Cours d’agriculture (Rozier)/KILOOGG ou KLIYOOGG

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Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 111-121).


KILOOGG ou KLIYOOGG. J’ai fait connoître la société utile des Bousbots, & la juridiction qu’ils exercent en Franche-Comté ; il est juste que je paie ici le tribut de louange dû au mérite de Jacques Gouyer, natif de Wermetschwel, dans la paroisse d’Uster en Suisse, plus connu sous le nom de Kliyoogg, qui veut dire Petit-Jacques, que sous son nom propre. Pour le peindre en deux mots, sa morale & sa conduite lui ont mérité le nom de Socrate Rustique. Je dois au zèle empressé de M. le chevalier de Bourg, le précis suivant de sa vie & de ses maximes, & je ne crains pas de proposer ce Socrate moderne pour modèle à tous les cultivateurs : heureux si je pouvois lui ressembler en tous les points.

Vie du Socrate.

Pour l’avantage de l’agriculture, l’on se jette avec trop d’ardeur dans les nouveautés, & avant d’avoir appris à bien connoître les méthodes anciennes ; les uns croient avoir atteint au but, lorsqu’ils ont fait connoître aux cultivateurs, des plantes & des graines d’une espèce nouvelle ; d’autres, lorsqu’ils ont proposé des instrumens de labourage d’une invention récente, ou une autre manière de labourer, &c. Je pense au contraire qu’il faudroit, avant tout, commencer à connoître parfaitement la nature du fonds, les moyens mis en usage par les plus laborieux & les plus industrieux économes du pays, & alors sans préjugés & sans entêtement pour la nouveauté, se décider en faveur du plus utile, &c. Enfin, il seroit à désirer de trouver un moyen d’exciter une noble émulation parmi les habitans de la campagne.

Ce seroit, selon moi, la voie la plus facile pour ramener les beaux jours de l’agriculture : le génie le plus borné peut suivre l’exemple, sans qu’aucun obstacle l’arrête, tandis que les difficultés se présentent en foule lorsqu’il s’agit d’inventions nouvelles. Les uns croiroient en les adoptant, insulter à la mémoire de leurs ancêtres, en ne suivant pas en tous points leur exemple ; d’autres conviendront que ces inventions peuvent être bonnes pour certains pays, mais ne conviennent pas du tout à la nature du nôtre ; d’autres enfin, objecteront que toutes ces méthodes ont des avantages à certains égards ; mais que leur supériorité, sur la méthode ordinaire, est si équivoque, qu’on peut les regarder au moins comme inutiles.

Au lieu qu’en proposant la manière dont ces économes laborieux cultivent leurs champs, chacun pourra se convaincre de son utilité par le témoignage de ses propres sens. Au reste, les inventions nouvelles, quelques bonnes qu’elles soient, sont toujours lentes à produire de grands effets, & pour y parvenir, il faut de toute nécessité qu’elles aient tourné en coutume.

Maximes.

Pour convaincre le paysan des avantages qu’on lui propose, pour le faire renoncer à ses anciens préjugés, & changer la routine dont il a hérité de ses pères, c’est l’affaire du temps & de la persuasion. Je ne puis m’empêcher de citer le conseil donné par Socrate dans Xénophon. « J’ai employé, dit-il, une attention toute particulière, pour connoître à fond ceux qui passoient pour les plus sages & les plus prudens dans chaque genre de profession. Étonné de voir parmi les gens qui s’occupoient des mêmes choses, que les uns restoient dans la misère, tandis que les autres s’enrichissoient considérablement, je trouvai cette observation digne des recherches les plus exactes, & de l’examen le plus rigoureux. Les soins que je me donnai m’éclairèrent sur la véritable cause de cette différence ; je vis que ceux qui travailloient sans réflexion, & comme au jour la journée, ne devoient s’en prendre qu’à eux de leur misère ; ceux au contraire qui, appuyés sur des principes stables & réfléchis, & guidés par des vues saines & déterminées, joignoient dans leur travail, l’assiduité à l’attention, & l’ordre à l’exactitude, se rendoient ce même travail plus facile, plus prompt, & infiniment plus profitable. Quiconque voudra aller à l’école de ces derniers, augmentera son bien, sans que rien puisse jamais le rebuter, & il amassera des trésors, quand même une divinité ennemie se déclareroit contre lui. » Ce qui vient d’être dit, sert de préliminaire au précis de la vie & des maximes du Socrate rustique, connu dans sa contrée sous le nom de Kliyoogg. Cet homme rare, ce vrai philosophe, doit toutes ses connoissances à ses réflexions. Sans ambition, il n’a d’autre but que l’utilité, aussi il prêche avec force de parole & d’action, ce qu’il croit être le plus avantageux.

Il vit avec l’un de ses frères ; ces deux familles ne forment qu’un seul ménage. Kliyoogg a six enfans, & son frère en a cinq. Leur fortune étoit des plus médiocres, à cause des liquidations qu’il falloit faire, & les difficultés paroissoient insurmontables. Tant d’obstacles réunis, réveillèrent le zèle du célèbre cultivateur, & l’animèrent à redoubler d’ardeur & d’application, afin de parvenir à les surmonter. Il songea bien sérieusement à remettre son héritage en valeur, & se porta gaiement, & sans délai, à exécuter ses projets.

Notre Socrate rustique obligé de spéculer sur tout, trouve d’abord que son cheval est plus dommageable que utile, aussi il est déterminé à s’en défaire, & augmenter du produit de cette vente le nombre de ses bœufs. L’entretien d’un cheval est, dit-il, très-dispendieux ; cet animal consomme autant de foin qu’une vache, & outre l’avoine qu’il lui faut de plus, nous devons compter au moins une pistole par an, pour le ferrage. De plus, le cheval diminue de prix en vieillissant, au lieu qu’un bœuf qui vieillit, se met à l’engrais, & se revend encore avec quelque bénéfice. Il a calculé qu’on pouvoit entretenir deux bœufs avec ce qu’il en coûtoit pour un cheval, à quoi on peut encore ajouter que le fumier de cheval n’est pas à beaucoup près d’un aussi bon engrais pour les terres, que le fumier des bêtes à corne.[1]

Notre sage économe ne tient qu’autant de bestiaux, qu’il peut en nourrir largement pendant toute l’année, avec le foin & l’herbe qu’il recueille ; sa paille est ménagée avec le plus grand soin, pour tout autre chose que pour la litière, qui est tellement prodiguée dans son étable, qu’on y enfonce jusqu’aux genoux.

Il a soin de ramasser dans l’étendue de ses possessions, toutes les matières propres à la litière, telles que des feuilles d’arbre, de la mousse, des feuilles de jonc, &c. Les branches les plus minces, & les piquans des pins & des sapins, lui fournissent sur-tout une ample provision de ces matières.

Voici sa méthode par rapport aux fumiers ; il laisse toujours la même litière sous ses bestiaux pendant huit jours, & chaque jour il en répand de fraîche par-dessus, de sorte que cette litière se trouve bien imbibée par les excrémens, & elle a déjà acquis un degré de fermentation avant d’être transportée sur le tas de fumier ; au reste, cet usage ne lui a pas paru malsain pour ses bestiaux.[2]

Quand à ce qui concerne l’administration du fumier, voici comment il s’y prend ; il apporte la plus grande attention à empêcher que son fumier ne se dessèche pas, de crainte que la fermentation ne vienne à se supprimer tout-à-coup, ce qu’il prévient par de fréquens arrosemens ; il a fait creuser pour cet effet, sept grands trous quarrés & à portée, dans lesquels il laisse corrompre l’eau nécessaire à ses différentes opérations. Après avoir couvert le fond de ces trous de fumier de vache bien fermenté, & jeté par-dessus une assez grande quantité d’eau bouillante, il acheve de les remplir avec de l’eau fraîche sortant du puit.

Cet usage lui procure d’excellens fumiers, parfaitement corrompus dans un très-court espace de tems. Cette eau ainsi préparée, ne sert pas seulement pour le fumier, Kliyoogg l’emploie encore à l’amélioration de ses terres & de ses prés ; mais il faut avoir l’eau à portée, & du bois assez aisément pour que la dépense ne soit pas excessive.

Kliyoogg est si fort convaincu de l’utilité de la chaleur pour opérer la fermentation putride, qu’il croit que tout terrein, même le plus stérile, est susceptible d’être fertilisé en y mettant le feu. Il se fonde sur les mêmes principes, pour conclure qu’une année, dont l’été aura été fort chaud & bien sec, sera suivie d’une abondante récolte.[3]

Ce sont les engrais qui procurent la grande fertilité ; aussi notre économe s’en procure de toutes manières : il se sert utilement de cendres de tourbe. À son grand regret, il n’a pu trouver chez lui de marne ; mais son industrie lui a fait découvrir un espèce de sable ou menu gravier, qui lui donne à-peu-près le même engrais que feroit la marne. Il trouve encore dans les gazons enlevés de dessus la surface des pâtures ou jachères qui ont poussé beaucoup d’herbe, une matière très-propre, lorsqu’elle est bien préparée, à servir d’engrais. Cette préparation consiste à laisser ces gazons pendant deux ans en plein air, exposés ainsi à ses influences & aux intempéries des saisons ; au bout de ce temps-là ils sont bien pourris, & ils sont très-propres à être transportés avec succès, tant sur les prairies, que sur les champs que l’on veut amender.

Jamais aucun préjugé ne lui a fait rejeter de nouvelles ouvertures ; il les juge toutes dignes d’être approfondies, & témoigne sa reconnoissance à ceux qui les lui communiquent. Il pense qu’en général, tout mélange de deux terres différentes peut tenir lieu d’engrais, quand même elles ne différeroient que par la couleur. Il croiroit donc avoir amendé un champ lorsqu’il auroit pu y transporter, sans beaucoup de frais, de la terre d’un autre champ. C’est ainsi, selon lui, qu’une terre légère est améliorée par une terre pesante ; une terre sablonneuse, par une terre-glaise ; une terre-glaise bleue, par une terre-glaise rouge, &c.[4]

C’est dans ces différens moyens de se procurer des engrais, que notre judicieux laboureur fait consister la base fondamentale de l’agriculture.

Un arpent de pré exige selon lui, pour être suffisamment amendé, de deux en deux ans, dix charois de fumier, ou vingt tonneaux de cendres de tourbe ; il pense que cette dernière matière est le meilleur engrais pour les prés que l’on peut arroser.[5]

Les arrosemens lui fournissent une seconde manière d’amender un pré, qui n’est pas moins avantageuse, de sorte qu’il fait très-peu de différence d’un pré bien arrosé, à un pré bien fumé, sur-tout si la qualité de l’eau est bonne pour cet objet.

Un grand principe de Kliyoogg est qu’il ne faut point songer à augmenter le nombre de ses possessions, avant d’avoir porté celles que l’on possède à leur plus haut degré de perfection : l’on en sent aisément la raison ; car, dit-il, si un cultivateur n’a pu encore parvenir à donner à son champ la meilleure culture possible, combien moins en viendra-t-il à bout si, augmentant l’étendue de son domaine, il se met dans le cas de partager, & son attention, & ses travaux ?

Nous finirons ce qui a rapport aux prairies, par une circonstance qui peut ruiner un pré ; c’est lorsque le plantain y prend trop le dessus ; ses feuilles larges & serrées contre la terre, la couvrent entièrement, & empêchent les bonnes plantes de pousser, ce qui rend un pré tout-à-fait stérile ; le seul remède à employer dans pareille circonstance, c’est de labourer cette prairie, & après lui avoir fait porter du bled pendant quelques années, il faudra la remettre en pré.

Nous allons considérer à présent la manière dont notre judicieux cultivateur administre ses terres à bled.

Les terres de sa communauté sont, suivant l’usage général, assolées en tiers. Kliyoogg destine toujours la première sole pour le froment ou l’épautre, ce dernier grain est celui qu’il préfère pour l’ordinaire. La seconde sole est ensemencée en seigle, ou avoine, ou pois, ou fèves. La troisième sole reste en jachère ; les champs clos sont ensemencés toutes les années ; mais en outre, il a grande attention d’y varier les espèces de grains. Il fume ces champs deux fois en trois ans, & leur donne des soins tout particuliers.

Il compte pour labourer un arpent, la journée complette de deux hommes & de quatre bœufs.[6] Il donne, suivant l’usage ordinaire, trois labours à la première sole. Le premier, au printems ; le second, d’abord après la fenaison ; & le troisième, après la récolte ; il donne, autant qu’il lui est possible, deux labours à la seconde sole. Le premier, immédiatement après la récolte ; le second, immédiatement avant que d’ensemencer. On doit sur-tout observer de ne donner que de légers labours dans les terres légères, & d’en donner au contraire de très-profonds dans les terres pesantes & argileuses.

Kliyoogg a observé que pour se procurer d’abondantes récoltes, il est très-essentiel de varier souvent les espèces de grains dans le même terrein ; aussi marque-t’il le plus grand empressement lorsqu’on lui indique quelque nouvelle espèce de grains. Il est tellement convaincu de l’utilité de cette méthode, qu’il trouve un avantage sensible lorsqu’il achete seulement sa semence à quatre lieues de distance de chez lui.

Un des engrais dont il se sert avec beaucoup de succès pour fertiliser ses champs les plus stériles, de manière qu’ils portent d’abondantes récoltes en bled, est ce même sable ou petit gravier dont j’ai parlé rapidement au sujet des engrais pour les prés ; il mêle ce petit gravier avec la terre de ses champs. Le gravier dont il se sert est bleuâtre & marneux ; Kliyoogg le prend le long de quelques coteaux arides de son voisinage ; il a soin d’en ôter les gros cailloux.

Voici encore un nouveau genre d’amélioration que notre Kliyoogg emploie dans ses terres labourées. Ayant observé que les sillons destinés à l’écoulement des eaux enlevoient plusieurs toises de terrein qui devenoit par-là inutile, il avoit remarqué de plus que le bled qui venoit sur les deux côtés de ces sillons réussissoit assez mal ; pour obvier à cet inconvénient, il a changé ses sillons ou sangsues, ou rigoles, en fossés couverts. Il creuse à cet effet, dans le lieu convenable, & à la place de ces sillons, un fossé de deux pieds de profondeur qu’il remplit de cailloux jusqu’à moitié ; il met par dessus des branches de sapin, & achève enfin de remplir son fossé avec la terre qu’il en avoit sortie, de manière que tout se laboure sans aucun inconvénient.

Les pâtures n’ont rien de particulier ; ce sont de mauvaises terres anciennement couvertes de bois rabougris par la dent du bétail, lorsque les arbres faisoient leur première pousse ; aussi ces friches sont peu profitables au bétail, puisqu’elles ne produisent que quelques plantes de millepertuis, de thithimale ou de fougère.

Je passerai à l’espèce de culture qu’il donne à ses bois. Son premier objet est la multiplication de ses fumiers, comme nous l’avons dit plus haut ; il nettoie très-exactement ses bois & même ses arbres, ce qui fait que tout le terrein est couvert de jeunes rejettons qu’il recueille exactement pour l’augmentation de ses fumiers, & pour la litière de ses étables ; il évalue à deux charrois par an, ce qu’il retire par chaque arpent de bois.

Après avoir donné un détail très-raccourci des moyens employés par Kliyoogg pour améliorer son domaine, il ne sera pas inutile de faire part de sa façon de penser par rapport à l’agriculture en général. Un philosophe, (& celui-ci en mérite le nom), ne borne pas le bien, il n’a rien tant à cœur que de le voir propager ; telle est l’ambition de notre Socrate rustique. Il pense que si on veut parvenir à perfectionner l’agriculture d’un canton, il faut commencer par réformer les mœurs de ses habitans ; alors ces hommes seront susceptibles de prendre une véritable ardeur pour les travaux de la campagne. L’on pourra songer à améliorer les terres par des moyens physiques, & à changer des pratiques qui n’ont en leur faveur que l’ancienneté, contre d’autres dont un examen suffisamment réfléchi aura démontré la supériorité. Notre sage prétend qu’un moyen de redresser bien des abus, seroit que le gouvernement & l’habitant de la campagne se prêtassent mutuellement la main, afin de concourir au bien général ; alors l’intelligence viendroit diriger les mains laborieuses de l’habitant de la campagne ; il y auroit bien peu de pays qui ne suffise & au-delà, à la nourriture de ses habitans. Il voudroit aussi que les pasteurs, au lieu d’être si savans dans leurs sermons, où le paysan n’entend rien, s’arrêtassent un peu plus à expliquer, d’une manière assez claire & assez simple, comment il faut se conduire, & que l’essence de la piété consiste à remplir exactement envers le prochain les devoirs de la justice. Enfin, il n’y a que celui qui, toujours fidèle à la probité, & constant dans son travail, mange son pain à la sueur de son front, qui puisse se promettre la bénédiction du Tout-Puissant. Un cultivateur laborieux ne connoît point de mauvaise année, & rien ne sauroit troubler le contentement dont il jouit. Un fainéant au contraire attend tout du ciel, & s’en prend à l’injustice du sort, lorsqu’il recueille moins que celui qui a été plus assidu à son travail. Il faudroit que le gouvernement envoyât des députés chargés de donner des distinctions à ceux des habitans de la campagne dont les biens annonceroient l’assiduité au travail, tandis qu’ils traiteroient avec la dernière rigueur les lâches & les fainéans. Il vaudroit mieux ne point faire de loi, que de laisser entrevoir au paysan qu’on n’en exige pas l’exécution à la rigueur. Le paysan reconnoît tôt ou tard que c’est pour son bien qu’on se sert de la force pour lui faire exécuter ce qui est avantageux. Ne craignez pas l’improbation du public ; douterions-nous que ce qui est honnête & utile n’entraîne pas à la longue son suffrage ! il est certain qu’il y a quelque chose au-dedans de nous qui dit oui, lorsqu’on nous prêche la vérité, lors même qu’elle nous est désagréable. La satisfaction qu’on éprouvera au-dedans de soi-même, lorsqu’on pourra du moins se rendre témoignage qu’on a rempli tout ce à quoi l’on croyoit être obligé, n’est-elle pas déjà une récompense, & la plus belle qu’on puisse éprouver ? Fiez-vous-en à la Providence divine sur la réussite d’une entreprise utile ; quand même elle viendroit à échouer, elle peut encore produire des effets salutaires dans un autre temps. Souvent lorsque le désordre des saisons & des élémens sembloient m’avoir enlevé tout espoir, le ciel me favorisoit encore d’une récolte assez bonne & honnête.

En entrant dans l’intérieur de la maison de Kliyoogg, nous nous confirmerons dans la vérité de cette Sentence de Socrate ; de toutes les professions, l’agriculture est celle qui nous enseigne le mieux la justice & la science du gouvernement.

C’est lui qui exerce dans le ménage les fonctions de pere de famille ; il est cependant le cadet ; mais son aîné a eu assez de lumière & de sagesse pour reconnoître la supériorité que le génie & les talens de son frère lui donnoient sur lui ; il est en conséquence chargé de toute l’administration du travail ; il se contente de l’y seconder avec ardeur. En admettant le système que Kliyoogg s’est formé sur les devoirs d’un pere de famille, on trouveroit au reste peu de personnes qui ne lui en cédassent très-volontiers l’honneur ; il faut, suivant lui, que le pere de famille se trouve toujours le premier & le dernier à tous les ouvrages, & l’essence de son autorité consiste à prêcher d’exemple aux autres individus de la famille, sans cela, tous les efforts que l’on fait, tous les soins que l’on se donne, deviennent inutiles.

Le pere de famille est la racine qui donne à l’arbre entier la force & la vie ; si la racine périt, l’arbre, quelque vigoureux qu’il soit, périra avec elle. De quel front le maître pourra-t-il exiger de ses gens qu’ils ne se rebutent pas dans leur travail, lorsqu’il sera le premier à se rebuter ? Avec quelle autorité pourra-t-il régler & ordonner tout ce qui devra se faire, lorsque le valet sera mieux que lui au fait de la besogne ? au lieu qu’un maître intelligent, & qui donnera l’exemple du travail, aura toujours des valets soumis & laborieux.

Lorsque Kliyoogg a formé une fois une bonne & saine résolution, il sait forcer, avec une fermeté inébranlable, tout son ménage à concourir à son exécution ; & lorsqu’il regarde une chose comme nuisible, ou seulement inutile, il sait pareillement obliger tout son monde à la rejeter, ou à s’en abstenir. C’est encore une de ses grandes maximes, qu’il faut commencer par extirper tout ce qui est nuisible & inutile, avant de songer à la moindre amélioration. Tant qu’on n’a pas arraché les mauvaises herbes d’un champ, tout engrais, bien loin d’être avantageux, ne sert qu’à faire multiplier ces plantes parasites, qui enlèvent à la bonne semence toute sa nourriture.

Kliyoogg tenoit le seul cabaret qu’il y eût dans le village ; il en résultoit en apparence un profit assez considérable pour le ménage : un examen plus réfléchi l’eut bientôt convaincu du contraire ; il frémit à la seule pensée des funestes impressions que l’exemple dangereux des gens qui fréquentoient son cabaret, feroit sur ses enfans.

Il découvrit un autre source de la ruine du ménage dans la coutume où l’on est de faire de petits présens aux enfans, à l’occasion d’un baptême, ou pour les étrennes, &c. Ces sortes de présens, dit-il, font que les enfans s’accoutument de bonne heure à se faire de petits revenans bons par d’autres voies que par leur travail, ce qui devient un germe de fainéantise qui est la racine de tous les maux.

Il ne veut pas que dans son ménage, aucun jour de l’année jouisse d’aucune distinction par rapport à la table. Chez lui, les dimanches & fêtes, la clôture des fenaisons de la récolte, la fête du village, les baptêmes de ses enfans, &c. n’ont aucune préférence, quant à la bonne chere. Il pense qu’il est absolument contre le bon sens de donner plus de nourriture au corps dans les jours destinés au repos, que dans les jours ouvrables où les forces épuisées, par un travail pénible, ont besoin de beaucoup plus de réparations. C’est pourquoi il a soin de régler les repas suivant la nature du travail. Ainsi, c’est lors des grandes fatigues, que l’ordinaire se trouve le plus abondant. Il ne boit pas de vin à ses repas, mais il en prend sa mesure réglée avec lui dans les champs ; là, il lui tient lieu de confortatif, lorsqu’il sent que son corps s’épuise par la fatigue C’est le seul usage auquel l’ait destiné la providence.

L’objet que notre Sage regarde comme le plus important, & sur lequel il porte le plus d’attention, est l’éducation de ses enfans, qu’il envisage comme le plus sacré de tous ses devoirs. Il considère ses enfans, comme autant de bienfaits de la Divinité à laquelle il ne peut marquer sa reconnoissance qu’en leur aplanissant le chemin qui conduit à la vraie félicité, persuadé qu’ils crieroient vengeance contre lui, s’il les mettoit dans la mauvaise voie. Son grand principe à cet égard, est de tout mettre en usage pour empêcher qu’il ne se glisse des idées fausses & des désirs déréglés dans ces ames tendres. Il avoit observé que toutes les opinions & les manières d’agir des enfans prenoient leur source dans ce qu’ils entendoient dire & voyoient faire aux personnes plus âgées ; c’est pourquoi il veut qu’ils soient continuellement sous ses yeux ; il se fait (autant qu’il est possible) accompagner par ses enfans dans ses travaux, afin de les accoutumer de bonne heure à la vie active ; il proportionne à leurs forces, le travail qu’il leur donne ; il tâche ainsi de les habituer de bonne heure à son genre de vie, de leur faire adopter ses mœurs, & de leur inspirer ce vrai contentement, qu’il regarde comme l’unique moyen d’arriver au bonheur ; conséquemment à ces principes, il s’est chargé du soin d’instruire ses enfans, & il destine à cette occupation, le repos du dimanche ; & par une suite des mêmes motifs, les deux frères ne se rendent jamais à l’église tous deux à-la-fois. L’un d’eux reste toujours à la maison, tant pour contenir les enfans dans la règle, que pour leur enseigner leur catéchisme & les exercer à la lecture & à l’écriture.

La manière dont Kliyoogg s’y prend pour exciter ses enfans au travail, mérite d’être rapportée. Tant que les plus jeunes ne sont pas encore en état de travailler la terre, il leur fait prendre leur repas sur le plancher. Ce n’est que du moment qu’ils ont commencé à lui être de quelques secours dans la culture de ses champs, qu’il les admet à sa table avec les plus âgés. Il leur fait comprendre par là, que tant que l’homme ne travaille pas & n’est d’aucun secours à la société, il ne sauroit être considéré que comme un animal qui peut avoir droit à sa subsistance, mais non à l’honneur d’être traité comme un membre de la famille. Du reste, il se tient fort en garde pour ne faire aucune distinction entre eux ; il aime également ceux de son frère comme les siens ; il les conduit tous vers le bien avec le même zèle & la même constance. Ce n’est qu’en se montrant obéissans & en faisant bien, qu’ils peuvent gagner son amitié, & s’attirer ses caresses ; son approbation est la seule récompense à laquelle ils aspirent. Enfin, il a su trouver le moyen de se faire également chérir & craindre. Il les accoutume de bonne heure aux mêts grossiers dont il fait usage, & leur en donne autant qu’il leur en faut pour être pleinement rassasiés ; mais il se garde bien soigneusement d’exciter leur gourmandise, en leur offrant, suivant la pernicieuse coutume de presque tous les parens, des friandises en guise de récompense. Aussi ces enfans n’ont aucune espèce de passion pour tout ce qui s’appelle mangeaille, & ne connoissent d’autre félicité, à l’égard du manger, que le plaisir d’appaiser leur faim. Cela fait aussi que l’on peut, avec toute sûreté, laisser ouvertes les armoires & les chambres où sont les provisions.

Il en use de même à l’égard de la caisse où il tient l’argent ; elle est également ouverte à tous les membres de la famille, qui sont en âge de raison ; tous y ont les mêmes droits. Comme tout le bien est en commun, on évite avec le plus grand soin jusqu’à la moindre apparence de profit personnel, & par ce moyen, tout amour immodéré pour l’argent est banni de sa maison. On n’y envisage exactement l’argent que comme un moyen de se procurer les choses nécessaires aux besoins du ménage, & chacun des membres de sa famille se trouvant abondamment pourvu du nécessaire, il ne s’élève jamais chez eux le moindre désir de s’en pourvoir ailleurs.

L’un des grands plaisirs qu’ait ressenti notre philosophe, (& qui décèle la beauté de son ame) est lorsque son frère fut nommé par la Communauté maître d’école de son village ; Kliyoogg regarda cet événement comme un des plus heureux dont Dieu pût le favoriser. Il conçut dès ce moment l’espoir de pouvoir rendre désormais ses principes d’un usage plus étendu, & de procurer à ses concitoyens un bonheur pareil à celui que le bon ordre, qu’il avoit su introduire dans son administration domestique, lui faisoit éprouver. L’on ne sauroit croire, à ce qu’il dit, combien l’autorité influe sur le bien qu’on se propose, quand on sait l’employer à propos. Il suivit avec fermeté, par rapport à ses écoliers, les mêmes principes qui lui avoient si bien réussi chez lui, & pour mieux assurer l’observation des règles qu’il introduisoit dans son école, il résolut dès le commencement de se borner au très-modique salaire qui lui étoit assigné, & de ne pas accepter le moindre présent de qui que ce fût. C’est là précisément, dit-il, ce qui affoiblit le maintien des meilleurs réglemens : on offre aux supérieurs l’amorce flateuse des présens ; du moment qu’ils ont tendu les mains pour les recevoir, ces mains deviennent impuissantes pour arrêter les progrès du mal.

Son grand principe dans ses opérations, c’est d’aller toujours à son but par la voie la plus courte, & sa sagacité naturelle la lui fait saisir aisément ; de-là vient que l’ordre le plus exact règne dans toute sa maison, & que chaque ustensile se trouve à portée du lieu où l’on peut en avoir besoin.

Ce principe n’est pas seulement la base de son système économique, il lui sert encore de guide dans toute sa conduite morale ; rien ne lui paroît plus précis & plus clair que les idées que nous devons nous former du juste & de l’honnête. Nous pouvons lire, dit-il, au-dedans de nous-mêmes ce que nous devons faire ou omettre dans chaque circonstance ; il n’y a qu’à se demander, lorsqu’on agit vis-à-vis d’autrui, ce que nous souhaiterions qu’on fît à notre égard en pareil cas, & observer si, pendant tout le temps qu’on agit, le cœur est satisfait & tranquille. C’est dans le témoignage qu’on peut se rendre à soi-même d’avoir rempli tous ses devoirs, & dans la paix intérieure qui en résulte, que Kliyoogg renferme l’idée du bonheur ; il découvre, dans les suites que nos actions entraînent naturellement après elles, les récompenses ou les punitions de la Justice divine. Tout comme la fertilité devient le prix d’une culture laborieuse & assidue, la paix de l’ame & la tranquillité d’esprit sont la récompense d’une conduite vertueuse.

Lorsqu’il a fait quelque bonne découverte, il n’a rien de plus pressé que d’en faire part à d’autres ; il se donne même alors toutes les peines imaginables pour les convaincre de l’utilité de ce qu’il propose, & combattre les préjugés ; il n’est jamais plus satisfait que lorsqu’il peut assister à quelque conférence, où l’on discute avec cette chaleur qu’inspire un véritable intérêt pour tout ce qui a pour objet le bien public. C’est là qu’il présente ses idées avec cette noble franchise qui annonce la pureté de son intention, & qu’il prescrit à chaque état ses devoirs avec une justesse d’esprit étonnante, se servant à cet effet de comparaisons tirées de l’économie champêtre. Il attaque les vices qui le blessent avec beaucoup de liberté, mais d’une manière qui ne sent pas la rusticité.

C’est ainsi qu’il sait s’attirer l’estime de tous les honnêtes gens qui savent apprécier son mérite.

Nous terminerons cet article en rapportant ce qui, selon notre Socrate rustique, donneroit à l’agriculture toute l’activité dont elle est susceptible. Il faudroit exciter l’ardeur du travail parmi nos cultivateurs, au moyen des récompenses & de certains honneurs ; il faudroit mettre l’attention la plus exacte à en faire une juste distribution. Ce moyen exigeroit l’établissement d’une société choisie d’hommes respectables, qui, réunissant à la probité la plus inébranlable une connoissance approfondie de tout ce qui concerne l’économie rustique, jouiroient de l’estime générale. Lorsque cette société auroit acquis les connoissances nécessaires à sa mission, il faudroit qu’elle se transportât dans les divers villages qui devroient être visités, & qu’elle donnât des idées saines sur les travaux des divers objets de la récolte du pays. Il faudroit ensuite faire assembler les habitans, & donner aux économes qui auroient été les plus attentifs, & qui se seroient le plus distingués dans la culture de leurs terres, les éloges qui leur seroient dus, en les proposant comme modèle aux autres, & comme de véritables bienfaiteurs de l’humanité. Enfin, on leur donneroit, en témoignage de l’approbation publique, les prix qu’on auroit établis. Je choisirois pour cet effet une médaille frappée exprès ; elle pourroit représenter d’un côté un laboureur conduisant sa charrue, un génie viendroit lui poser sur la tête une couronne composée des différens fruits de la terre, entrelacés les uns aux autres, avec ces mots : pour le meilleur cultivateur.

De pareilles récompenses influeroient infiniment plus sur une amélioration générale dans la culture des terres, que la méthode ordinaire d’établir un prix pour la meilleure dissertation sur un sujet proposé ; en suivant mon idée, on parvient immédiatement à l’exécution, dont les plus beaux projets sont encore bien éloignés.

Tel est en abrégé le précis de la morale & de la conduite de ce simple cultivateur, qui fixe avec raison l’admiration de la république helvétique, & qu’elle consulte souvent. Il seroit à désirer que dans chaque village il y eût un Jacques Gouyer, & l’on verroit bientôt les mœurs reprendre leur antique pureté, & la culture des champs conduite, non par la routine, par le préjugé, mais par de bons principes fondés sur l’expérience. Heureux Kliyoogg, reçois ici le tribut de mon admiration, de tes vertus & de ton savoir !


  1. Note du Rédacteur. Cela dépend de la qualité du sol qu’on doit enrichir ; le fumier produit par les animaux ruminans, contient moins de parties salines que celui des non ruminans. (Voyez les mots Engrais, Amendemens.)
  2. Il faut considérer qu’il s’agit ici de la Suisse, pays froid, & que la litière est très-épaisse. Dans les pays plus chauds, dans les provinces méridionales, ce procédé seroit funeste ; il vaut beaucoup mieux pour le fumier, que sa fermentation une fois commencée ne soit pas interrompue.
  3. Je suis fâché de n’être pas de l’avis de Socrate rustique ; (Voyez ce qui a été dit au mot Écobuer & au mot Défrichement.) mais sa remarque sur la chaleur de l’été est très-bonne, sur-tout si on n’a pas excité trop d’évaporation des principes par la fréquence des labours. (Voyez ce mot.)
  4. En fait d’argille, la couleur importe peu ; la bonification vient de ce que l’une contient plus de substance calcaire que l’autre, & sur-tout de ce que la nouvelle, n’ayant pas eu le temps de s’agglutiner avec l’ancienne, elle en tient les molécules plus séparées.
  5. (Voyez ce qui a été dit au mot Cendre.)
  6. Nota. Ce calcul doit varier selon la qualité du terrein, & la facilité plus ou moins grande que procure la saison.