisément le jeune baron au comte, qui était ambassadeur dans cette cour. Sur sa physionomie noble et agréable, le comte lui fit quelques questions. Ses réponses lui firent connaître son fils. Il s’assura de la vérité, qu’il laissa ignorer au baron, le retint auprès de lui en qualité de page, et l’emmena ensuite avec lui en France. À peine Cromstad et Adélaïde se virent, qu’ils eurent l’un pour l’autre une tendre amitié. Elle fut troublée par Angélique, la sœur de lait d’Adélaïde, que cette jeune personne avait prise auprès d’elle et dont la fausseté et l’artifice formaient le caractère. Le marquis d’Anglure, qui recherchait Adélaïde en mariage du consentement de leurs pères réciproques, fut averti par Angélique de l’attachement de Cromstad pour Adélaïde et de leurs entretiens secrets, auxquels elle donna le plus mauvais tour. Sur ces entrefaites, Cromstad partit pour se rendre à l’armée du maréchal de Créquy. Le marquis d’Anglure l’y suivit bientôt, après avoir fait part au comte de Saint-Eugène de ses ingénieuses conjectures. Il en fut charmé, et en écrivit au baron lui-même, qui se justifia ; mais Cromstad et le marquis d’Anglure avaient trop à se plaindre l’un de l’autre pour ne pas se battre. Cromstad blessa le marquis.

Il usa si généreusement de sa victoire qu’il se le réconcilia. Ce combat vint à la connaissance du comte et de la comtesse de Saint-Eugène. Cette triste nouvelle aigrit leurs soupçons. Le comte, pour arrêter un attachement si funeste, apprend à Adélaïde la naissance de Cromstad et lui recommande le secret. Cette aimable fille, autorisée par les liens du sang, donne de nouvelles marques de son amitié à Cromstad, après son retour de la campagne où il s’était distingué. Le marquis d’Anglure en est instruit à son arrivée. Sa jalousie augmente. La comtesse était tous les jours dans de nouvelles alarmes sur sa fille. M. de Saint-Eugène la rassura enfin par l’aveu qu’il lui fit de tout le mystère de son amour. Elle en aima davantage Cromstad, et l’on travailla à marier Adélaïde avec le marquis d’Anglure, et Cromstad avec Angélique. L’éducation qu’elle avait prise au couvent où on l’avait mise l’avait rendue digne des attentions du comte et de la comtesse qui, en considération de ce mariage, lui faisaient des dons considérables.

Les choses étaient dans cet état lorsque la scène change tout à coup. La nourrice d’Adélaïde, pressée par ses remords, fait déclarer au comte de Saint-Eugène qu’il est père d’Angélique, et qu’Adélaïde qu’elle a supposée à la place d’Angélique, pour les raisons qu’on lui expose, est la fille de la Soclet. Quel changement pour le comte et la comtesse de Saint-Eugène, pour Adélaïde, Angélique, le marquis d’Anglure et Cromstad ! Mais le marquis d’Anglure qui, dans son établissement, ne cherchait que celui de sa personne, épouse Mlle de Saint-Eugène, et Cromstad s’unit avec la nouvelle Angélique, l’objet de ses tendres vœux.

Cet ouvrage est écrit faiblement, mais naturellement. J’y ai trouvé assez de philosophie et beaucoup d’intérêt. Il n’y a pas ce qui s’appelle un trait d’esprit, une expression ingénieuse ; il y a mieux que cela, il y a du sentiment. J’ai été blessé du caractère qu’on donne au marquis d’Anglure. L’auteur en fait un petit-maître hypocrite, et cependant un honnête homme ; on a bien de la peine à concilier tout cela. Le chevalier de Mouhy a fait imprimer cet ouvrage, il avoue qu’il n’en est pas l’auteur, et on ne l’en a pas soupçonné. Il se répand que c’est l’ouvrage d’un homme en place ; je ne sais ce qui en est.

  1. (Composée par l’abbé Cl.-F. Lambert.) La Haye, 1750, 2 parties petit in-8.
  2. (Par L.-F. Delatour, imprimeur et littérateur.) Paris, Delatour, 1750, in-18. Tiré à petit nombre pour présents. Le Sylphe aérien est resté inconnu aux bibliographes.
  3. Paris, 1750, 2 vol.  in-12.
  4. Par l’abbé Aunillon.