Cours d’agriculture (Rozier)/FRUITIER, FRUITERIE

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Hôtel Serpente (Tome cinquièmep. 190-193).


FRUITIER, FRUITERIE. Lieu où l’on garde & où l’on conserve les fruits. La meilleure cave est le meilleur fruitier. Cette assertion doit paroître paradoxale à bien des gens ; il s’agit de s’entendre. La meilleure cave (voy. ce mot) est celle qui est sèche, assez profonde en terre pour que la chaleur de son atmosphère s’y soutienne d’une manière invariable, pendant l’été comme pendant l’hiver, entre le dixième & le onzième degré au dessous de zéro du thermomètre de M. de Réaumur, qui correspond au quarante-huitième ou quarante-neuvième de celui de Farenheit ; il faut encore que le mercure dans le tube du baromètre, (Voyez ce mot) y éprouve très-peu de variation. J’ai déjà dit plusieurs fois, dans le cours de cet Ouvrage, que les perpétuelles alternatives du chaud & du froid, du sec & de l’humide de l’air atmosphérique, étoient les agens dont la nature se servoit pour hâter la décomposition des corps par la d’agrégation de leurs principes ; le froid les resserre, la chaleur les dilate, le sec de l’air attire l’humidité de végétation du fruit, & comme tous les fluides cherchent à se mettre en équilibre, le fruit, à son tour, attire l’humidité de l’air, lorsqu’elle est surabondante. Il y a plus ; l’électricité de l’air contribue singulièrement à la putréfaction des fruits ; si cette électricité est de quelque durée, le fruit mûrit & tombe plutôt de l’arbre ; si des coups de tonnerre redoublés surviennent, & même sans être accompagnés de coups de vents, presque tous les fruits qui approchent de leur maturité sur l’arbre, tombent & se corrompent promptement. Il est de fait que les brouillards secs qui ont commencé à se manifester en Languedoc, depuis le 10 juin 1783 jusqu’à la même époque en juillet, ont tellement influé sur les fruits, les châtaignes, &c. qu’il a été impossible de les conserver, & qu’ils ont été beaucoup plutôt mûrs qu’à l’ordinaire ; très-peu d’œufs de dinde, de pigeons, de poules, &c. ont pu éclore. J’ignore si, dans les autres provinces, on a fait la même observation, mais elle est exacte pour le bas-Languedoc.

Si le raisonnement & l’expérience prouvent l’action directe de l’air sur les fruits, il est donc clair que la meilleure cave deviendra le meilleur fruitier : cependant, comme il est très-difficile de se procurer des caves aussi parfaites, examinons les ressources qui restent pour l’établissement d’un bon fruitier.

Le premier objet à examiner est la constitution habituelle de l’atmosphère du climat que l’on habite ; car toute loi générale est ridicule. Dans nos provinces du nord, on a à redouter l’humidité & le froid ; dans celles du midi, l’humidité passagère, mais excessive pendant quelques jours seulement, lorsque les vents du sud, sud-est & sud-ouest soufflent en hiver, & souvent des hivers trop doux & trop venteux par rafales.

Dans le nord, on doit prendre les plus grandes précautions contre le froid, qui, dans une nuit, détruit tous les fruits ; & dans le midi, contre l’humidité, qui, une fois introduite, se dissipe difficilement, à moins qu’on ne renouvelle l’air, en ouvrant la porte ou la fenêtre, opération dangereuse, parce que le fruit craint singulièrement la transition d’une espèce d’air dans une autre.

Il doit en être d’un bon fruitier comme d’une glacière ; c’est-à-dire, qu’il faut nécessairement établir une espèce de tambour devant la porte d’entrée, & n’ouvrir celle-ci qu’après avoir fermé la porte du tambour, & refermer toutes les deux sur soi : voilà le meilleur garant contre le froid & contre l’humidité, surtout si les fenêtres ferment bien, & qu’entre le mur & leur cadre toute communication d’air soit rigoureusement interdite : un double châssis en papier ou un double vitrage devient nécessaire, suivant le climat ; d’où il est aisé de conclure que l’exposition du midi & du levant sont à préférer ; que celle du nord est funeste, & que l’on fera très-bien de choisir un emplacement abrité des coups de vents ; mais il importe fort peu que le fruitier soit dans une cave, au rez-de-chaussée, au premier ou au second étage, s’il est bien à couvert du froid, de l’humidité & de l’impression sans cesse changeante, suivant l’état de l’atmosphère. Voilà le vrai & unique secret pour conserver le fruit pendant des années entières. On achète du beau fruit au marché, on le sort parfaitement beau de son fruitier, & on est tout étonné, après quelques jours, de le voir noircir & passer promptement à la putréfaction, qui commence au centre, & gagne insensiblement jusqu’à la circonférence. La raison en est bien simple ; le bain d’air, si je puis m’exprimer ainsi, dans lequel le fruit étoit auparavant, n’est plus le même ; la constitution de l’air du fruitier étoit, pour ainsi dire, en équilibre avec les principes du fruit ; il étoit imprégné de sa transpiration ; le fruit étoit, à son niveau pour le degré de chaleur, &c. & par le changement de local, tout à coup l’équilibre est rompu, l’air intérieur air fixe (voyez ce mot) se débande, & comme il est le lien & l’ame des corps, tant qu’il y est concentré, la sortie donne lieu à la putridité, qui commence toujours par la d’agrégation des principes constituans des corps.

On doit éloigner le fruitier des fumiers, des écuries, de tout ce qui a une odeur forte quelconque, & il ne doit servir qu’à conserver le fruit ; le plus souvent, & très-mal à propos, il devient un lieu d’entrepôt, de garde-meuble, &c.

Les propriétaires en état de faire de la dépense, & chez qui tout luxe est recherché, pourront le faire boiser & garnir de tiroirs tout autour, & non pas d’armoires, parce qu’en ouvrant les portes, on met à l’air une trop grande quantité de fruit ; les tiroirs sont plus commodes ; les trop vastes ont le même défaut que les armoires.

Les propriétaires qui pourront couvrir de planches les parois des murs & le carrelage, feront très-bien ; les moins aisés se serviront de nattes de paille, de jonc, &c, ; ils établiront plusieurs rangs de tablettes, les uns sur les autres, de deux à trois pieds de largeur, & environnés de toutes parts d’un petit rebord. Il est essentiel qu’on puisse tourner tout autour ; elles ne seront donc pas collées contre le mur. Les supports de ces tablettes seront multipliés & solides ; le poids du fruit est considérable & exige des précautions.

Le moment de cueillir le fruit d’hiver dépend du climat & de la saison ; car pour celui d’été, il vaut mieux le cueillir sur l’arbre, à son point de maturité ; il en est plus parfumé. (Voyez ce qui a été dit au mot Cueillette) J’ajouterai que, dans les pays froids, le fruit craint moins de rester plus long-temps sur les arbres, que dans les pays chauds, parce que leur maturité y est moins prochaine ; mais il faut prévenir les gelées.

Plusieurs particuliers, avant de fermer le fruit, l’amoncelant afin, disent-ils, de le faire suer, de connoître le mauvais fruit ; enfin, ils attendent que la masse ait acquis un certain degré de chaleur, & par conséquent de fermentation, Cette méthode est détestable. (Voyez ce qui a été dit au mot Châtaigne, que l’on traite ainsi). Après avoir cueilli le fruit aux heures & jours indiqués, il convient, autant qu’on le peut, de le laisser au soleil jusqu’à ce qu’il se couche, & de ne le porter au fruitier qu’après qu’il aura transpiré l’excédent de son eau de végétation. Dès que le fruit est renfermé, on le visite de temps à autre, afin d’enlever celui qui se gâte,

M. de la Bretonnerie, dans son École du Jardin fruitier, entre dans de très-bons détails, dont je vais donner le précis.

« Quelques personnes gardent des pommes des années entières, & en ont gardé même jusqu’à deux ans dans des caves ou souterrains, où l’air moins sec, moins subtil que celui du dehors, au lieu de pomper le suc des fruits, les entretient dans une fraîcheur naturelle, avec la précaution de ne pas les approcher trop près les unes des autres, & de les ranger sur des tablettes couvertes d’une mousse fine & tendre, qu’on a soin de battre au soleil à chaque nouveau remplacement ; chacune de ces pommes, placée à deux doigts de distance de sa voisine, s’enfonce doucement dans cette mousse, qui se relève entre deux ; au moyen de quoi celle qui vient à se gâter ne communique point son mal dans le voisinage ; il n’est pas besoin de paille ni de foin, ni de couvertures de lit, pour couvrir les fruits dans ces souterrains, comme dans les fruitiers ordinaires. »

» Si on est assez heureux pour avoir un caveau avec les qualités requises, sans y mettre des tablettes, ni revêtir les murs des planches, on y place une ou deux échelles doubles, plus ou moins, suivant son étendue, laissant des sentiers autour, & sur lesquelles, étant ouvertes, on pose des planches bordées de lattes, d’un échellon à un autre, & par étage, & de même d’une échelle à l’autre ; de sorte que la plus grande largeur des planches de chaque échelle se trouve en bas, pour les fruits communs & en plus grande quantité, & la moindre largeur en haut, pour les fruits les plus distingués : on a soin de les visiter souvent, pour ôter à mesure les fruits pourris, & emporter ceux qui sont mûrs… Quelques curieux, quand ils ont de magnifiques poires & de beaux raisins qu’ils veulent conserver pour des occasions, passent un fil au milieu de la queue, dont ils couvrent la plaie & le bout de la queue d’une goutte de cire d’Espagne ; après quoi mettant ces fruits dans un cornet de papier, ils font sortir ce fil par la pointe du cornet, pour les suspendre par là, le cornet étant bien fermé par les deux bouts, afin d’empêcher toute impression de l’air. »

Cette expérience bien simple prouve d’une manière démonstrative ce que nous avons dit au commencement de cet article, que l’action de l’air extérieur est le dissolvant des corps, & qu’on les conserve en interdisant toute communication avec lui ; du fruit placé sous le récipient d’une machine pneumatique, quand on a fait le vide, s’y conserve jusqu’à ce qu’on lui redonne de l’air.

« Nos paysans, qui ont quelquefois beaucoup de fruits, aux approches des fortes gelées, les couvrent d’une enveloppe bien épaisse de regain, qui n’a pas la même odeur que le foin (& qui n’est pas susceptible de fermenter comme lui par l’humidité) ; ils le laissent là, sans y toucher, jusqu’après les grandes gelées ; ils les découvrent alors, les changent de place, afin d’ôter tous ceux qui sont pourris… Les fruitières de Paris les couvrent de paille dessus & dessous dans les greniers ; si elles craignent la gelée, elles jettent sur cette paille un drap mouillé, qui reçoit la gelée, intercepte l’air, & garantit le fruit… Les curés de la campagne mettent leurs plus beaux fruits de réserve dans leur armoire ou dans les tiroirs d’une commode ; ils s’y conservent on ne peut mieux : quelques-uns les conservent dans de grandes boîtes couvertes ; ils y sont encore fort bien dans du son, lit par lit, ou dans du regain. »

Les souris & les rats sont les ennemis impitoyables des fruits ; on doit multiplier dans le fruitier les pièges & les appas destructeurs, & en faire la visite de temps à autre ainsi que du fruit.