Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L1/Ch1/S3/§11

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1p. 141-144).

§ 11[ndt 1]

On peut faire sur cette table des catégories des observations curieuses, qui pourraient bien conduire à des conséquences importantes relativement à la forme scientifique de toutes les connaissances rationnelles. En effet, que dans la partie théorétique de la philosophie cette table soit singulièrement utile et même indispensable pour tracer en entier le plan de l’ensemble d’une science, en tant que cette science repose sur des principes à priori, et pour la diviser mathématiquement suivant des principes déterminés, c’est ce que l’on aperçoit tout de suite en songeant que la table dont il s’agit ici contient absolument tous les concepts élémentaires de l’entendement et même la forme du système qui les réunit dans l’intelligence humaine, et que par conséquent elle nous indique tous les moments de la science spéculative que l’on a en vue et même leur ordre, comme j’en ai donné une preuve ailleurs[ndt 2]. Voici quelques-unes de ces remarques.

Première remarque. Cette table, qui contient quatre classes de concepts de l’entendement, se divise d’abord en deux parties dont la première se rapporte aux objets de l’intuition (pure ou empirique), et la seconde à l’existence de ces objets (soit par rapport les uns aux autres, soit par rapport à l’entendement). On pourrait appeler mathématiques les catégories de la première classe, et dynamiques celles de la seconde. La première n’a point, comme on le voit, de corrélatifs ; on n’en trouve que dans la seconde. Cette différence doit avoir sa raison dans la nature de l’entendement.

Deuxième remarque. Chaque classe comprend d’ailleurs un nombre égal de catégories, c’est-à-dire trois, ce qui mérite réflexion, puisque toute autre division à priori fondée sur des concepts doit être une dichotomie[ndt 3]. Ajoutez à cela que la troisième catégorie dans chaque classe résulte toujours de l’union de la seconde avec la première.

Ainsi la totalité n’est autre chose que la pluralité considérée comme unité ; la limitation, que la réalité jointe à la négation ; la communauté, que la causalité d’une substance déterminée par une autre qu’elle détermine à son tour ; la nécessité enfin, que l’existence donnée par la possibilité même. Mais que l’on ne pense pas pour cela que la troisième catégorie soit un concept purement dérivé et non un concept primitif de l’entendement pur. En effet, cette union de la première avec la seconde catégorie qui produit le troisième concept, suppose un acte particulier de l’entendement, qui n’est pas identique à celui qui a lieu dans le premier et dans le second. Ainsi le concept d’un nombre (qui appartient à la catégorie de la totalité) n’est pas toujours possible là où se trouvent les concepts de la pluralité et de l’unité (par exemple dans la représentation de l’infini). De même, de ce que j’unis ensemble le concept d’une cause et celui d’une substance, je ne conçois pas par cela seul l’influence, c’est-à-dire comment une substance peut être cause de quelque chose dans une autre substance. D’où il résulte qu’un acte particulier de l’entendement est nécessaire pour cela. Il en est de même des autres cas.

Troisième remarque. Il y a une seule catégorie, celle de la communauté, comprise sous le troisième titre, dont l’accord avec la forme de jugement disjonctif qui lui correspond dans le tableau des fonctions logiques, n’est pas aussi évident que l’est le rapport analogue dans les autres catégories.

Pour s’assurer de cet accord, il faut remarquer que dans tous les jugements disjonctifs la sphère (l’ensemble de tout ce qui est contenu dans nos jugements) est représentée comme un tout divisé en parties (les concepts subordonnés), et que, comme de ces parties, l’une ne peut être renfermée dans l’autre, elles sont conçues comme coordonnées entre elles, et non comme subordonnées, de telle sorte qu’elles se déterminent les unes les autres, non pas dans un sens unilatéral[ndt 4], comme en une série, mais réciproquement, comme dans un agrégat (si bien qu’admettre un membre de la division, c’est exclure tous les autres, et réciproquement).

Or, dès que l’on conçoit une liaison de ce genre dans un ensemble de choses, alors une de ces choses n’est plus subordonnée, comme effet, à une autre qui serait simplement la cause de son existence, mais elles sont en même temps et réciproquement coordonnées comme causes se déterminant l’une l’autre (comme dans un corps, par exemple, les parties s’attirent ou se repoussent réciproquement). C’est là une tout autre espèce de liaison que le simple rapport de cause à effet (de principe à conséquence), où la conséquence ne détermine pas à son tour réciproquement le principe et pour cette raison ne forme pas un tout avec lui (tel est, par exemple, le rapport du créateur avec le monde). Ce procédé que suit l’entendement, quand il se représente la sphère d’un concept divisé, il l’observe aussi lorsqu’il conçoit une chose comme divisible ; et de même que dans le premier cas les membres de la division s’excluent l’un l’autre et pourtant se relient en une sphère, de même il se représente les parties de la chose divisible comme ayant chacune, à titre de substance, une existence indépendante des autres et en même temps comme unies en un tout.



Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]

  1. Les § 11 et 12 sont des additions de la seconde édition.
  2. Éléments métaphysiques de la science de la nature. — Cet ouvrage avait paru en 1786, c’est-à-dire un an avant la seconde édition de la Critique de la raison pure. J. B.
  3. C’est le mot même dont Kant se sert. J. B.
  4. Nicht einseitig.