Croc-Blanc/Chapitre 17

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Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Les éditions G. Crès et Cie (p. 184-190).

XVII

LE RÈGNE DE LA HAINE


Sous la tutelle du dieu fou, Croc-Blanc devint à son tour un être vraiment diabolique. Il était tenu enchaîné dans un enclos situé derrière le fort et où Beauty-Smith venait l’agacer, l’irriter et le repousser vers l’état sauvage, par toutes sortes de menus tourments. L’homme avait découvert l’irritation spontanée du jeune loup, dès que celui-ci voyait rire de lui, et il ne manquait pas à cet amusement, qui faisait suite toujours à ses traitements inhumains. C’était un rire sonore et méprisant, à grands éclats, et, tout en riant, le dieu tendait ses doigts vers Croc-Blanc, en signe de dérision. Dans ces moments, Croc-Blanc sentait sa raison s’en aller. Dans les transports de rage auxquels il s’abandonnait, il devenait plus fou que Beauty-Smith lui-même.

Croc-Blanc avait été, hier, l’ennemi de sa race. Il devenait maintenant, avec une férocité encore accrue, l’ennemi de tout ce qui l’entourait. Sa haine était aveugle et sans la moindre étincelle de raison. Il haïssait la chaîne qui l’attachait, le passant qui l’épiait à travers les barreaux de son enclos, le chien qui accompagnait ce passant et qui grondait méchamment, en insultant à son malheur. Il haïssait les matériaux de l’enclos qui l’emprisonnait et bientôt, par-dessus tout, il prit en haine Beauty-Smith.

Mais Beauté avait un but dans sa conduite. Un beau jour, un certain nombre d’hommes blancs se réunirent autour de l’enclos de Croc-Blanc, et Beauté, étant entré, gourdin en main, détacha la chaîne du cou du jeune loup. Celui-ci, lorsque son maître fut sorti, put aller et venir en liberté dans l’enclos et commença par vouloir se jeter sur les hommes blancs qui étaient dehors. Il était magnifiquement terrible. Sa taille atteignait alors plus de cinq pieds de long et deux pieds et demi à la hauteur de l’épaule. Il avait hérité, par sa mère, des lourdes proportions du chien, en sorte qu’il pesait, sans une once de graisse ni de chair superflue, dans les quatre-vingt-dix pounds[1]. Il était tout muscles, tout os et tout nerfs, ce qui est la plus belle condition d’un combattant.

La porte de l’enclos s’ouvrit à nouveau. Croc-Blanc attendit. Quelque chose d’extraordinaire allait, sans nul doute, se produire. La porte s’ouvrit moins étroitement, puis se referma, à toute volée, sur un énorme mâtin qu’elle avait laissé passer.

Croc-Blanc n’avait jamais vu de chien de cette espèce, mais il ne fut troublé, ni de la forte taille, ni de l’air arrogant de l’intrus. Il ne vit en lui qu’un objet, qui n’était ni bois ni fer, et sur lequel il allait enfin pouvoir décharger sa haine.

Il bondit sur le mâtin et, d’un coup de crocs, lui déchira le côté du cou. Le mâtin secoua sa tête, en grondant horriblement, et s’élança à son tour sur Croc-Blanc, qui, sans attendre la riposte, se mit, selon sa tactique, à bondir à droite, à bondir à gauche, lançant ses crocs, puis reculant à nouveau, sans livrer prise un instant.

Du dehors, les hommes criaient et applaudissaient, tandis que Beauty-Smith était comme en extase du merveilleux succès de ses pratiques. Il n’y eut, dès l’abord, aucun espoir de victoire pour le mâtin. Il manquait de présence d’esprit dans la conduite du combat et ses mouvements étaient insuffisamment alertes. Finalement, il fut dégagé et traîné dehors par son propriétaire, tandis que Beauty-Smith frappait à tour de bras, avec son gourdin, sur le dos de Croc-Blanc pour lui faire lâcher prise. Il y eut alors le paiement d’un pari et des pièces de monnaie cliquetèrent dans la main de Beauty-Smith.

De ce jour, tout le désir de Croc-Blanc fut de voir des hommes se réunir autour de son enclos. Car cette réunion signifiait un combat, et c’était la seule voie qui lui restait pour extérioriser sa force de vie, pour exprimer la haine que Beauty-Smith lui avait savamment inculquée. Et de ses capacités combatives Beauty-Smith n’avait pas trop préjugé, car il demeurait invariablement le vainqueur.

Trois chiens, dans une de ces rencontres, furent successivement abattus par lui. Dans une autre, un loup adulte, nouvellement enlevé au Wild, fut projeté, d’une seule poussée, à travers la porte de l’enclos. Une troisième fois, il eut à combattre contre deux chiens, simultanément. Ce fut sa plus rude bataille. Mais il finit par les tuer tous deux et faillit lui-même en crever.

Lorsque commencèrent à tomber les premières neiges de l’automne et que le fleuve se mit à charrier, Beauté prit passage, avec Croc-Blanc, sur un steamboat qui remontait, vers Dawson, le cours du Yukon. Grande était, par toute la contrée, la réputation de Croc-Blanc. On le connaissait sous le nom du « loup combattant », dans les moindres recoins du pays, et la cage dans laquelle il était enfermé, sur le pont du bateau, était environnée de curieux.

Il rageait et grondait vers eux, ou bien se couchait, d’un air tranquille, en observant tous ces gens, dans les profondeurs de sa haine. Comment ne les eût-il pas haïs ? Haïr était sa passion et il s’y noyait. La vie, pour lui, était l’Enfer. Fait pour la liberté sauvage, il devait subir d’être captif et reclus. Les gens le regardaient, agitaient des bâtons entre les barreaux de sa cage, pour le faire gronder, puis riaient de lui.

Quand le steamboat fut arrivé à Dawson, Croc-Blanc vint à terre. Mais toujours dans sa cage et livré aux regards du public. On payait cinquante cents[2], en poussière d’or, le droit de le voir. Afin que les assistants en eussent pour leur argent et que l’exhibition gagnât en intérêt, aucun repos ne lui était laissé. Dès qu’il se couchait pour dormir, un coup de bâton le réveillait.

Entre-temps, et dès qu’un combat pouvait être organisé, il était sorti de sa cage et conduit au milieu des bois, à quelques milles de la ville. L’opération s’effectuait d’ordinaire pendant la nuit, pour éviter l’intervention des policiers à cheval du territoire. Après plusieurs heures d’attente, au point du jour, arrivaient et l’assistance, et le chien contre lequel il devait combattre.

Il eut pour adversaires des chiens de toutes tailles et de toutes races. On était en terre sauvage, sauvages étaient les hommes, et la plupart des rencontres étaient à mort. La mort était pour les chiens, cela va de soi, puisque Croc-Blanc continuait à combattre. Il ne connaissait toujours pas de défaite. L’entraînement auquel il s’était livré avec Lip-Lip et les jeunes chiens du camp indien, lui servait, à cette heure. Pas un de ses adversaires n’arrivait à le culbuter. Chiens du Mackenzie, chiens esquimaux ou du Labrador, mastocs ou malemutes, chiens aboyeurs et chiens muets, tous étaient impuissants contre lui[3]. Jamais il ne perdait pied. C’est là que le public l’attendait. Mais toujours il déconcertait cet espoir. Non moins rapide était la promptitude de son attaque. À ce point qu’il mettait à mal son adversaire neuf fois sur dix, avant même que celui-ci se fût paré pour la défense. Le fait se renouvela si souvent que l’usage s’établit de ne point lâcher Croc-Blanc avant que le chien adverse eût achevé ses préliminaires de bataille, ou même se fût rué le premier à l’assaut.

Peu à peu, les rencontres de ce genre se firent plus rares. Les partenaires se décourageaient, ne trouvant plus de champion de force équivalente à lui opposer. Beauty-Smith était forcé de lui donner à combattre des loups, qu’il se procurait. Ces loups étaient capturés au piège, par des Indiens, et l’annonce d’un de ces duels ne manquait pas d’attirer un important concours de spectateurs.

On alla jusqu’à lui présenter une grande femelle de lynx et, cette fois, il combattit pour sa vie. La vitesse du lynx valait la sienne et sa férocité n’était pas inférieure à celle de Croc-Blanc. Tandis qu’il n’avait que ses crocs pour seules armes, le lynx luttait avec toutes les griffes de ses quatre pattes, en même temps qu’avec ses dents acérées. La victoire resta cependant à Croc-Blanc et les combats cessèrent jusqu’à nouvel ordre. Il avait épuisé toutes les variétés possibles d’adversaires.

Il redevint donc un simple objet d’exhibition. Cela dura jusqu’au printemps, lorsque advint dans le pays un nommé Tim Keenan, tenancier de jeux, qui amenait avec lui le premier bull-dog que l’on eût vu au Klondike. Que ce chien et Croc-Blanc dussent entrer en lice, face à face, était chose inévitable. Durant une semaine, le combat qui se préparait fit l’objet de toutes les conversations, dans le monde spécial qui fréquentait certains quartiers de la ville.


  1. Pound, poids de 453 gr. 568. (Note des Traducteurs).
  2. Cent, monnaie américaine valant au pair 0 fr. 05 centimes. (Note des Traducteurs.)
  3. Deux sortes de chiens sont employés dans l’Amérique du Nord, pour l’attelage des traîneaux : le chien du Labrador et le Malemute, ou chien-loup, qui n’aboie pas à la manière des chiens ordinaires, mais seulement grogne et hurle, comme font les loups. C’est à cette race que se rattache Croc-Blanc. Le Malemute est un voleur expert. Il retirera fort bien les chaussures de cuir d’un dormeur, pour s’en faire un repas. Demeuré à demi sauvage, il combat comme font les loups, par morsures et bonds alternés et jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour son adversaire ou pour lui-même. (Note des Traducteurs.)