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Coup d’œil sur les patois vosgiens/07

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VII

La langue française s’est formée des débris des trois idiomes parlés successivement, simultanément même, par les Gaulois, les Romains et les Germains. Mais la transition a été longue et pénible. Après l’extinction des langues-mères et avant l’apparition de la nôtre, il y a eu des dialectes vulgaires, locaux, incertains et changeants, informes sans doute, qui furent comme le premier martellement de la fabrication d’une langue qui aujourd’hui, par sa clarté et par le caractère du peuple qui la parle, tend à l’universalité. La seconde officine, si je puis m’exprimer ainsi, c’est cette langue naïve et énergique de nos charmants trouvères et de nos gais conteurs. Nos patois modernes en sont encore un écho lointain, mais bien net et intelligible, parce qu’ils en sont les contemporains.

Après avoir montré les sources étymologiques de l’idiome rustique des Vosges, nous devrions sans doute, les comparer dès maintenant à la langue du moyen-âge qui a laissé de graves monuments dans les lettres. Mais d’abord nous n’avons pas tout dit sur la formation du vocabu­laire de notre patois, et d’un autre côté il nous semble important d’en donner au plus tôt les caractères lexicographiques (c’est-à-dire la pro­nonciation, les lois de la composition et des transformations qu’il subit en s’éloignant de son origine), afin de mieux faire saisir les rap­ports qu’il a avec les différents idiomes auxquels nous pourrons les comparer plus tard.

Le paysan, ou l’ouvrier, tout illettré qu’il est, sait, comme l’homme primitif et comme nous le voyons dans l’enfant même, créer les mots qui manquent à l’expression de sa pensée ; il les puise dans la nature et dans ses propres senti­ments ; il a ses onomatopées et ses métaphores ; il construit enfin de nouveaux termes à l’aide d’éléments usuels, et ses mots sont toujours en rapport avec ses idées.

Parmi les onomatopées[1] de notre patois, la plus belle et la plus touchante que nous connais­sions est celle du mot paurome, forme rustique de pauvre homme. Paurome signifie grenouille, et ce n’est certainement que dans les campagnes qu’il a pu être créé. Écoutez, un soir d’été, ce concert étrange qui, formé de deux syllabes seu­lement, s’élève des plaines, des ruisseaux et des marais : Paurome ! Paurome ! Comment se fait-il que le Vosgien ait ainsi interprété ce coassement qui ressemble à une plainte ? Le premier qui crut entendre une expression de sympathie dans le gosier peu musical de la grenouille, ne serait-ce pas, à la fin d’une journée de sueur et de fatigue,

Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée, (Paurome !)

qui dans la peinture que nous en fait le bon La Fontaine, si sympathique aux opprimés,

Sous le faix du fagot aussi bien que des ans, (Paurome !)
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants (Paurome !)
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée. (Paurome !)

Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ? (Paurome !)
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? (Paurome !)
Point de pain quelquefois et jamais de repos ; (Paurome !)
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts, (Paurome !)
Le créancier et la corvée (Paurome ! Paurome !)
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.

Toutes ces tristes pensées qu’il ruminait en silence, ne lui paraissaient-elles pas trouver un écho, un accompagnement dans le cri d’un reptile, tremblant et foulé comme lui, cri dont l’insistance importune devait aussi parfois lui sembler une ironie ? Et quand, pour le faire taire, il était obligé de passer une partie de la nuit à battre l’étang ou les fossés de l’habitation de son seigneur, n’avait-il pas encore, dans ce surcroît de misère, un motif de plus de trouver, pour l’ennemie de son repos, le vocable le plus expressif tiré du fond de son être ?[2]

Comme le français, le patois se sert d’éléments usuels pour en composer des termes nouveaux et nécessaires. Il dira in élaide un effort, (littéralement un à l’aide), comme nous disons alentour pour à l’entour, alarme pour à l’arme. L’eau-de-vie, qu’au moyen-âge on appelait eau-de-feu, se nomme breulâ de breulé, brûler. L’homme qui fait la besogne ordinairement réservée aux femmes sera désigné par le nom de fommeré, de fomme, femme, tout comme nous disons femmelette d’un homme sans vigueur. De kiair, clair, le patois fera kiairi, gai : Maindgè et s’bôouè, et s’vo féyè to kiairi ; mangez et buvez et soyez de bonne humeur (Ban-de-la-Roche).

S’il accepte des termes tout faits, il arrive quelquefois qu’il les dénature, en y introduisant un rapport nouveau que dans son ignorance, en vertu d’une loi naturelle de l’intelligence, il est obligé d’y rattacher, pour qu’ils offrent un sens à son esprit et portent pour ainsi dire avec eux leur cachet. Ainsi aumôme, expression abstraite tirée du grec qui ne le reconnaîtrait guère, est devenu dans notre langue rustique une aumonde, une amonde, comme si le premier qui le répéta avait voulu exprimer, par un mot sans doute mal saisi par l’oreille et sans signification d’ailleurs par lui-même, toute la formule de la charité (donner au monde.)

Dans la transformation des mots dont il subit l’invasion, il y met parfois de la malice, comme tout-à-l’heure nous l’y avons vu mettre un grand sentiment. Nous avons entendu dire comme en Picardie, le persécuteux pour le percepteur.

S’il s’avise de vouloir parler français, il donne lieu a des mésentendus, à des méprises, à des confusions singulières. Oberlin en relève quelques-unes : inviter les frais pour éviter ; allumer quelqu’un pour éclairer ; notre infection pour affection ; corrompre[3] pour convaincre. Un mot qui serait charmant aujourdhui, c’est brutalité pour pluralité. « Il a été élu à la brutalité des voix. » La citation est d’Oberlin.

  1. On appelle onomatopée la figure qui consiste à former un mot par l’imitation du bruit, du son, du cri que fait entendre l’objet qu’on veut désigner : croâ, corbeau, d’ croasser ; cricri, grillon, etc.
  2. Paurome n’est pas le seul mot qui désigne une grenouille dans notre patois vosgien. On dit encore raine (du latin rana), savate, la grenouille verte des prés, je crois, et crochotte. Ce dernier me semble être une onomatopée. Un orateur girondin ou du marais plutôt, était venu, en 93, pérorer devant le club montagnard d’Épinal. Son langage souleva l’auditoire, et les cris à bas la crochotte ! … mirent en fuite le malencontreux missionnaire de la réaction du moment.
  3. Ainsi on disait autrefois, on dit peut-être encore au Ban-de-la-Roche : les ministres ont corrompu les députés.