Cours d’agriculture (Rozier)/PARCOURS ou VAINE PÂTURE

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Hôtel Serpente (Tome septièmep. 438-441).


PARCOURS ou VAINE PÂTURE. Droit très-varié & souvent trop étendu suivant diverses coutumes & divers réglemens de plusieurs de nos provinces, par lequel tout particulier a le pouvoir de faire paître ses troupeaux, ses bestiaux sur les champs qui ne lui appartiennent pas, après que la récolte des blés est levée ; même sur les prairies, aussitôt après la première coupe du fourrage, & jusqu’à ce que l’herbe commence à repousser après l’hiver.

La vaine pâture, bien entendue, est de droit naturel ; personne ne peut empêcher un individu quelconque de conduire son troupeau sur un chemin public, & de lui laisser paître l’herbe qu’il y trouve, parce que ce chemin n’appartient à personne en particulier ; mais depuis que les hommes se sont établis en société, depuis qu’ils ont distingué le tien & le mien, depuis que par le défrichement ils se sont rendus propriétaires d’un sol vacant & qui n’appartenoit à personne, cette propriété est devenue la récompense de leur travail, & le laps de temps a confirmé la validité de cette jouissance ; en un mot, cette propriété est devenue sacrée, & sans elle toute l’harmonie de la société seroit détruite & anéantie. Ce principe de propriété qui a eu pour base dans le temps, ou la loi du plus fort, ou le travail, ou les acquisitions successives, ou les donnations, &c. est consacré de telle manière aujourd’hui, il tient tellement lieu du premier droit naturel, qu’on regarde comme un tyran, comme un monstre, le souverain même qui ose l’attaquer. Cependant une commisération mal-entendue, ou plutôt mal interprétée, les abus d’une anarchie, de petites & légères entreprises, conduites pied à pied & pendant plusieurs années, ont fondé à la longue un droit qui a pris force de loi, ou par la négligence des propriétaires, ou par leur état de foiblesse contre les usurpateurs ; enfin la vaine pâture a été établie sur les champs, sur les prés, & la propriété n’a plus été sacrée.

Il y a des parcours légitimes, tels sont ceux qui sont fondés sur des actes. Par exemple, une paroisse endettée, veut se libérer, la paroisse voisine lui avance la somme nécessaire, à condition que la vaine pâture de ses troupeaux aura lieu. Je vends un champ à un de mes voisins, mais je me retiens le droit de parcours sur ce champ ; il est clair que le voisin l’achète en conséquence & librement, il le paie moins cher, & la propriété est divisée entre lui & moi ; mais ce droit lorsqu’il n’est pas appuyé d’un titre authentique, est un abus destructeur de la propriété. Se servira-t-on des armes de la religion pour le maintenir, pour assurer la subsistance du pauvre ? Consultez l’article communaux, & vous verrez que les riches sont presque les seuls qui en profitent, & que, si dans une paroisse cent individus désirent & demandent à grands cris leur partage, les dix plus riches habitans s’y opposeront & accumuleront tellement les obstacles, que la voix du pauvre & de l’indigent sera étouffée. Cependant, par ce partage, le misérable deviendroit propriétaire, il seroit moins malheureux, plus utile à sa femme, à ses enfans & à l’état ; cette même religion parle pour lui ; il n’en sera rien ; c’est l’homme riche qui fait la loi, ou du moins qui la sollicite.

Je ne crains pas d’avancer que tout droit de parcours qui ne porte pas sur un titre par écrit & authentique, est un titre abusif, contraire à la religion, au bon sens & à l’équité. On aura beau objecter qu’il est autorisé par les arrêts de parlement, qui confirment ces coutumes locales ; les parlemens, les cours de justices ne peuvent pas prononcer contre le droit établi, mais c’est à eux à porter au pied du trône les plaintes des sujets, & à faire connoître l’abus au souverain, afin que sa bonté paternelle le fasse cesser. Il a reconnu qu’il étoit dans l’heureuse impuissance d’attaquer la propriété de ses sujets, & les sujets, à l’ombre d’une coutume barbare, attaqueront la propriété des autres sujets ! Pareille idée révolte le bon sens & la raison.

Quoi ! parce qu’il est quelquefois nécessaire de faire passer un troupeau sur un blé qui s’épuiseroit en fanes, & on a choisi pour cette opération un temps sec & convenable, il faudra que je me soumette aux caprices ou à la mauvaise volonté de tous les bergers du voisinage, qui jugeront à propos d’y conduire tour à tour leurs moutons, par un temps où la terre est pénétrée d’humidité ? mais pour un blé qui a besoin d’être brouté, il y en a cent qui ne doivent pas l’être ; cependant tous éprouvent le même sort ; ils sont à la discrétion des bergers. Pauvres cultivateurs, que je vous plains !

Il est reconnu que l’année de jachère, consultez ce mot, est une perte réelle pour l’agriculture. Le fermier instruit, veut semer du trèfle, des vesces, du sainfoin, afin que tout champ ne reste pas une année entière sans produire. Il ne peut pas se procurer cette douceur qui devient même un besoin pour le paiement de ses impositions & du prix de sa ferme. La vaine pâture ne respecte rien. Que les sectateurs & protecteurs du parcours fassent la comparaison de la valeur de quelques herbes que les troupeaux trouveront en petit nombre, dans l’année de repos, sur des terres sans cesse labourées avec celle de trois à quatre coupes de grand trèfle ou de luserne, & même d’une seule coupe de vesces, ils seront forcés de convenir que pour un quintal d’herbe dont le troupeau s’est alimenté, le propriétaire en a perdu cent & deux cents d’excellens fourrages. De cet abus résulte l’impossibilité d’alterner les terres (voyez ce mot) ; moyen unique & le moins dispendieux de tous pour rendre le sol plus productif. Si on compte pour rien le bien de ce propriétaire, le gouvernement doit envisager pour beaucoup la plus grande abondance des productions, puisque la prospérité de l’état en dépend.

Personne n’ignore qu’après la récolte des blés on sème des pommes de terre, du blé noir, des raves ou turneps, des carottes, &c. & combien ces grains, ces racines sont utiles aux bourgeois, aux paysans pendant l’hiver, pour leur nourriture & pour celle de leurs troupeaux, de leurs bestiaux & de leurs volailles : l’année 1785 fera époque & sera appelée année de disette de fourrage. Non, ils n’en jouiront pas ; les hommes sont sacrifiés aux troupeaux ; c’est-à-dire, qu’outre la nourriture destinée à ces derniers, ils ont le droit de diminuer d’un grand tiers le revenu de la paroisse.

L’abus seroit moins criant, s’il étoit ce qu’on appelle bien prouvé que les troupeaux de ces paroisses fussent d’une plus belle race, mieux nourris & d’une laine plus fine ; enfin qu’ils fussent plus nombreux que dans les provinces, où heureusement le parcours est inconnu : j’ose dire, sans crainte d’être démenti, que les pays de vaine pâture ressemblent aux communaux ; que les troupeaux y sont moins bien soignés, moins nombreux, & les laines de très-mauvaise qualité ; la comparaison est aisée à faire. Consultez le mot laine, & vous verrez quelles sont les provinces qui donnent les plus beaux moutons & les plus belles laines.

Quel avantage peut-il résulter du labour d’un champ, si aussitôt après qu’il aura plû, que la terre sera bien humectée, un berger y conduit son-troupeau, le piétinement la pétrit, & la resserre au point qu’après quelques jours de beau soleil elle se trouve plus dure & plus compacte qu’elle ne l’étoit auparavant. Combien de fois n’a-t-on pas vu le berger, par malice ou par vengeance, faire dans ces circonstances passer & repasser cent fois son troupeau sur le même champ, où il est bien sûr qu’il n’y aura pas un brin d’herbe à faire brouter. Cependant la loi est muette pour punir, & le propriétaire s’exhale en plaintes que l’air emporte.

Si on racontoit à des propriétaires qui ignorent cette coutume, qu’elle existe dans un pays éloigné, ils traiteroient de barbares, de sauvages, d’esclaves, de serfs, ses malheureux habitans. Qu’ils plaignent donc leurs frères, les François leurs voisins ; & s’ils ne peuvent soulager leurs maux, qu’ils tâchent au moins, par leur crédit, d’en faire tarir la source. C’est le service le plus important qu’ils puissent rendre à l’agriculture. Elle ne sera jamais brillante, malgré les efforts du gouvernement, tant que cette coutume barbare, injuste & tyrannique ne sera pas légalement anéantie.

Ses partisans répondent froidement : faites clore vos possessions. N’est-on pas en droit de leur dire : pourquoi venez-vous les attaquer ? Quoi, un champ dont la valeur intrinsèque sera de 3000 liv., vous voulez que je dépense 4000 à 5000 liv. en murailles ? il vaut mieux l’abandonner… Des haies éviteront cette dépense… Qui empêchera vos troupeaux de les brouter quand elles sont encore jeunes ; puisque vous respectez peu les blés, il faut donc que je les garantisse de haies mortes de chaque côté, & elle serviront à vous chauffer. Sur cent propriétaires, en compte-t-on vingt en état de faire cette dépense ? Le pauvre restera donc toujours pauvre, parce qu’il est dans l’impossibilité de faire des avances, &c.

Je trouve que le désordre n’est pas encore poussé assez loin. Son excès amèneroit le bon ordre. Si j habitois une pareille province, mon premier soin seroit d’étudier la loi ou la coutume dans toute son étendue, les sentences des juridictions, les arrêts des parlemens, du conseil, &c. qui ont rapport à ce droit, afin de ne marcher que la loi à la main ; ensuite bien sûr de mon fait, je n’acharnerois sur les possessions des gens en place & des gens riches, mon troupeau y seroit à tous les momens permis par la loi, & ils seroient enfin forcés de demander une nouvelle loi, si mon exemple étoit suivi par ceux qui aiment le bien public. L’on dira que cette manière de penser n’est pas délicate, qu’elle n’est pas chrétienne, intérieurement j’en conviens avec plaisir ; mais au moins elle est légale, & l’abus ne se corrigé que par l’abus. S’il en résulte un bien réel pour l’agriculture, pour la conservation de la propriété, qui osera me blâmer ?