Croc-Blanc/Chapitre 18

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Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Les éditions G. Crès et Cie (p. 191-204).

XVIII

LA MORT ADHÉRENTE


Lorsque l’heure de la rencontre fut venue, Beauty-Smith détacha la chaîne qui retenait Croc-Blanc et se retira en arrière. Croc-Blanc, pour une fois, ne fit pas une attaque immédiate. Il demeura immobile, les oreilles pointées en avant, alerte et curieux, observant l’étrange animal qu’il avait devant lui. Jamais il n’avait vu un semblable chien. Tim Keenan poussa le bull-dog, en lui disant, à mi-voix : « Vas-y… » Le bull-dog se dandinait au centre du cercle qui entourait les deux champions, court, trapu et l’air gauche. Il s’arrêta, après quelques pas, et loucha vers Croc-Blanc.

Il y eut des cris dans la foule :

— Vas-y, Cherokee ! Crève-le, Cherokee ! Bouffe-le !

Mais Cherokee ne semblait pas disposé à combattre. Il tourna la tête vers les gens qui criaient, en clignant de l’œil et en agitant son bout de queue, avec bonne humeur. Ce n’était pas qu’il eût peur de Croc-Blanc. Non, c’était simple paresse de sa part. Il ne lui semblait pas, d’ailleurs, qu’il fût dans ses obligations de combattre le chien qu’on lui présentait. Cette espèce ne figurait point sur la liste à laquelle il était accoutumé et il attendait qu’on lui offrît un autre chien.

Tim Keenan entra dans l’enceinte et, se courbant vers Cherokee, se mit à lui gratter les deux épaules, à lui rebrousser le poil, afin de l’inciter à aller de l’avant. Le résultat en fut d’irriter le chien peu à peu. Cherokee commença à gronder, d’abord en sourdine, puis plus âprement dans sa gorge. Au rythme des doigts correspondait celui des grondements qui, à mesure que le mouvement de la main s’accélérait, devenaient plus intenses et se terminèrent, brusquement, en un aboi furieux.

Tout ce manège ne laissait pas non plus Croc-Blanc insensible. Son poil se soulevait sur son cou et sur ses épaules. Tim Keenan, après une dernière poussée et une excitation plus vive, abandonna Cherokee à lui-même et le bull-dog fut pour s’élancer. Mais déjà Croc-Blanc avait frappé. Un cri d’admiration et de stupeur s’éleva. Avec la rapidité et la souplesse d’un chat, plutôt que d’un chien, il avait couvert la distance qui le séparait de son adversaire, puis avait rebondi au large, après l’avoir lacéré.

Le bull-dog saignait d’une oreille arrachée et d’une large morsure dans son cou épais. Il n’eut pas l’air d’y prêter attention, ne laissa pas échapper une plainte, mais marcha sur Croc-Blanc. La vélocité de l’un, l’inébranlable tenue de l’autre passionnaient la foule ; les premiers paris se renouvelèrent avec une mise augmentée ; d’autres furent engagés. La même attaque et la même parade se répétèrent.

Croc-Blanc bondit encore en avant, lacéra, puis reflua en arrière, sans être touché. Et encore son étrange ennemi le suivit, sans trop se presser, sans lenteur excessive ; mais délibérément, avec détermination, comme on traite une affaire. Il avait, de toute évidence, un but qu’il se proposait, et une méthode pour arriver à ce but. Le reste ne comptait pas et ne devait pas le distraire.

Croc-Blanc s’en aperçut et cela le rendit perplexe. Il en était tout dérouté. Ce chien était décidément bien étrange. Il avait le poil ras et ne possédait point de fourrure protectrice. Les morsures s’enfonçaient sans peine dans une chair grasse, qu’aucun matelas ne protégeait, et il ne semblait pas que l’animal eût la capacité de s’en défendre. Il ne se fâchait pas non plus et saignait sans se plaindre ; ce qui était non moins déconcertant. À peine un léger cri, lorsqu’il avait reçu son châtiment.

Ce n’était pas pourtant que Cherokee fût impuissant à se mouvoir. Il tournait et virait même assez vite ; mais Croc-Blanc n’était jamais là où il le cherchait. Il en était fort perplexe, lui aussi. Il n’avait jamais combattu avec un chien qu’il ne pouvait appréhender, avec un adversaire qui ne cessait pas de danser et de biaiser autour de lui.

Croc-Blanc ne réussissait pas cependant à atteindre, comme il l’eût voulu, le dessous de la gorge du bull-dog. Celui-ci la tenait trop bas et ses mâchoires massives lui étaient une protection efficace. Le sang de Cherokee continuait à couler ; son cou et le dessus de sa tête étaient tailladés, et il persistait à poursuivre inlassablement Croc-Blanc, qui restait indemne. Une seule fois, il s’arrêta, durant un moment, abasourdi, en regardant de côté, vers Tim Keenan, et en agitant son tronçon de queue, en signe de sa bonne volonté. Puis il reprit avec application sa poursuite, en tournant en rond, derrière Croc-Blanc. Soudain, il coupa le cercle que tous deux décrivaient et tenta de saisir son adversaire à la gorge. Il ne le manqua que de l’épaisseur d’un cheveu, et des applaudissements crépitèrent à l’adresse de Croc-Blanc, qui avait échappé.

Le temps passait. Croc-Blanc répétait ses soubresauts et Cherokee s’acharnait, avec la sombre certitude que, tôt ou tard, il atteindrait son but. Ses oreilles n’étaient plus que de minces rubans, plus de cent blessures les son couvraient, et ses lèvres mêmes saignaient, toutes coupées. Parfois, Croc-Blanc s’efforçait de le renverser à terre, pattes en l’air, en se jetant sur lui. Mais son épaule était plus haute que celle du chien et la manœuvre avortait. Il s’obstina à la renouveler et, dans un élan plus fort qu’il avait pris, il passa par-dessus le corps de Cherokee. Pour la première fois depuis qu’il se battait, on vit Croc-Blanc perdre pied. Il tournoya en l’air, pendant une seconde, se retourna, comme un chat, mais ne réussit pas à retomber immédiatement sur ses pattes. Il chut lourdement sur le côté et, quand il se redressa, les dents du bull-dog s’étaient incrustées dans sa gorge.

La prise n’était pas bien placée ; elle était trop bas vers la poitrine ; mais elle était solide. Croc-Blanc, avec une exaspération frénétique, s’efforça de secouer ces dents resserrées sur lui, ce poids qu’il sentait pendu à son cou. Ses mouvements, maintenant, n’étaient plus libres ; il lui semblait qu’il avait été happé par une chausse-trappe. Tout son être s’en révoltait, au point de tomber en démence. La peur de mourir avait tout à coup surgi en lui, une peur aveugle et désespérée.

Il se mit à virer, tourner, courir à droite, courir à gauche, tant pour se persuader qu’il était toujours vivant que pour tenter de détacher les cinquante pounds que traînait sa gorge. Le bull-dog se contentait, à peu de chose près, de conserver son emprise. Quelquefois, il tentait de reprendre pied, pendant un moment, afin de secouer Croc-Blanc à son tour. Mais, l’instant d’après, Croc-Blanc l’enlevait à nouveau et l’emportait à sa suite, dans ses mouvements giratoires.

Cherokee s’abandonnait consciemment à son instinct. Il savait que sa tâche consistait à tenir dur et il en éprouvait de petits frissons joyeux. Il fermait béatement les yeux et, sans se raidir, se laissait ballotter, de-ci, de-là, avec abandon, indifférent aux heurts auxquels il était exposé. Croc-Blanc ne s’arrêta que lorsqu’il fut exténué. Il ne pouvait rien contre son adversaire. Jamais pareille aventure ne lui était arrivée. Il se coucha sur ses jarrets, pantelant et cherchant son souffle.

Le bull-dog, sans relâcher son étreinte, tenta de le renverser complètement. Croc-Blanc résista à cet effort ; mais il sentit que les mâchoires qui le tenaillaient, par un imperceptible mouvement de mastication, portaient plus haut leur emprise. Patiemment, elles travaillaient à se rapprocher de sa gorge. Dans un mouvement spasmodique, il réussit à mordre lui-même le cou gras de Cherokee, là où il se rattache à l’épaule. Mais il se contenta de le lacérer, pour lâcher prise ensuite. Il ignorait la mastication de combat et sa mâchoire, au surplus, n’y était point apte.

Un changement se produisit, à ce moment, dans la position des deux adversaires. Le bull-dog était parvenu à rouler Croc-Blanc sur le dos et, toujours accroché à son cou, lui était monté sur le ventre. Alors Croc-Blanc, se ramassant sur son train de derrière, s’était mis à déchirer à coups de griffes, à la manière d’un chat, l’abdomen de son adversaire. Cherokee n’eût pas manqué d’être éventré s’il n’eût rapidement pivoté sur ses dents serrées, hors de la portée de cette attaque imprévue.

Mais le destin était inexorable, inexorable comme la mâchoire qui, dès que Croc-Blanc demeurait un instant immobile, continuait à monter le long de la veine jugulaire. Seules, la peau flasque de son cou et l’épaisse fourrure qui la recouvrait sauvaient encore de la mort le jeune loup. Cette peau formait un gros rouleau dans la gueule du bull-dog et la fourrure défiait toute entame de la part des dents. Cependant Cherokee absorbait toujours plus de peau et de poil et, de la sorte, étranglait lentement Croc-Blanc, qui respirait et soufflait de plus en plus difficilement.

La bataille semblait virtuellement terminée. Ceux qui avaient parié pour Cherokee exultaient et offraient de ridicules surenchères. Ceux, au contraire, qui avaient misé sur Croc-Blanc étaient découragés et refusaient des paris à dix pour un, à vingt pour un. On vit alors un homme s’avancer sur la piste du combat. C’était Beauty-Smith. Il étendit son doigt dans la direction de Croc-Blanc, puis se mit à rire, avec dérision et mépris.

L’effet de ce geste ne se fit pas attendre. Croc-Blanc, en proie à une rage sauvage, appela à lui tout ce qui lui restait de forces et se remit sur ses pattes. Mais, après avoir traîné encore autour du cercle les cinquante pounds qu’il portait, sa colère tourna en panique. Il ne vit plus que la mort adhérente à sa gorge et, trébuchant, tombant, se relevant, enlevant son ennemi de terre, il lutta vainement, non plus pour vaincre, mais pour sauver sa vie. Il tomba à la renverse, exténué, et le bulldog en profita pour enfouir dans sa gueule un bourrelet de peau et de poil encore plus gros. La strangulation complète était proche. Des cris, des applaudissements s’élevèrent, à la louange du vainqueur. On clama : « Cherokee ! Cherokee ! » Cherokee répondit en remuant le tronçon de sa queue, mais sans se laisser distraire de sa besogne. Il n’y avait aucune relation de sympathie entre sa queue et ses mâchoires massives. L’une pouvait s’agiter joyeusement, sans que les autres détendissent leur implacable étau.

Une diversion inattendue survint, sur ces entrefaites. Un bruit de grelots résonna, mêlé à des aboiements de chiens de traîneau. Les spectateurs tournèrent la tête, craignant de voir arriver la police. Il n’en était rien. Le traîneau venait, à toute vitesse, de la direction opposée à celle du fort et les deux hommes qui le montaient rentraient, sans doute, de quelque voyage d’exploration. Apercevant la foule ils arrêtèrent leurs chiens et s’approchèrent, afin de se rendre compte du motif qui réunissait tous ces gens.

Celui qui conduisait les chiens portait moustache. L’autre, un grand jeune homme, était rasé à fleur de peau. Il était tout rouge du sang que l’air glacé et la rapidité de la course lui avaient fait affluer au visage.

Croc-Blanc continuait à agoniser et ne tentait plus de lutter. Seuls, des spasmes inconscients le soulevaient encore, par saccades, en une résistance machinale, qui s’éteindrait bientôt, avec son dernier souffle. Beauty-Smith ne l’avait pas perdu de vue, une seule minute ; même les nouveaux venus ne lui avaient pas fait tourner la tête. Lorsqu’il s’aperçut que les yeux de son champion commençaient à se ternir, quand il se rendit compte que tout espoir de vaincre était perdu, l’abîme de brutalité où se noyait son cerveau submergea le peu de raison qui lui demeurait. Perdant toute retenue, il s’élança férocement sur Croc-Blanc, pour le frapper. Il y eut des cris de protestation et des sifflets, mais personne ne bougea.

Beauty-Smith persistait à frapper la bête, à coups de souliers ferrés, lorsqu’un remous se produisit dans la foule. C’était le grand jeune homme qui se frayait un passage, écartant les gens, à droite et à gauche, sans cérémonie ni douceur. Lorsqu’il parvint sur l’arène, Beauty-Smith était justement en train d’envoyer un coup de pied à Croc-Blanc et, une jambe levée, se tenait en équilibre instable sur son autre jambe. L’instant était bon et le grand jeune homme en profita pour appliquer à Beauty-Smith un maître coup de poing, en pleine figure. Beauté fut soulevé du sol, tout son corps cabriola en l’air, puis il retomba violemment à la renverse, sur la neige battue. Se tournant ensuite vers la foule, le grand jeune homme cria :

— Vous êtes des lâches ! Vous êtes des brutes !

Il était en proie à une indicible colère, à une colère sainte. Ses yeux gris avaient des lueurs métalliques et des reflets d’acier, qui fulguraient vers la foule. Beauty-Smith, s’étant remis debout, s’avança vers lui, reniflant et apeuré. Le nouveau venu, sans attendre de savoir ce qu’il voulait et ignorant l’abjection du personnage, pensa que Beauté désirait se battre. Il se hâta donc de lui écraser la face d’un second coup de poing avec un :

— Vous êtes une brute !

Beauty-Smith, renversé à nouveau, jugea que le sol était la place la plus sûre qu’il y eût pour lui et il resta couché, là où il était tombé, sans plus essayer de se relever.

— Venez ici, Matt, et aidez-moi ! dit le grand jeune homme à son compagnon, qui l’avait suivi dans le cercle.

Les deux hommes se courbèrent vers les combattants. Matt soutint Croc-Blanc, prêt à l’emporter dès que les mâchoires de Cherokee se seraient détendues. Mais le grand jeune homme tenta en vain, avec ses mains, d’ouvrir la gueule du bull-dog. Il suait, tirait, soufflait, en s’exclamant, entre chaque effort :

— Brutes !

La foule commença à grogner et à murmurer. Les plus hardis protestèrent qu’on venait les déranger dans leur amusement. Mais ils se taisaient dès que le grand jeune homme, quittant son occupation, les fixait des yeux et les interpellait :

— Brutes ! Ignobles brutes !

— Tous vos efforts ne servent de rien, Mister Scott, dit Matt à la fin. Vous ne pourrez les séparer en vous y prenant ainsi.

Ils se relevèrent et examinèrent les deux bêtes, toujours rivées l’une à l’autre.

— Il ne saigne pas beaucoup, prononça Matt, et ne va pas mourir encore.

— La mort peut survenir dans un instant, répondit Scott. Là ! Voyez-vous ? Le bull-dog a remonté encore un peu sa morsure.

Il frappa Cherokee sur la tête, durement et plusieurs fois. Les dents, pour cela, ne se desserrèrent point. Cherokee remuait son tronçon de queue ; ce qui voulait dire qu’il comprenait la signification des coups, mais aussi qu’il savait être dans son droit et accomplir strictement son devoir, en refusant de lâcher sa prise.

— Allons ! Quelqu’un de vous ne viendra-t-il pas nous aider ? cria Scott à la foule, en désespoir de cause.

Mais son appel demeura vain. On se moqua de lui, on lui donna de facétieux conseils, on le blagua, avec ironie.

Il fouilla dans l’étui qui pendait à sa ceinture et en tira un revolver, dont il s’efforça d’introduire le canon entre les mâchoires de Cherokee. Il taraudait si dur qu’on entendait distinctement le crissement de l’acier contre les dents. Les deux hommes étaient à genoux, courbés sur les deux bêtes. Tim Keenan s’avança vers eux, sur l’arène, et, s’étant arrêté devant Scott, lui toucha l’épaule en disant :

— Ne brisez pas ses dents, étranger !

— Alors c’est son cou que je lui briserai ! répondit Scott, en continuant son mouvement de va-et-vient avec le canon du revolver.

— Je dis : Ne brisez pas ses dents ! répéta le maître de Cherokee, d’un ton plus solennel encore.

Mais son bluff fut inutile et Scott ne se laissa pas démonter. Il leva les yeux vers son interlocuteur et lui demanda froidement

— Votre chien ?

Tim Keenan émit un grognement affirmatif.

— Alors, venez à ma place et brisez sa prise.

Tim Keenan s’irrita :

— Étranger, je n’ai pas pour habitude de me mêler des choses que je ne saurais faire. Je serais impuissant à ouvrir ce cadenas.

— En ce cas, ôtez-vous de là et ne m’embêtez pas. Je suis occupé.

Scott avait déjà réussi à insinuer le canon du revolver sur un des côtés de la mâchoire. Il manœuvra, tant et tant, qu’il atteignit l’autre côté. Après quoi, comme il eût fait avec un levier, il desserra peu à peu les dents du bull-dog. Matt sortait, à mesure, de la gueule entr’ouverte, le bourrelet de peau et de poil de Croc-Blanc.

— Préparez-vous à recevoir votre chien, ordonna Scott, d’un ton péremptoire, à Tim Keenan, qui était demeuré debout, sans s’éloigner.

Tim Keenan obéit et, se penchant, saisit fortement Cherokee, qu’une dernière pesée du revolver décrocha complètement. Le bull-dog se débattait avec vigueur.

— Tirez-le au large ! commanda Scott.

Tim Keenan et Cherokee, l’un traînant l’autre, s’éloignèrent parmi la foule.

Croc-Blanc fit, pour se relever, plusieurs efforts inutiles. Comme il était arrivé à se remettre sur ses pattes, ses jarrets, trop faibles, le trahirent et il s’affaissa mollement. Ses yeux étaient mi-clos et leur prunelle toute terne ; sa gueule était béante et la langue pendait, gonflée et inerte. Il avait l’aspect d’un chien qui a été étranglé à mort. Matt l’examina.

— Il est à bout. Mais il respire encore.

Beauty-Smith, durant ce temps, s’était remis droit et s’approcha.

— Matt, combien vaut un bon chien de traîneau ? demanda Scott.

Le conducteur du traîneau, encore agenouillé sur Croc-Blanc, calcula un moment.

— Trois cents dollars, répondit-il.

— Et combien pour un chien en marmelade comme celui-ci ?

— La moitié.

Scott se tourna vers Beauty-Smith :

— Entendez-vous, Mister la brute ? Je vais prendre votre chien et vous donner pour lui cent cinquante dollars !

Il ouvrit son portefeuille et compta les billets. Mais Beauty-Smith croisa ses mains derrière son dos et refusa de prendre la somme.

— J’suis pas vendeur, dit-il.

— Oh ! si, vous l’êtes, assura l’autre, parce que je suis acheteur. Voici votre argent. Le chien m’appartient.

Beauty-Smith, les mains toujours derrière le dos, se recula. Scott avança vivement vers lui, le poing levé, pour frapper. Beauty-Smith se courba, en prévision du coup.

— J’ai mes droits ! gémit-il.

— Vous avez forfait à ces droits. Êtes-vous disposé à recevoir cet argent ? Ou vais-je avoir à frapper à nouveau ?

— C’est bon, dit Beauty-Smith, avec toute la célérité de la peur. Mais j’prends l’argent en protestant, ajouta-t-il. Le chien est mon bien ; j’suis volé. Un homme a ses droits.

— Très correct ! répondit Scott, en lui remettant les billets. Un homme a ses droits. Mais vous n’êtes pas un homme ; vous êtes une bête brute.

— Attendez que j’revienne à Dawson ! menaça Beauty-Smith. J’aurai la loi pour moi.

— Si vous ouvrez le bec, à votre retour à Dawson, je vous ferai expulser de la ville. Est-ce compris ?

Un grognement fut la réplique.

— Comprenez-vous ? cria Scott, dans un accès soudain de colère.

— Oui, grogna encore Beauty-Smith, en se reprenant à reculer.

— Oui, qui ?

— Oui, Sir.

— Attention ! Il va mordre ! jeta quelqu’un dans la foule, et de grands éclats de rire s’élevèrent.

Scott, tournant le dos, s’en revint aider son compagnon, qui poussait Croc-Blanc vers le traîneau.

Une partie des spectateurs s’étaient éloignés. D’autres étaient restés, formant des groupes, qui regardaient et causaient. Tim Keenan rejoignit un de ces groupes.

— Quelle est cette gueule ? demanda-t-il.

— Weedon Scott, répondit quelqu’un.

— Qui, alors, est Weedon Scott, par tous les diables !

— Un de ces crâneurs d’ingénieurs des mines. Il est au mieux avec toutes les grosses punaises de Dawson. Si vous craignez les ennuis, vous ferez bien de naviguer loin de lui. Voilà ce que je vous dis. Il est intime avec tous les fonctionnaires. Le Commissaire de l’Or est son meilleur copain.

— Je me doutais bien qu’il était quelqu’un, dit Tim Keenan. C’est pourquoi je l’ai ménagé.