Cours d’agriculture (Rozier)/DÉFRICHEMENT

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Hôtel Serpente (Tome troisièmep. 632-649).


DÉFRICHEMENT. C’est convertir un terrein inculte, ou chargé de bois ou de broussailles, ou une prairie, &c. en terres labourables. Le mot défrichement se dit plus communément d’un terrein inculte mis en valeur.

Plan du Travail.
CHAP. I. Déclaration du Roi sur les Défrichemens.
CHAP. II. Examen sur les avantages & désavantages des Défrichemens.
CHAP. III. Des observations à faire avant, pendant & après le Défrichement.

CHAPITRE PREMIER.

Déclaration du Roi, qui accorde des Encouragemens à ceux qui défrichent les Landes & Terres incultes, avec Arrêt du Conseil en interprétation d’icelle, du 2 Octobre 1766.
Donné à Compiègne, le 13 Août 1766.
Registrée en Parlement.

I. Les terres de quelque qualité & espèce qu’elles soient, qui depuis quarante ans, suivant la notoriété publique des lieux, n’auront donné aucune récolte, seront réputées terres incultes.

II. Tous ceux qui voudront défricher, ou faire défricher des terres incultes & les mettre en valeur de quelque manière que ce soit, seront tenus, pour jouir des privilèges qui leur seront ci-après accordés, de déclarer au greffier de la justice royale des lieux & à celui de l’élection, la quantité desdites terres, avec leurs tenans & aboutissans ; il sera par eux payé dix sols à chacun des greffiers, pour l’enrégistrement de la déclaration. Permettons aussi à ceux qui auront entrepris lesdits défrichemens depuis le premier janvier 1762, de faire les mêmes déclarations dans le délai de trois mois à compter de l’enrégistrement de notre présente déclaration, à l’effet de jouir desdits privilèges accordés.

III. Pour mettre les décimateurs, curés & habitans à portée de vérifier ladite déclaration, & se pourvoir, s’il y a lieu ; savoir les décimateurs & curés, pour raison de la dixme, devant les juges ordinaires, & les habitans pour raison de la taille, en l’élection ; ceux qui voudront entreprendre lesdits défrichemens, feront afficher une copie de leur déclaration à la principale porte de l’église paroissiale, à l’issue de la messe de paroisse & un jour de dimanche ou de fête, par un huissier, sergent ou autre officier public requis à cet effet, dont il sera dressé procès-verbal.

IV. Les entrepreneurs des défrichemens, les décimateurs, curés & habitans, pourront se faire délivrer toutes les fois qu’ils le jugeront à propos, des copies de ces déclarations, en payant à celui des greffiers qui les délivrera, deux sols six deniers par rôle ordinaire. Défendons auxdits greffiers de percevoir autres & plus grands droits pour raison de l’enrégistrement & expédition desdites déclarations, sous quelque prétexte que ce puisse être, à peine de concussion.

V. En observant les formalités prescrites par les articles II & III, ceux qui défricheront lesdites terres incultes, jouiront pour raison de ces terreins, de l’exemption des dixmes, tailles & autres impositions généralement quelconques, même des vingtièmes tant qu’ils auront cours, pendant l’espace de quinze années, à compter du mois d’octobre qui suivra la déclaration faite en exécution de l’article II. Défendons, en conséquence, à tous taxateurs, collecteurs, assesseurs de les augmenter à la taille, vingtièmes, tant qu’ils auront cours & autres impositions pour raison du produit & de l’exploitation desdits défrichemens, pendant ledit espace de temps ; le tout néanmoins à la charge par eux de ne point abandonner la culture des terres actuellement en valeur dont ils seroient propriétaires, usufruitiers ou fermiers, sous peine de déchéance desdites exemptions ; nous réservant au surplus de proroger au-delà dudit terme lesdites exemptions, si après avoir entendu les décimateurs, curés & habitans, la nature & l’importance de ces défrichemens paroissent l’exiger.

VI. Ladite exemption des dixmes ne pourra avoir lieu plus longtemps que celle de la taille, vingtièmes & autres impositions ; en sorte qu’après l’expiration des quinze années, ou après celle du terme pendant lequel nous aurons cru devoir protéger lesdites exemptions, nous voulons & entendons que les terres nouvellement défrichées, soient assujetties au paiement tant desdites dixmes, que de la taille & autres impositions, suivant la taxe & la manière qui sera par nous ordonnée.

VII. Les propriétaires de ces terreins, de même que ceux à dessécher, leurs cessionnaires ou fermiers, seront tenus de payer aucuns droits d’insinuation, centième & demi-centième denier pour les baux par eux faits relativement à l’exploitation de ces terreins, quoiqu’ils soient pour un terme au-dessus de neuf années jusqu’à vingt-sept & même vingt-neuf ans.

VIII. N’entendons néanmoins rien innover aux dispositions de l’ordonnance du mois d’août 1669, ni déroger aux arrêts & réglemens précédemment rendus sur les défrichemens des montagnes, landes & bruyères, places vaines & vagues aux rives des bois & forêts, lesquelles continueront d’être exécutés suivant leur forme & teneur.

IX. Les étrangers actuellement occupés auxdits défrichemens ou desséchemens ou qui se rendront en France, pour se livrer à ces travaux, soit qu’ils y soient employés comme entrepreneurs, soit en qualité de fermiers ou de simples journaliers, seront réputés regnicoles, & comme tels jouiront de tous les avantages dont jouissent nos propres sujets : voulons qu’ils puissent acquérir & disposer de leurs biens, tant par donation entre-vifs, que pour testament, codicile & tous autres actes de dernière volonté en faveur de leurs enfans, parens & autres domiciliés en France, même à l’égard du mobilier seulement en faveur de leurs enfans, parens & autres domiciliés en pays étranger, en se conformant cependant aux loix & coutumes des lieux de leur domicile, ou à celles qui se trouveront régir les lieux où les biens immeubles seront situés ; renonçant, tant pour nous que pour nos successeurs à tous droits d’aubaine, déshérence & à tous autres à nous appartenans sur la succession des étrangers qui décèdent dans notre royaume.

X. Les étrangers ne seront néanmoins tenus pour regnicoles, que lorsqu’ils auront élu leur domicile ordinaire sur les lieux où il sera fait des défrichemens & desséchemens, & qu’ils auront déclaré devant les juges royaux du ressort, qu’ils entendent y fixer leurdit domicile, pour l’espace au moins de six années, & lorsqu’ils auront justifié, après ledit temps, auxdits juges par un certificat en bonne forme qui sera déposé au greffe, signé du curé & de deux syndics ou collecteurs, qu’ils y ont été employés sans discontinuation auxdits travaux, dont il leur sera donné acte par lesdits juges, sans frais, excepté ceux du grenier que nous avons fixé à trois livres.

XI. Si quelques-uns desdits étrangers venoit à décéder dans le cours desdites six années, à compter du jour qu’ils auront fait leur déclaration devant lesdits juges, les enfans, parens ou autres domiciliés en France, appelés à recueillir leur succession, & même à l’égard du mobilier seulement, ceux domiciliés en pays étranger, en auront délivrance, en justifiant par un certificat en la forme prescrite par l’article précédent, que lesdits étrangers étoient employés auxdits défrichemens ou desséchemens.

Régistré ce requérant le Procureur-général du Roi, pour être exécuté selon sa forme & teneur, à la charge qu’il ne pourra être entrepris aucun défrichement que du gré, consentement ou concession des propriétaires des terreins incultes, des seigneurs à l’égard des terres abandonnées, & sans que de la qualification des terres incultes, donnée par l’article premier à celles qui depuis quarante ans n’auroient produit aucunes récoltes, il puisse être tiré aucune conséquence relativement aux contestations sur la nature & qualité des dixmes ordonnée par ladite déclaration ; comme aussi, sans que l’énonciation d’aucuns arrêts ou réglemens qui n’auroient point été revêtus de lettres-patentes enrégistrées en la cour, puisse être tirée à conséquence, ni suppléer au défaut d’enrégistrement ; & copies collationnées envoyées aux bailliages & sénéchaussées du ressort, pour y être lues, publiées & régistrées. Enjoint aux substituts du procureur du Roi d’y tenir la main, & d’en certifier la cour dans le mois, suivant l’arrêt de ce jour. À Paris, en parlement, toutes les chambres assemblées, le 22 août 1766.

Signé, Dufranc.
Arrêt du Conseil d’État du Roi, rendu en interprétation de la Déclaration du 13 Août 1766, concernant les Privilèges & Exemptions accordés à ceux qui entreprendront de défricher les Landes & Terres incultes.
Du 2 Octobre 1766.
Extrait des Registres du Conseil d’État.

Sur ce qui a été représenté au Roi, étant en son conseil, qu’entr’autres dispositions, la déclaration du 13 août 1766, porte que ceux qui défricheront des terres incultes, jouiront pour raison de ces terreins, pendant l’espace de quinze années, de l’exemption des dixmes, tailles & autres impositions généralement quelconques, même des vingtièmes tant qu’ils auront cours ; que les propriétaires des terreins incultes, leurs cessionnaires ou fermiers ont été dispensés encore de payer les droits d’insinuation, centième denier, pour les baux faits relativement à l’exploitation de ces terreins, quoiqu’ils soient pour un terme au-dessus de neuf années jusqu’à vingt-sept & même vingt-neuf ans : mais que ces baux ne sont pas les seuls actes que les défrichemens donneront lieu de passer ; qu’un particulier qui aura entrepris de mettre en valeur une certaine quantité de terres, ne pourra le plus souvent y parvenir qu’en concédant une partie de ces terres à d’autres personnes, ou en les associant à son exploitation ; que les traités qui seront faits en conséquence, les ventes, cessions transports, subrogations, & autres actes semblables paroissent mériter autant de faveur que les baux de vingt-neuf années & au-dessous ; qu’ainsi ces différens actes devroient jouir de la même exemption ; que cependant cette exemption, est bornée aux baux uniquement, & qu’elle n’a même pour objet que les droits de centième & demi-centième denier, en sorte que ceux de contrôle des baux & autres actes continueront à être perçus sur le pied réglé par le tarif du vingt septembre 1722, si Sa Majesté ne se portoit pas à ses affranchir ; qu’indépendamment du contrôle du centième denier, il se présentera quelquefois des cas où les actes relatifs aux défrichemens, &c. donneront ouverture aux droits de franc-fiefs & amortissemens, ce qui pourroit, (si l’exemption de ces droits n’étoit point prononcée également) arrêter les entrepreneurs dans leurs opérations, & les rendre plus difficiles ; qu’enfin les colons & autres particuliers employés aux défrichemens, seront tenus de payer la capitation, parce que cette imposition est personnelle ; mais qu’il paroîtroit à propos de la fixer modérément, afin d’encourager de plus en plus les exploitations. Sur quoi Sa Majesté voulant faire connoître ses intentions & donner de nouvelles marques de sa protection à ceux qui entreprendront le défrichement des terres incultes, vu la déclaration du treize août 1766 : ouï le rapport du Sr de l’Averdy, conseiller ordinaire, & au conseil royal, contrôleur général des finances, le Roi étant en son conseil, a ordonné & ordonne ce qui suit.

I. Les propriétaires des terres incultes qui entreprendront de les mettre en valeur, leurs cessionnaires, successeurs ou ayans cause, jouiront pendant le temps porté par la déclaration du 13 août 1766, de tous les privilèges & exemptions qui leur ont été accordés, en remplissant les formalités ordonnées par les articles II & III de cette déclaration.

II. Jouiront aussi les étrangers qui seront employés aux défrichemens, des privilèges particuliers qui leur ont été prescrits par la même déclaration.

III. Les cessionnaires ou ayans cause & les entrepreneurs des défrichemens qui ne seront pas nobles, jouiront en outre pendant quarante années d’exemption des droits de franc-fiefs pour tous les terreins défrichés ; & s’il est établi dans l’étendue desdits défrichemens des églises paroissiales, ou des paroisses succursales, il ne sera payé aucun droit d’amortissement, pour raison de ces établissemens.

IV. Tous les actes qui seront passés pendant le même espace de quarante années par les propriétaires des terres incultes, leurs successeurs, cessionnaires ou ayans cause, soit entr’eux ou avec d’autres particuliers, pour raison des défrichemens, seront contrôlés, sans qu’il puisse être exigé autres ni plus grands droits de contrôle, que dix sols pour chacun acte, de quelque nature ou espèce qu’il soit.

V. Et dans le cas où quelques-uns des actes mentionnés à l’article précédent donneront ouverture aux droits d’insinuation, centième & demi-centième denier, ces droits ne seront payés que sur le pied seulement d’un denier par arpent, sans néanmoins qu’ils puissent être perçus pour les baux de vingt-neuf ans & au-dessous, conformément à l’article de la déclaration du 13 août 1766.

VI. Les colons & autres personnes employées aux défrichemens, seront taxés à la capitation par les sieurs intendans & commissaires départis dans les provinces & généralités du royaume, à raison de vingt sols seulement par chacun. Enjoint Sa Majesté, auxdits sieurs intendans & commissaires, départis, de tenir la main à l’exécution du présent arrêt, qui sera imprimé, publié & affiché par-tout où besoin sera. Fait au conseil d’état du roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles le deuxième jour d’octobre 1766.


CHAPITRE II.

Examen des avantages & désavantages des Défrichemens.


Si les défrichemens augmentent le nombre des citoyens, & sur-tout s’ils augmentent celui des tenanciers, il n’est pas douteux qu’ils soient d’un avantage inappréciable ; mais s’ils servent uniquement à multiplier les terres labourables, ils ne produisent plus aucun effet ; au contraire, ils préjudicient à la bonne culture de celles qui existent déjà : ces idées paroîtront paradoxales, au premier coup-d’œil, à celui qui, du fond de son cabinet, juge de l’agriculture du royaume. Entrons dans quelques détails.

On se plaint dans toutes nos provinces que les bras manquent ; que les arts, ou de nécessité première, ou de luxe attirent les habitans des campagnes dans les villes : la quantité étonnante de paysans qui s’y jette pour y augmenter la classe la plus méprisable de tous les hommes, celle des laquais, finit par les dépeupler : un seul coup-d’œil sur les provinces voisines de la capitale, offrira la preuve la plus convaincante de ce que j’avance. C’est une race perdue : ayant une fois bu dans la coupe empoisonnée des grandes villes, ils oublient le lieu qui les vit naître. Le soldat, au contraire, gagne à sortir de son pays ; il y revient presque toujours, & rapporte avec lui des idées de cultures différentes de celles de son canton, & souvent on lui doit des révolutions heureuses, dont je pourrois citer plusieurs exemples. Si, d’après un aveu arraché à la vérité & au besoin, les bras manquent, il y a donc trop de terrein cultivé en France, puisque chaque propriétaire a la manie d’en exploiter toujours à la hâte, & par conséquent mal, la plus grande étendue possible. Que gagne donc le gouvernement, dans les défrichemens, en général, qui n’augmentent pas le nombre des propriétaires ? Rien, & encore rien.

Tout terrein inculte, en France, appartient ou au roi ou au gens d’église, ou au seigneur du lieu, ou aux communautés, ou à de grands tenanciers.

S’il appartient au roi, que de démarches, que de formalités à remplir, avant d’en avoir la concession ! & l’habitant de la campagne ne saura comment s’y prendre, ni à qui s’adresser pour l’obtenir. Le riche propriétaire connoîtra la porte à laquelle il faut frapper, & comment il faut y frapper ; il obtiendra, pour lui seul, ce qui auroit fait le bonheur de vingt journaliers qui seroient devenus tenanciers. Le grand propriétaire destinera souvent son immense concession à la vaine pâture de ses troupeaux, ou, s’il la cultive, elle ne rendra jamais le quart de ce qu’elle auroit rapporté entre les mains de ces vingt journaliers, parce qu’il n’y a que les petits héritages qui soient bien cultivés.

Les gens d’église n’aiment point à inféoder ; & l’édit qui leur a défendu d’acquérir, auroit dû leur permettre de vendre : de temps à autre une partie de leurs biens seroit rentrée dans la masse de ceux de la société, au lieu qu’ils en sont irrévocablement séquestrés.

Lorsqu’on leur parle de défricher, ils répondent : nous ne sommes pas assez riches. Inféodez donc ! Nous ne le ferons pas, parce que, peut-être un jour, nous ferons cultiver. Ainsi, d’une manière ou d’une autre, le terrein reste en friche. Cependant cela vaut mieux que s’ils faisoient de grandes inféodations à de grands propriétaires ; ils diminueroient le nombre des bras des environs, au lieu qu’en inféodant par petites parcelles à de simples journaliers, ils isolent à leurs journées, comme par le passé, & malgré cela ils trouveroient encore le temps de bien travailler leurs petites possessions : j’en ai mille exemples sous les yeux, & je puis dire que le produit de ces petites possessions fait honte aux nôtres. La vraie richesse de l’état est dans les petites possessions ; c’est elles qui assurent les plus forts produits : celles qui sont grandes & très-grandes nuisent au bien de la société.

Si le terrein appartient au seigneur, toujours affamé d’argent, il veut vendre ; & comme tous les tenanciers ont autant de terre qu’ils en peuvent travailler, personne ne s’empresse d’acheter du mauvais terrein, & peut-être encore à des conditions très-onéreuses. Je dirois au seigneur : Vous devez, par état, être le père, l’appui, la ressource des malheureux habitans de votre terre : choisissez les plus pauvres journaliers, les plus chargés d’enfans & les plus honnêtes ; divisez vos friches en plusieurs lots, & cédez-leur-en la propriété sous une modique redevance annuelle, dont le premier paiement commencera quatre ou six ans après le jour de la concession : ils béniront la main qui assure leur subsistance ; & cette main, qui paroît si bienfaisante, gagnera plus par les redevances, par les droits de mutations, que si elle avoit elle-même défriché le terrein.

Les biens des communes ou communautés d’habitans, sont toujours en friche, & ils ne peuvent pas être aliénés : chaque habitant y a droit, ou, ce qui est la même chose, a le droit de rendre le sol encore plus mauvais par ses déprédations journalières. (Voyez ce qui a été dit au mot Communaux)

Les grands tenanciers qui ne sont pas seigneurs, sont, plus que les autres, dans l’impossibilité de se dessaisir des friches, & moins dans le cas de les mettre en valeur. Ils peuvent, tout au plus, les concéder sous des redevances un peu fortes : dès-lors il n’y a plus de preneurs. S’ils veulent établir pour eux les droits de mutations, les preneurs auront, par la suite, à payer ces droits, & au bailleur, & au seigneur ; de sorte que ces doubles droits rebuteront les nouveaux acquéreurs. Grands tenanciers ! avez-vous des terres incultes & de peu de valeur ? petit à petit convertissez-les en bois ; mais travaillez sans relâche à améliorer les bonnes terres. Si vous êtes pères de famille, vous doublerez ainsi la valeur de l’héritage que vous laisserez à vos enfans.

Qu’est-il arrivé des grandes & immenses concessions que le gouvernement a faites à plusieurs seigneurs, ou à des intrigans qui sollicitent tout, pour ainsi dire, auprès des ministres ? Ils poursuivoient avec avidité les titres de ces propriétés, non pour faire valoir par eux-mêmes, mais comme un objet de spéculation. La redevance qu’ils devoient payer à la couronne, étoit, par exemple, de vingt sous par arpent ; ils ont cru ensuite les inféoder à une somme beaucoup plus forte ; il ne s’est point présenté d’acquéreur, & les fonds sont aujourd’hui tels qu’ils étoient il y a cinquante ans, avec la différence cependant qu’ils sont perdus pour la société.

Si, au lieu de concéder à des intrigans, le gouvernement, qui cherche à encourager l’agriculture, eût dit à tout étranger ou à tout françois qui voudra venir habiter en tel endroit : Il lui sera concédé une telle étendue de terrein, & accordé des facilités pour s’y loger, &c. alors le sol auroit été vraiment défriché & bien cultivé, au lieu que l’encouragement accordé par les lettres-patentes, n’a pas produit le bien que le gouvernement pouvoit & devoit en attendre. Deux raisons essentielles s’y sont opposées ; les conditions imposées par ceux qui avoient obtenu les titres des concessions, & le manque de bras. On a mieux aimé continuer la culture des bonnes terres, que d’entreprendre celle des mauvaises.

Les terres en friche, en France, le sont, ou en raison des propriétaires, comme on vient de le dire, ou à cause de la nature du fonds. Un bon sol en friche appartient, ou au Roi, ou à une communauté d’habitans : ainsi, entraves sur entraves pour son défrichement. Si le sol est bon, & qu’il appartienne ou à un seigneur ou à des particuliers, quelle est donc la raison de sa stérilité ? L’éloignement des habitations, & sur-tout le manque de bras ; car on ne peut pas supposer les hommes assez dénués de bon sens, pour ne pas cultiver un terrein qui dédommageroit amplement des frais d’exploitation. Il y a donc toujours, dans ce cas, quelques raisons morales qui s’y opposent. Si le terrein est mauvais, je conçois très-bien comment les encouragemens n’ont produit aucun effet : cependant plusieurs personnes ont été séduites par l’exemption de toute dixme & de toute imposition royale pendant dix ans, & voici le raisonnement qu’elles ont fait : La dixme lève, en général, la onzième gerbe ; cette imposition ecclésiastique équivaut à la septième gerbe à cause des avances des frais de culture, & qu’elle se prend sur le produit le plus réel. Les impositions royales, sous toutes les dénominations quelconques, réduisent ces sept gerbes à quatre gerbes & demie ; de sorte que nous aurons effectivement un bénéfice de cinq gerbes & demie. Défrichons donc : peu nous importe que le terrein soit épuisé ou entraîné vers la dixième année ; notre spéculation n’en aura pas été moins bonne. Ces hommes raisonnent bien : tout ce qu’ils ont dit est arrivé, & le sol est aujourd’hui plus en friche que jamais ; il faudra peut-être un siècle pour lui rendre quelques pouces de terre végétale. Je parle d’après des faits. Avant cette exploitation, des troupeaux paissoient & vivoient sur ce terrein ; aujourd’hui, à peine ils y trouveroient un brin d’herbe.

Puisque nous avons, en général, plus de bonnes terres qu’on n’en peut parfaitement bien cultiver, par la privation des bras, je crois que les encouragemens désignés dans la déclaration du Roi, auroient dû porter seulement sur les bonnes terres qui sont négligées, soit à cause de l’éloignement des cultivateurs, soit parce qu’elles sont marécageuses ou noyées. Dans ce second cas, il en seroit résulté la salubrité du canton, & une augmentation de bonnes terres pour les villages qui en manquent.

Presque tous les pays à coteaux sont, en grande partie, ruinés depuis les grands défrichemens. Les sommets étoient garnis d’arbres ou de broussailles ; il s’y formoit, chaque année, de la terre végétale ; l’eau de pluie, retenue par leurs racines, l’entraînoit peu à peu vers le bas, & fertilisoit le coteau. Aujourd’hui ces eaux coulent comme des torrens, déracinent les pierres, charrient les terres bonnes & mauvaises, & le rocher reste à nu. Le grand Duc de Toscane a permis de défricher les coteaux jusqu’à une certaine hauteur ; mais avant de commencer cette opération, il a fallu que le propriétaire plantât en bois la partie supérieure. Avec une pareille modification dans la déclaration du Roi, on auroit évité la ruine de plusieurs contrées.

De ces défrichemens portés à l’excès ; car, en France, tout se fait par enthousiasme, il en est résulté la diminution des troupeaux, par conséquent des laines, & sur-tout des engrais qui sont le nerf de l’agriculture. Cet exemple est palpable en Languedoc, parce qu’on a mis en culture toute espèce de sol, & que, dans une très-grande partie, il n’y reste que le roc vif.

On a été tout étonné de voir un grand nombre d’oliviers périr dans les hivers de 1766, 1776 & 1781 ; & même, dans certains endroits, ils sont complètement perdus. Cela devoit arriver : le sommet des montagnes, les coteaux, qui leur servoient d’abris contre les rigueurs du nord, se sont abaissés par la dégradation des bois & des terres qui les recouvroient ; dès-lors ils ont changé de climat. À peine aujourd’hui existe-t-il quelques oliviers à Montelimar : voilà la cause de leur dépérissement successif, &, dans quelques années, il n’en existera plus. La même observation a lieu pour les pays de vignobles : on se plaint que les vins de plusieurs cantons ne méritent plus la réputation dont ils jouissoient autrefois ; cependant on y cultive les mêmes plants, le travail est le même ; mais les abris ont changé. C’est encore par la même raison que les vignobles limitrophes des pays où la vigne ne sauroit prospérer, diminuent chaque année.

Si on vouloit calculer exactement la perte du terrein défriché depuis la déclaration du Roi, & la comparer avec le produit de ce qui a été défriché avec avantage, on trouvera certainement que le premier l’emporte du double sur le dernier. Ce seroit à tort qu’on m’accuseroit de critiquer la déclaration du Roi, que je respecte, & dans laquelle je vois empreintes les bonnes intentions du Père commun qui veille sur le bien de sa grande famille ; mais je critique avec raison, & je m’indigne contre l’abus qu’on a fait de cette sage déclaration. Mes compatriotes ! c’est à vous que je m’adresse, & que je dis : Cultivons moins, & cultivons mieux ; si nous défrichons de mauvais terreins, que ce soit pour les planter en bois ; ils vont manquer dans le royaume. Le luxe a introduit l’usage de dix feux dans une maison où deux à trois suffisoient, cinquante à soixante ans auparavant. Chacun abat les forêts, on n’en replante plus : ayons de la prévoyance, lorsque les autres en manquent, & nos plus chétifs terreins acquerront une valeur dont nous serons étonnés peut-être avant qu’il soit vingt ans.


CHAPITRE III.

Des Précautions à prendre avant, pendant et après le défrichement.


Il est bien difficile de prescrire ici des détails utiles à tout le royaume, puisque chaque climat exige des soins particuliers, & ces soins doivent varier suivant la nature du sol, & l’objet qu’on se propose de cultiver.

En général, les terres restées incultes ont un sol peu productif, ou bien elles sont sujettes à être submergées. Ces dernières ne sont pas les plus mauvaises, & souvent, entre les mains de bons cultivateurs, elles deviendroient les meilleures du pays, parce que les eaux y ont accumulé une grande masse de terre végétale. On pourrait les appeler des terres vierges.

Section première.

Avant le Défrichement.

Un homme raisonnable ne se laisse pas séduire par de brillantes chimères, & sur-tout par les écrits des auteurs qui, d’un coup de plume, rendent à l’agriculture des rochers escarpés, dessèchent des marais, en élèvent le sol, fertilisent l’argile par le sable, & le sable par l’argile, &c. Leur plume ressemble à la baguette des fées, qui produit les enchantemens, les merveilles & les métamorphoses. Il commencera par dire, j’ai tant d’arpens à défricher ; un homme gagne tant, & son travail se réduit à tant. Somme totale, il m’en coûtera tant. Voilà le premier apperçu ; passons au second.

J’ai supposé que la facilité du travail seroit égale dans toute l’étendue du terrein, & que chaque homme rempliroit exactement sa tâche : deux suppositions chimériques, renversées, ou par la rencontre de quelques rochers, de quelques amas de pierres, ou d’une couche de terre plus dure, &c. & par la différence du travail d’un homme à un autre homme. Ainsi, pour l’article des accidens, je dois compter la moitié en sus de la première dépense. Cependant, afin de ne pas être induit en une erreur trop forte, je vais faire sonder en différens endroits ; plus je multiplierai ces sondes, moins je craindrai de me tromper dans mes calculs.

Quel sera le parti le plus économique ? Donnerai-je à prix fait, ou ferai-je travailler à la journée ? À prix fait, je serai surement trompé : l’ouvrier, plus accoutumé que moi à juger du travail, exigera un salaire au-dessus de la valeur ; & pour gagner encore plus, l’ouvrage sera fait à la hâte. Si je prends le second parti, la dépense doublera ; & le défrichement sera bien fait, si je ne perds pas mes ouvriers de vue. À quoi faut-il donc se résoudre ? Au dernier parti, quoique le plus coûteux, ou au premier, si je m’accommode de toute espèce de travail.

Un homme qui fait défricher, doit être convaincu qu’il importe peu à l’ouvrier que l’ouvrage soit bien ou mal fait, pourvu qu’il ait de nombreuses journées, & qu’il soit payé. Il en est ainsi dans toutes les provinces. Le but du défrichement est de faire produire à la terre des récoltes qu’elle refusoit auparavant. L’homme sensé examinera donc, après avoir calculé les frais de culture, & les avoir ajoutés aux premières avances pour les frais du défrichement, si les récoltes que, sans prévention, il espère en retirer, équivaudront à l’intérêt, 1°. des frais qu’il vient de faire ; 2°. si, outre cet intérêt couvert, il restera un gain réel ; 3°. si le bénéfice sera le même pendant les années suivantes ; 4°. quelle augmentation de valets, d’animaux ce défrichement rend indispensables.

Tout défrichement, entrepris sans être auparavant précédé d’un semblable & même d’un plus rigoureux examen, ruinera le propriétaire. Le mal sera encore bien plus grand, s’il est assez fou pour emprunter. Les saisons peuvent déranger les récoltes, & il ne faudra pas moins payer les intérêts & le capital aux époques convenues. Si quelqu’un me consultoit sur un défrichement à faire, je lui demanderais : Combien estimez-vous qu’il coûtera ? Et je lui dirois, d’après sa réponse : Avec la même somme achetez dans votre voisinage un champ en bon état. Je croirois lui donner un conseil fort sage. Un autre conseil vaudrait peut-être mieux ; ce seroit d’employer cet argent à bonifier les fonds que l’on possède. On aurait toujours assez de terrein, s’il étoit bien cultivé.

Je ne veux pas dire qu’on ne doive, en aucun cas, défricher ; mais le véritable besoin n’en est pas très-fréquent. Si vous avez mis en pratique les préceptes donnés aux mots Abondance, Amélioration ; si toutes vos possessions, vos bâtimens, vos animaux de labourage, vos troupeaux, &c, sont dans le meilleur état possible ; enfin, si vous avez des avances, vous pouvez défricher en raison de ces mêmes avances, & non au-delà. Dans ce cas, cherchez à arrondir vos champs, & à ne laisser rien d’inculte dans tout ce qui vous environne. L’exploitation d’un champ éloigné de la métairie, coûte le double par la perte du temps, consommée en allées & venues, & elle reste toujours imparfaite.

Si vous avez près de vous des flaquées d’eau, des parties marécageuses, il ne faut rien épargner jusqu’à ce qu’elles soient en valeur. Il en résultera deux grands avantages : acquérir un sol précieux, & rendre salubre l’air que l’on respire.

Si l’objet à défricher est formé par un sol léger, par un rocher qui se brise aisément, & dont le grain se désunisse & se réduise avec facilité en terre ; enfin, si la situation de ce terrein est bien exposée au midi, & garantie par un bon abri, (Voyez ce mot) plantez une vigne, & choisissez les plants reconnus pour donner le meilleur vin.

Tout terrein bon par lui-même, & susceptible de produire du bon grain, ne doit jamais être sacrifié aux vignes. Ce seroit mal entendre ses intérêts, & nuire à ceux de la masse générale de la société. (Voyez l’article Vigne)

Si le sol est maigre & en état de ne produire habituellement que du petit grain, il ne vaut pas la peine d’être mis en culture réglée ; c’est le cas de le défricher uniquement pour le couvrir de bois.

Toutes ces considérations une fois bien établies, & après avoir bien raisonné l’opération à laquelle on va se livrer, le premier soin est de songer aux chemins qui doivent y conduire ; sans cette précaution, les bêtes employées aux charrois, & les voitures sont plus abîmées dans un an qu’elles ne le seroient en quatre ou cinq, & le prix de l’exploitation augmentera du double. Le second, si le terrein est en pente, d’ouvrir un fossé sur toute la longueur de la partie supérieure, afin de détourner les eaux, & les porter sur les côtés ou leur donner une issue qui ne nuise point au sol. Si l’étendue est vaste, le fossé supérieur ne sera pas suffisant ; il est nécessaire encore de couper le terrein par de nouveaux fossés & dans le sens qui leur convient. On espèreroit vainement avoir de bonnes récoltes en grains dans une situation trop droite, il faut que la pente soit au plus de quarante-cinq degrés ; une inclinaison plus rapide nécessite la culture des bois ou des vignes, si on est assez riche pour y élever en pierres sèches, terrasses sur terrasses, comme on le pratique au territoire de Côte-Rôtie & le long du Rhône, depuis Vienne jusqu’un peu au-delà de Tournon.

Si l’endroit à défricher est en plaine, il est important de reconnoître le lieu le plus bas & le plus susceptible de procurer un dégagement facile aux eaux ; si cette expulsion des eaux est impossible, renoncez au défrichement ; au contraire, augmentez leur retenue, convertissez le sol en étang. ; mais ayez soin que les bords, même dans les plus grandes eaux, ayent au moins trois pieds de profondeur, sans quoi vous rendrez l’air mal-sain. (Voyez le mot Étang) Si je proposois à un hollandois un pareil desséchement, il me répondroit qu’au moyen d’un pouldre ou moulin-à-vent, qui élève les eaux à une certaine hauteur, il viendroit facilement à bout de mettre à sec ce sol humide, & de le convertir en un bon pâturage. C’est ainsi que ces industrieux cultivateurs sont parvenus à dessécher la Hollande, & à se procurer des prairies immenses.

Ce n’est pas assez d’avoir rempli les conditions énoncées ci-dessus, il faut encore enclore l’endroit à défricher par des haies vives. (Voy. ce mot) Elles garantiront le champ des incursions des animaux, formeront des abris, à leur pied des amas de terre végétale, & si elles sont bien entretenues, elles fourniront par la suite plus de bois à brûler lors de leur tonte, que l’on n’en couperoit sur une pareille étendue de terrein plantée en bois taillis ; l’espace occupé par les haies n’est donc point un espace perdu.

Les défrichemens ont pour objet, ou des étendues très-considérables ou de petites portions de terrein. Dans le premier cas, l’endroit est ou éloigné des habitations, ou en est rapproché ; la même distinction a lieu pour le second cas.

L’éloignement des habitations rend les défrichemens infiniment coûteux, cependant il est facile d’éviter cet excès de dépense. Personne n’entreprend de grandes opérations, sans auparavant avoir levé le plan de son terrein, & avoir déterminé chaque portion au genre de culture qui paroît la plus favorable ; ensuite on s’assure, par les nivellemens, de la situation du local, afin de donner aux eaux un écoulement naturel ainsi qu’il a déjà été dit. D’après ces dimensions, il est probable, & même il convient que les bâtimens qui doivent composer la métairie, soient placés au centre, & que le plan de ces bâtimens soit tracé sur le papier, de manière qu’il reste seulement à mettre la main à l’œuvre. Un plan général ainsi conçu après de mûres réflexions, réunira le tout dans un ensemble dont chaque parties correspondront les unes avec les autres, & préviendra de grands remuemens de terres aussi inutiles que coûteux.

Sur le lieu où seront dans la suite placés les bâtimens de la métairie, commencez à élever la partie qui formera une des écuries, & construisez de manière qu’il n’y ait pas à y retoucher. Cette portion de bâtimens servira d’hangar, lorsque vous commencerez le défrichement ; de logement & de cuisine aux ouvriers, enfin de retraite aux animaux.

Après une telle précaution, il ne reste plus qu’à conduire les ouvriers sur les lieux, & à convenir avec eux qu’ils retourneront à la ville ou au village seulement le samedi soir, reviendront coucher le dimanche soit, & apporteront leur nourriture pour toute la semaine. Sous quelque prétexte que ce soit n’entreprenez pas de les nourrir ; vous aurez beau dépenser le double qu’eux, ils ne seront jamais contens ; vous doublerez vos frais en pure perte, & ils ne vous en sauront aucun gré ; payez en argent, & vous saurez ce que vous dépenserez.

Si le défrichement est d’une étendue médiocre, dans un lieu éloigné, & qu’on ne soit pas dans l’intention d’y construire par la suite une habitation, alors une baraque, un hangar proportionné à la quantité d’ouvriers à employer, sera suffisant. La perte sera peu considérable, lorsqu’il faudra le renverser, & les bois & les planches ne seront pas perdus.

Divisez vos ouvriers par compagnie de dix, dont un, le plus intelligent, sera nommé le chef & répondra des autres.

Ayez un inspecteur & plusieurs sous-inspecteurs, si le besoin l’exige ; leur fonction sera, celle de l’inspecteur, de veiller sur les sous-inspecteurs, & ceux-ci sur les ouvriers qu’ils ne perdront jamais de vue. Trois fois par jour l’inspecteur fera l’appel, le matin avant d’aller à l’ouvrage ; après le diner & le soir en finissant le travail, afin de s’assurer que les ouvriers n’ont point été perdre leur temps au village.

C’est une erreur de penser qu’il faille mettre un grand nombre d’ouvriers à la fois. Ils en travaillent moins ; un seul babillard distrait tous les autres. Si j’étois dans une pareille position, j’aimerois mieux composer les brigades seulement de cinq, & les placer de manière qu’elles ne se verroient pas. Qu’un ouvrier cesse un instant de travailler, tous les autres l’imitent ; qu’il y ait un bloc de pierre à déplacer, ils se mettront dix ; tandis que quatre suffiroient, & dix autres les regarderont faire. Faut-il abattre un arbre ? le plaisir de le voir tomber les détournera tous, &c. J’ai suivi les ouvriers, & je connois leurs allures.

Si vous ne fournissez pas les outils aux ouvriers, que l’inspecteur se fasse présenter, chaque samedi soir, ceux dont ils se servent. Une pelle, une pioche usée à moitié de sa longueur où de sa largeur, ne fait que la moitié du travail, & le résultat est une demi-journée, au lieu d’une journée entière. Si, par les conventions, les outils sont à votre charge, leur nombre doit excéder celui des ouvriers ; ils en briseront & useront beaucoup, & l’ouvrier ne fera rien pendant qu’ils seront à la forge.

Je viens d’entrer dans des détails peut-être minutieux ; mais je demande à ceux qui ont fait beaucoup défricher, s’ils sont inutiles ? Les grandes entreprises ne réussissent que par les petits soins de détail ; & ce que l’on appelle petite économie, va plus loin qu’on ne pense.

Si, dans les défrichemens on doit se servir de bœufs, de chevaux, de charrues, de charrettes, de tombereaux, &c. il faut un hangar pour loger les voitures, une écurie pour les bêtes, & un local pour les fourrages. Le transport des terres à la brouette, (Voyez ce mot) est le moins coûteux. Si la distance est un peu éloignée, le tombereau dont on s’est servi pendant la construction du pont de Neuilly, sera très-utile. (Voyez le mot Voiture) Quant aux charrues, il est prudent de les avoir doubles, & même triples à cause des fractures. De ces préparatifs, passons au défrichement réel.

Section II.

De l’opération du Défrichement.

Je donne à toute terre en friche le nom général de lande, & j’en distingue deux espèces qui peuvent encore se sous-diviser en un grand nombre. J’appelle la première, lande maigre, & communément elle est couverte de bruyères : son sol est une terre maigre, sans liaison, & sabloneuse. Tels sont les dépôts formés par les rivières dont le cours est rapide, ou par la mer. J’appelle lande grasse, la terre qui est couverte de fougère, de broussailles, de bois. Dès qu’on voit la fougère, & l’yèble ou petit sureau prospérer & se multiplier dans un tel fonds, on est assuré que la couche de terre est susceptible d’une bonne culture.

I. Des landes maigres. Deux causes générales concourent à ses rendre telles : la couche supérieure, & la couche inférieure. La première est ordinairement sablonneuse, & la seconde argileuse. Quelquefois, & presque toujours, entre ces deux couches, il s’en trouve une troisième, qui est un dépôt ferrugineux, de plusieurs pouces d’épaisseur, & comme en table ; souvent cette épaisseur est du double ou du triple. Cette uniformité m’a frappé dans toutes les grandes landes à bruyères que j’ai visitées : celles qui régnent presque depuis la sortie d’Anvers, jusqu’à Rocfem sur le territoire de Hollande, dans les environs de Loo, d’Utrecht, dans la Gueldre, dans la Sologne, dans le Bordelois, &c. sont en tout semblables. La couche inférieure empêche de travailler la supérieure. On doit, par la raison de la ténacité de la couche inférieure, mettre dans la classe des landes maigres les terreins formés de craie dure & solide, & ceux d’argile pure ou presque pure.

Il y a deux manières de défricher ; ou avec le secours des animaux, ou à bras d’homme. La lande maigre dédommagera-t-elle jamais de la dépense faite à bras d’homme ? Je ne le crois pas.

Si j’avois à mettre en valeur un pareil terrein, je me servirois de la charrue, (voyez ce mot) montée sur des roues, année d’une longue flèche, d’une forte oreille ou versoir, & de tous ses accessoires tranchans, afin de couper les racines des mauvaises herbes, des bruyères, & de les enterrer sur le champ.

Plusieurs auteurs ont conseillé de les brûler, parce que leurs cendres, & les sels alcalis qu’elles contiennent, fertilisent la terre. Je conviens de ce principe ; mais cet engrais est médiocre : la flamme entraîne avec elle une grande partie des sels ; & de la cendre ajoutée à une terre qui manque de lien, est tout au plus un engrais momentané. Il vaut beaucoup mieux enterrer les plantes : par leur décomposition, elles fournissent de la terre végétale, cet humus si précieux, base de toute végétation, & qui forme la charpente des plantes.

Le premier labour doit être donné, lorsque la majeure partie des plantes est en fleur ; 1°. parce que ce moyen est le plus prompt pour les détruire, puisqu’on n’enterre point de graines ; 2°. parce que toute plante, fortement endommagée lors de sa grande végétation, périt plus facilement ; 3°. parce qu’à cette époque, la plante est plus remplie de principes que dans toute autre circonstance, & par conséquent rend à sa terre tous les principes qu’elle a absorbés, sans parler de ceux de l’atmosphère.

Après plusieurs profonds labours, croisés dans tous les sens, il convient de passer la herse, afin de tirer hors du champ les plantes qui ne sont pas enterrées, ou qui le sont trop peu ; elles se dessécheroient à l’air, & perdroient leurs principes. Si on n’a pas la facilité de les porter sous les bêtes, afin de les y faire pénétrer par leur urine & par leurs excrémens, il convient, dans différentes parties du champ, & sur les bords, d’y faire des monceaux composés d’un lit de bruyères, de mauvaises plantes & d’un lit de terre. Lorsque le monceau est fini, & de toute part recouvert de terre, on le bat fortement, afin que les pluies ne le pénètrent pas, & ne délavent pas les principes de végétation qu’il contient, & qui s’y forment : d’ailleurs ces monceaux attirent & s’imprègnent des émanations de l’atmosphère, ainsi qu’il a été dit au mot Amendement, & dans le dernier chapitre du mot Culture.

Si, absolument, on veut défricher à bras les landes maigres, ce que je ne conseille pas, & ce que je ne conseillerai jamais en grand, on doit également enterrer les herbes. Il ne faut jamais perdre de vue que ce terrein est dénué de principes, & qu’il s’agit de lui en procurer. Si on est dans l’heureuse position d’avoir beaucoup d’engrais, ils seront, chaque jour, répandus sur la partie qu’on défriche, &, pour ainsi dire, à mesure qu’ils arrivent de la basse-cour. On en sent facilement les raisons.

Je ne vois qu’un seul cas où des landes maigres doivent être défrichées à bras ; c’est lorsque la lande touche la métairie. On profite alors des jours d’hiver, pendant lesquels tous les travaux de l’agriculture sont suspendus, & le temps est employé utilement par les gens de la métairie. Ce travail, j’en conviens, ne vaut pas celui qui seroit fait au printemps ; mais on verra, dans le Chapitre suivant, qu’il ne sera pas perdu.

Sous le nom de lande maigre, je ne prétends point parler de ces rochers friables que l’on désunit & dispose à recevoir la vigne ; c’est une opération toute différente, dont il sera question au mot Vigne.

II. Des landes grasses. Veut-on convertir un bois en prairies, en terres labourables, & même cette portion de terrein n’étant couverte que de fortes broussailles ; il faut nécessairement appeler des bras ; les animaux attachés à la charrue la briseroient plusieurs fois par jour, & le défrichement seroit encore imparfait. Si le lieu à défricher n’est pas éloigné d’une ville où le bois ait du débit, il est constant que la main-d’œuvre pour le dessouchement sera payée & au-delà. S’il en est trop éloigné, si les chemins sont trop mauvais, on a la ressource de le convertir en charbon ; & sous un moindre volume, il double ou triple de valeur ; la spéculation est bonne : que si, ni l’un ni l’autre de ces partis n’est praticable, je ne vois pas pourquoi l’on défricherait, puisque les charrois des récoltes & leurs frais, multipliés en raison de l’éloignement, absorberoient le produit. Malgré ces vérités, si on a encore la fureur de défricher, c’est le cas de brûler sur la place les broussailles & leurs racines. Ici la position est bien différente de celle des landes maigres : la terre végétale ou humus ne manque pas, elle est toute formée & en abondance, le fonds est bon, & une augmentation de sel alcali (voyez ce mot) est très-avantageuse.) Ils se combineront avec les substances graisseuses & animales, les réduiront à un état savonneux, enfin prépareront la substance de la sève. (Voyez le dernier chapitre du mot Culture) D’ailleurs le sol des landes de cette espèce, est ordinairement fort & tenace, & la cendre des bois brûlés, outre les sels qu’elle contient, agit mécaniquement sur le fonds ; elle en divise les molécules, les détache les uns des autres, & leur donne plus de légèreté. Les auteurs ont donc eu raison de conseiller l’écobuage ; (voyez le mot Écobuer) mais ils sont tombés dans l’erreur lorsqu’ils l’ont généralisé.

Un pareil terrein, pour peu qu’il soit chargé de troncs d’arbres, de buissons, de broussailles, exige nécessairement d’être défriché à tranchée ouverte, autrement on courrait les risques de voir de nouvelles tiges pulluler à tous les coins. On a beau vanter les charrues montées sur des trains très-élevés, armées de couteaux, &c. jamais on ne parviendra à détruire complètement les racines, & par conséquent les rejets. Cependant afin d’éviter la dépense, ces charrues sont à préférer, lorsque l’es arbres ou broussailles sont en petite quantité ; parce qu’on les arrache auparavant à bras d’homme. Les forts labours retourneront la terre, l’ameubliront, & petit à petit la disposeront à recevoir la semence, & à décupler au moins son produit.

Ce que je dis des landes grasses éloignées de la métairie, s’applique d’une manière plus spéciale à celles qui en sont plus rapprochées. Elles méritent véritablement l’attention & toute la vigilance du cultivateur ; je doute même qu’il y ait un bénéfice réel à cultiver les premières, quoique leurs produits soient considérables. Un agriculteur intelligent calcule le temps perdu pour aller travailler ce champ, & celui pour en revenir ; la difficulté d’y conduire la semence, les engrais, d’en rapporter la récolte. &c. Que sera-ce donc si les chemins sont mauvais, il faudra doubler ou tripler le nombre des animaux destinés à la charrette, &, calcul fait des avantages & des désavantages, souvent le produit net sera zéro. Je ne vois qu’un seul cas où il soit avantageux de procéder à de grands défrichemens des landes grasses, mais éloignées de l’habitation ; c’est lorsque l’on veut y construire une métairie. Alors les travailleurs placés dans le centre du défrichement, ont l’œil à tout, & leurs bras s’étendent sans peine sur tous les points de la circonférence ; il ne reste plus que le transport des denrées, ce qui est un grand inconvénient. On y rémedie en prenant un genre de culture différent de celui des autres métairies ; la prudence & l’économie dictent de faire consommer sur les lieux mêmes tous leurs produits, soit en multipliant les troupeaux, en élevant du bétail, des chevaux, des cochons &c., & ne conservant des terres à grains, que ce qui est indispensable pour la nourriture des habitans de la métairie.

Si dans cet endroit éloigné, le bois a du débit, laissez subsister celui qui existe, & plantez-en de nouveaux. Cette nature de bien ne ressemble pas à celle des terres à grains qui, chaque année ou assez mal à propos tous les deux ans, donnent un bénéfice ; avec les bois, il faut l’attendre pendant longues années, à la vérité ; mais une fois venus, ils ne coûtent ni soins, ni peines, ni dépenses, & tout-à-coup, ils donnent de quoi acheter de nouveaux domaines. Si l’on calculoit les frais qu’entraînent les cultures réglées, ce que l’on paye en impositions royales ou ecclésiastiques, l’achat & l’intérêt de l’achat des bestiaux, des instrrumens aratoires, leur entretien, leur renouvellement &c. ; que l’on déduisît ces dépenses des produits enfin, que l’on comparât les produits nets avec ceux que donnent une coupe de bois ; à coup sur la balance pencheroit prodigieusement en faveur du dernier. Cette observation devroit toujours être présente à l’esprit d’un père de famille qui aime ses enfans. Voilà des dots toutes trouvées pour le mariage des filles.

Section III.

Des précautions à prendre après le Défrichement.

I. Des landes maigres. Je suis bien éloigné du sentiment de presque tous les écrivains sur l’agriculture, qui conseillent de semer aussitôt que l’on a défriché ; je pense que l’espace de quinze à dix-huit mois après, est à peine suffisant. Cette assertion paraîtra outrée à celui qui ne réfléchit pas : raisonnons donc pour lui.

De méchantes bruyères ont peine à végéter dans les landes maigres ; une herbe fluette & basse tapisse de part en part la surface, & le reste est recouvert par des lichens & autres plantes coriacées de cette famille. Si cette végétation est languissante, il y a donc un vice essentiel : or, croira-t-on avoir remédié ou détruit ce vice, en retournant la terre & la divisant même avec la charrue, en parties aussi atténuées que celle d’un jardin ? Cette division ne lui fournira pas les principes alimentaires de la végétation ; mais, tout au plus, elle la disposera à ses recevoir de l’air, des météores & de la décomposition des substances végétales, enfouies par la charrue. Cette addition de principes est l’effet du temps, & même un an après les premiers labours, les bruyères ne seront pas encore pourries : cependant c’est à leur décomposition que sera due uniquement la petite addition de l’humus. (Voyez le mot Amendement). Ainsi, en semant sur les premiers labours, la semence trouve une terre aride. Je veux même que la première récolte soit passable ; mais précisément cette récolte absorbera, par la végétation, le peu de terre végétale qui ressort, & la seconde sera de nulle valeur. Combien n’ai-je pas vu faire de défrichemens, & se hâter de semer aussitôt après, ou du grain ou du sarrasin, &c. ? J’ai vu aussi qu’il a fallu abandonner la culture de ces terres : L’expérience journalière prouve cette vérité.

Si j’avois à opérer sur de pareilles landes, & que j’eusse la manie de leur demander du grain, sans pouvoir leur multiplier les engrais, je commencerais, dans le printemps, à dérompre le terrein, avec une forte charrue, par quatre labours croisés : j’y sèmerois du grain quelconque, comme des vesce, des ers, des lupins, du sarrasin, &c. & lorsque ces plantes seroient dans leur plus forte végétation, c’est-à-dire, au moment où la fleur va épanouir, je les enterrerais avec la charrue. La même opération seroit répétée l’année suivante, &, à la troisième année, je sèmerois des grains pour les récolter. Voilà, me dira-t-on, bien du travail sans produit : j’en conviens ; mais j’assure celui des années suivantes. Ce n’est pas tout ; afin de ne pas perdre le fruit de mes premiers travaux, ce sol, après avoir donné une récolte en grain, seroit alterné, (voyez ce mot) ou par une esparcette ou sainfoin, ou par des raves, des carottes, des lupins, &c. À la longue, & à force de soins, je parviendrais à métamorphoser cette lande maigre en un champ passable, si, toutefois, il n’est pas trop éloigné de la métairie.

Je ne vois qu’un seul moyen efficace de tirer parti de ces espèces de landes ; c’est de les bien travailler, & de les couvrir de pins maritimes, qui exigent un sol léger, ou de tels autres arbres les plus communs du pays. Petit à petit il se formera de la terre végétale par la chute annuelle des feuilles, & par la décomposition des substances animales. Enfin, à la longue & par progression, le sol de la lande s’enrichira.

II. Des landes grasses. Elles regorgent de principes, sur-tout si le bois détruit étoit épais & bien fourni ; mais ces principes sont, pour ainsi dire, isolés : chacun est placé séparément ; enfin, ils ne sont pas combinés. On a vu aux mots Amendement, Arrosement, Culture, de quelle manière la nature les assimile les uns aux autres, pour en faire un tout analogue & approprié à la bonne végétation : c’est pourquoi je conseille de les défricher aussitôt après l’hiver, de les labourer à fond, & de laisser parler l’été par-dessus, afin de cuire la terre, suivant l’expression vulgaire, ou plutôt afin que chaque partie fermente, se décompose & recompose un tout. Cependant si l’on voit que les mauvaises herbes soient trop multipliées d’une époque à une autre, & que l’on craigne leur reproduction par la maturité de leurs semences, il sera très-prudent de les détruire avec la charrue. Heureux qui possède près de chez soi de pareilles landes ! On est assuré de plusieurs bonnes récoltes consécutives ; & lorsqu’elles commenceront à diminuer, c’est le cas, non de les laisser reposer, suivant l’usage ordinaire, mais de les alterner.

Je n’appelle pas défrichement, une prairie, une luzernière, une esparcette que l’on convertit en terre labourable : c’est une opération journalière d’agriculture, qui s’exécute avec de bonnes charrues. Le seigle y réussit très-bien la première année ; le froment médiocrement, & il est superbe à la seconde & à la troisième. Le mot défricher s’applique spécialement aux terreins incultes,