Dante n’avait rien vu/Les joyeux au pays des tentes noires

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Albin Michel (p. 127-133).

Les joyeux
au pays des tentes noires

Il faisait froid, et c’était déjà la nuit.

À neuf heures du soir, un chrétien qui tient à ses oreilles, ne doit pas se promener sur les pentes du Moyen-Atlas. Quand on va à Kenifra, il faut être rendu à Kenifra au coucher du soleil, ce qui voulait dire à cette époque au dernier coup tapant de la sixième heure.

À Kenifra, sept heures sonnèrent. Le commandant du Cercle interrogea l’horizon. Il ne me vit pas à l’horizon.

L’horloge marqua huit heures ; le commandant du Cercle dit : « Un civil sera toujours un civil, il ne pourra jamais, le matin, sortir de son lit ». Puis, ce fut la demie de huit heures. Le commandant du Cercle ouvrit la porte de son bureau, fit un pas en avant, observa le vaste espace : rien. Le commandant fit seller dix chevaux de Zaïans. Les manteaux bleus vinrent à ses ordres. Mais le commandant dit : Attendons encore un peu. Neuf heures ! Allez ! lança-t-il aux cavaliers, allez voir ce que devient ce cochon de civil annoncé. Les manteaux bleus fendirent la bise.

Dans le cas, l’émoi était injustifié. Les Chleuhs ne s’étaient pas rués sur moi. Je n’avais pas été emmené en otage dans la montagne et, bonheur sensible, je possédais toujours mes deux oreilles.

Il est des jours fastes et des jours néfastes, c’est tout. Si le jour est faste, vous pouvez entreprendre le voyage de la terre à la planète Mars, s’il est néfaste, le mieux est de ronfler sous vos couvertures. Il n’est, pour être fixé, que de consulter chaque matin son devin. Le malheur avait voulu que ce jour-là le mien fût justement de sortie.

Je gonflais un pneu quand j’entendis le bruit du galop. Le chauffeur, qui parlait peu mais bien, dit : C’est les Chleuhs ! « Pas de blague ! » fis-je et je restai la pompe à la main. Le chauffeur dit : J’éteins les phares. Il éteignit les phares. Le galop se précipitait. À ce train, les chevaux allaient fatalement se rompre les jambes contre la voiture. « Ce sera toujours autant », pensai-je. Mais ces cavaliers étaient aussi des chats. Ils voyaient clair la nuit. L’obstacle ne les surprit pas.

Entre un Chleuh dissident et un Chleuh partisan, pour les gens de mon espèce, qui ignoraient la signification du manteau bleu, il n’existe pas plus de différence qu’entre un serin jaune et un canari ; cela seul explique le frisson passager qui vint un moment ternir le miroir tranquille de nos cœurs. Les dix berbères, fusil en bataille, mirent le siège devant la voiture. J’avais toujours ma pompe à la main.

Ils sourirent, firent des grâces et tant de gestes de bienvenue qu’il eût fallu posséder un détestable caractère pour persister à voir en eux de simples bandits ou de grands patriotes révoltés ce qui, pour nous, n’aurait fait qu’un, en l’occurence.

— Ils ont l’air de copains, dit le chauffeur.

Et il ralluma les phares.

Nous étions à huit kilomètres de notre but. Quand la voiture fut prête, les Manteaux bleus l’entourèrent. Le cortège s’ébranla. Et je fis dans Kenifra, capitale des Zaïans, une entrée si sensationnelle, qu’un moment la tête me tourna. Je crus être, par Allah ! le Sultan Moulaï-Youssef.



À Kenifra campe le deuxième bataillon de Chasseurs d’Afrique. Nous sommes chez les joyeux.

Les bataillons d’Afrique ne sont pas Biribi. Ce sont des corps réguliers. On y envoie les jeunes gens qui, au moment de l’incorporation de leur classe sont titulaires d’une ou de plusieurs condamnations de droit commun. Ils sont dirigés sur les bataillons d’Afrique, non pour y subir une peine, mais pour y accomplir leur service militaire. Officiellement, ce sont des chasseurs. Pour tout le monde, ce sont les « joyeux ».

La discipline est dure aux Bat’ d’Af’.

Il ne faut pas broncher. Beaucoup bronchent. Les réfractaires passent alors à la S.S. (section spéciale).

La vie est encore moins tendre à la S.S. qu’au bataillon. Ils bronchent de plus belle. C’est le conseil de guerre. C’est Biribi.

Kenifra est la capitale du pays Zaïan, pays des Ksars rouges et des tentes noires. On dirait Tolède en miniature, mais la miniature est farouche.

L’aigle de cette aire s’appelait Moha-Ou-Hammoun. Il est mort. C’était, par d’autres côtés, un bien curieux citoyen.

La tour carrée de son Ksar (château) était son séjour favori, et, dans cette tour il fréquentait de préférence une fenêtre donnant sur le pont voûté de l’Oum-er-Rébia. Sur ce pont, certains jours d’ennui et de vague à l’âme, il postait deux de ses féaux. Il en postait un troisième en aval du torrent. Et Moha-Ou-Hammoum, derrière son rideau, attendait.

Alors, passait une jeune Berbère dont la silhouette ne manquait pas de chien. Moha-Ou-Hammoun faisait un signe. Les deux féaux empoignaient la colombe et la jetaient, avec précaution dans l’Oum-er-Rébia. La colombe entonnait un tragique roucoulement. Vingt mètres plus loin, le troisième féal repêchait le bel oiseau. Le Pacha paraissait à sa fenêtre, ordonnait, au nom de la justice qu’on lui amenât la victime, et, comme la victime grelottait, il la réchauffait sur son vieux sein volcanique.



Ce dimanche soir, les joyeux traînaient leurs pauvres guêtres dans le repaire de Moha-Ou-Hammoun.

Il faisait déjà noir.

Où iraient-ils ? Au Café de France ? À l’Épicerie Moderne ? Au Café-Hôtel ? ou à la Taverne Arabe ? Ces magnifiques établissements de planches et de luxe tenaient les quatre coins de la place européenne. Les gars étaient longs à se décider. On aurait pu croire qu’ils avaient à choisir entre Neuilly et Vincennes.

Au Café-Hôtel, il y avait bal musette.

Je vins contre le carreau. Cinq joyeux avaient fait comme moi et regardaient la fête du dehors. Une femme jeune, une femme de France, en corsage rouge dansait.

— D’où que ça peut bien sortir, ce numéro-là ? disaient les gars.

— On va boire un coup ? demandai-je à mes compagnons du carreau.

— Qu’est-ce que vous êtes ? Vous êtes Grec ?

— De temps en temps, fis-je.

Mais on finit par s’entendre.

On entra chez la femme rouge.

L’accordéon jouait la Valse Bleue.

— C’est dur, aux Bat’ d’Af’ ?

— C’est pas tendre, mais le tout, c’est de saisir. Ainsi, moi, si mon sergent entrait et me disait : « Buron, va me cueillir des petits pois sur la table à côté », je répondrais : « Bien sergent ». Et tout irait bien. Tandis que si je répondais : « Mais sergent, il n’y a pas de petits pois sur la table à côté », tout irait mal. Vous avez compris ?

— Mais d’où qu’elle peut sortir, cette poule en rouge ? disait mon voisin.

— Si c’est un truc du Grec pour attirer la clientèle, ça va, mais si la môme est venue pour l’un de chez nous, tant pis pour le copain, y finira aux durs avant huit jours.

Je m’en allai. Plusieurs escouades de joyeux, derrière les carreaux, regardaient valser la femme rouge.

On entendait :

— Qu’est-ce que cette môme peut bien faire dans ce désert ?