Cours d’agriculture (Rozier)/MULOT et CAMPAGNOL

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MULOT et CAMPAGNOL, (Mus sylvaticus et Mus arvalis Lin.) petits quadrupèdes du genre des Rats, dans l’ordre des Loirs. (Voy. ces deux mots.)

Caractères spécifiques. Le mulot a la queue large et écailleuse, le corps d’un gris jaunâtre en dessus, avec des marbrures blanches sur les côtés, et le ventre blanc. La queue du campagnol est longue d’environ un pouce ; ses oreilles sont saillantes hors au poil qui les entoure ; le pouce de ses pieds de devant est peu apparent ; son poil est brun.

Plusieurs noms vulgaires sont donnés, en diverses contrées, à ces deux espèces de rats. Le mulot prend, suivant les cantons, les dénominations de souris de terre, rat-sauterelle, rate à la grande queue, grand rat des champs, rat domestique moyen. Mais le surnom de sylvaticus (des bois), que M. Linnæus a imposé à cet animal, ne convient point à ses habitudes ; car, quoique vivant souvent dans les forêts, il n’est malheureusement que trop commun dans les champs cultivés. Les dénominations de mulot à courte queue, de petit rat des champs, de rat de terre, etc., servent en différens lieux à distinguer les campagnols.

Si, dans un ouvrage consacré principalement aux habitans des campagnes, il est nécessaire de recueillir tout ce qui peut contribuer à rendre leur culture prospère, et à entretenir l’aisance dans leurs ménages, il n’est pas moins important de signaler les ennemis qui leur enlèvent les fruits de leurs travaux, et ne leur laissent souvent que le chagrin et des privations pénibles, à la place des espérances les mieux fondées. Dans les rangs des ennemis nombreux de l’agriculture, le mulot et le campagnol paraissent en première ligne. Une agilité surprenante, une activité qui multiplie et qui propage le mal d’une manière effrayante, une fécondité qui, en certaines années, devient vraiment prodigieuse, leur tiennent fieu de la grosseur, et les rendent plus redoutables aux cultivateurs, et par une suite nécessaire, à la société entière, que si la nature leur eût départi une taille considérable avec des qualités moins nuisibles. Brigands dangereux, ils pillent et ravagent tout ce que la terre produit de bon et d’utile ; ils se répandent également dans les champs couverts de moissons, dans les prés, les jardins et les bois. Ils devancent le moissonneur en coupant les tiges du blé pour en ronger les grains, et disputent au glaneur les épis tombés et laissés après la récolte. Ils n’épargnent pas davantage le blé nouvellement levé, les racines des plantes dont se composent les prairies, les fruits des vergers ; et, lorsque la saison des frimas vient leur ravir ces moyens nombreux de dévastation, ils se jettent dans les bois dont ils arrêtent le repeuplement par la quantité de glands et de faînes qu’ils dévorent ; enfin, à l’apparence du danger, ils se réfugient prestement dans des repaires qu’ils se pratiquent sous terre, et où il est très-difficile de les atteindre, parce que ces asiles sont spacieux et divisés en plusieurs galeries.

C’est au fond d’une de ces excavations poussée plus avant dans la terre, que chaque femelle dépose ses petits, sur une couche douillette formée d’herbes coupées ; elle met bas au moins deux fois par an, et chaque portée est de cinq, six, sept, et jusqu’à douze petits. Des circonstances qu’il seroit hors de propos d’approfondir ici, favorisent, augmentent même une multiplication déjà si forte. Il est des années où les campagnes sont tout à coup infestées et couvertes d’une multitude incroyable dé mulots et de campagnols qui, dans leurs courses, promènent avec eux les ravages et la désolation ; ayant bientôt épuisé les subsistances d’un canton, ils ne sont pas long-temps à passer dans un autre, et ils parcourent ainsi une grande étendue de pays. Les obstacles ne les arrêtent pas dans leur marche, et on les a vus traverser de larges rivières qui se trouvoient sur leur chemin.

L’Europe entière est exposée aux dégâts occasionnés par ces animaux, et les âpres régions du nord de l’Asie n’en sont pas à l’abri. Ces années dernières, une énorme quantité de mulots et de campagnols s’est montrée sur plusieurs points de la France ; dans l’Ouest, par exemple, ils occupèrent en quelques mois un espace de quarante lieues carrées, et les détails des maux qu’ils y firent paroîtroient incroyables, s’ils n’avoient pour témoins et pour victimes les habitans de tout un pays. Il y a quatre ans, les environs de Strasbourg furent en proie aux dévastations de ces animaux ; on estime que trente mille arpens de terre furent ravagés par ces deux espèces malfaisantes, et on cite un cultivateur qui n’a recueilli que dix-sept épis d’un arpent de blé.

Dans les temps de disette, les mulots et les campagnols s’entre-dévorent ; mais, quand l’abondance leur permet de subsister en cohortes dévastatrices, l’on ne doit plus espérer que, semblables aux brigands qui se disputent le butin, ils se déchirent et se tuent les uns les autres. L’on conseille souvent l’emploi de poisons très-actifs pour s’opposer à l’excessive et très-nuisible multiplication de ces animaux ; mais ces sortes de moyens, d’une utile destruction, ne doivent être mis en usage que par les mains de la prudence et avec de grandes précautions, capables de diminuer le danger qu’ils présentent pour les hommes et les animaux nourris dans les fermes. La dissolution d’arsenic, dont on imprègne les grains que l’on destine pour appât, est du nombre de ces préparations dangereuses, que l’on feroit peut-être mieux de proscrire que de conseiller. Le moyen suivant, que vient de me communiquer un cultivateur estimable[1], a peut-être moins d’inconvéniens :

Prenez un bâton de bois blanc de quatre pouces de long et d’un pouce et demi de diamètre ; faites-le percer à trois pouces et demi de profondeur avec une tarière de treize lignes. Ce bâton formera une espèce d’étui que vous remplirez d’une farine mêlée d’arsenic, et vous le placerez dans les champs endommagés, après les semailles des blés ; les mulots et les campagnols sortiront, la nuit, pour venir manger la farine, et le second jour vous les trouverez morts sur la terre ou dans leurs trous. Vous remplirez de nouveau le bâton, et vous le changerez de place. Une douzaine de ces bâtons peuvent détruire une grande quantité de ces animaux.

D’autres substances moins pernicieuses que l’arsenic peuvent être employées avec succès pour faire périr les mulots et les campagnols ; telles sont le tithymale et le garou. On pile l’une ou l’autre de ces plantes, pour en extraire le suc dans lequel on fait tremper, pendant quelques jours, des grains de blé ; on les pose sur des morceaux de tuile dans les champs ; ils sont bientôt mangés par les mulots et les campagnols, et ces animaux périssent empoisonnés. L’on assure que les feuilles d’aulne répandues sur le sol et enterrées à la charrue, les font fuir. M. Beuvin, cultivateur dans le département de la Somme, a indiqué un procédé qui lui a réussi : « La retraite des mulots et des campagnols, dit-il, est aisée à connoître par un amas de terre pulvérisée qui environne l’orifice de leurs trous. Je faisois donc une pâte composée de six grosses carottes, un pied de céleri, le dedans d’un cent de noix, une livre et demie de pain et un quarteron de noix vomiques pulvérisées, le tout pilé dans un mortier jusqu’à consistance de pâte, dont je formois de petites boules de la grosseur d’une noisette : j’en jetois cinq ou six dans chaque trou de mulot et sur le bord, puis j’enterrois à fleur de terre, à différentes distances, dans le champ qui en étoit infesté, des pots de terre ou des terrines vernissées, remplies d’eau jusqu’à trois pouces environ de leur bord. La noix vomique empoisonne les mulots, les souris et les rats, en leur causant une violente altération ; pour l’appaiser, ils se précipitent dans les pots, d’où ils ne peuvent remonter ; et, dès le lendemain de la distribution de la pâte, dont ils sont très friands, j’ai toujours trouvé les pots remplis de mulots noyés. Il ne m’est jamais arrivé d’être obligé de répéter ce procédé plus de deux fois dans le même champ, pour les détruire pour plusieurs années, quelque quantité qu’il y en ait eue. Cette pâte réussit également pour la destruction des souris et des rats, et n’a pas l’inconvénient de l’arsenic, qu’on emploie fort imprudemment dans les fermes, dans les magasins et dans les raffineries. »

Dans le nombre des procédés auxquels on a attribué la propriété de détruire les mulots et les campagnols, il en est un fort singulier, qui a été publié assez récemment. Il ne s’agit que d’attraper une douzaine de ces animaux, de les renfermer dans quelque vaisseau de bois ou de terre d’où ils ne puissent sortir, et de les y laisser ainsi tous ensemble sans aucune nourriture. On verra, au bout de quelques jours, qu’ils se mangeront les uns les autres, et on aura soin d’observer chaque jour, par un trou qu’on aura ménagé dans le vase, ce qui s’y passe. Lorsque le plus vigoureux sera resté seul de sa bande, on le lâchera ; accoutumé au sang et au carnage, il ne cherchera pour toute nourriture que ses semblables ; il s’introduira au milieu d’eux sans qu’ils en aient la moindre défiance, et les détruira ainsi jusqu’au dernier.

L’on se sert aussi de pièges pour prendre les mulots et les campagnols ; il ne faut qu’une noix grillée pour appât, sous une pierre plate soutenue par une bûchette ; ils viennent pour manger la noix qu’ils aiment beaucoup ; comme elle est attachée à la bûchette, dès qu’ils y touchent, la pierre leur tombe sur le corps et les étouffe ou les écrase. Il faut placer ces pièges de dix pas en dix pas dans toute l’étendue de la terre semée. On détruit également ces animaux en creusant, avec un fer tranchant, de petites fosses, dont les côtés soient coupés net en talus, afin que les mulots et les campagnols qui tombent dans ces trous ne puissent plus en sortir. Si l’on fait suivre la charrue par des enfans qui les tuent, à mesure que le soc, ouvrant leurs retraites, les force à courir sur la terre, on peut espérer d’en faire périr un grand nombre.

Tous ces expédiens, qu’il ne faut cependant pas négliger, ne doivent être regardés que comme des moyens secondaires. Il en est de plus puissans et de plus vastes ; ils consistent à ne pas contrarier la nature, et à laisser agir cette mère prévoyante qui par-tout a placé le remède à côté du mal. Indépendamment des grandes pluies et des inondations, dont l’effet salutaire est de noyer dans leurs trous les mulots et les campagnols, une tribu presqu’entière d’oiseaux a été placée par la nature pour s’opposer à la propagation trop rapide de ces animaux, et de quelques autres non moins destructeurs. La plus grande partie des oiseaux de proie, tant diurnes que nocturnes, fait sa pâture habituelle de tous ces êtres malfaisans. Dans l’ancienne Égypte, les lois civiles, d’accord avec les lois religieuses, avoient imprimé un sceau sacré sur des espèces que leurs appétits rendoient non seulement utiles, mais même nécessaires. Chez nous, on les tue, on les éloigne ; leur tort est de dévorer quelques foibles pièces de gibier ou quelques volailles ; en ceci, comme en mille autres circonstances, l’intérêt le plus léger l’emporte sur l’intérêt le plus pressant ; et l’on ne s’aperçoit pas que les oiseaux de proie, auxquels on reproche des meurtres de peu de conséquence, les expient de reste par la guerre assidue qu’ils font aux ennemis de nos récoltes, dont ils sont, pour ainsi dire, les protecteurs nés, les protecteurs actifs autant que généreux ; car ils périroient plutôt que d’en détacher un brin d’herbe. (S.)

  1. M. Guilleminault, de Magny-le-Hongre, département de Seine et Marne.