De Paris à Bucharest/Chapitre 13
XIII
ENTRE WURTEMBERG ET BAVIÈRE.
Sur le pont d’Ulm, nous sommes à l’extrême limite du Wurtemberg. Mais avant quitter ce bon pays, que la locomotive traverse insolemment en quatre heures, regardons-le encore un moment dans son ensemble.
De même que le duché de Bade, le long du Rhin, répond à notre Alsace, le Wurtemberg, derrière le Schwarzwald, répète la Lorraine, derrière les Vosges. Comme elle, c’est un terrain élevé et froid, infécond sur les plateaux, très-fertile au bord du Neckar, mais qui n’a que le Neckar, tandis que la Lorraine a la Moselle et la Meuse, c’est-à-dire deux riches vallées au lieu d’une.
La population, qui était, en 1815, de un million trois cent quatre-vingt-quinze mille quatre cent soixante-deux âmes, était montée, en 1846, à un million sept cent trente-six mille sept cent seize, les deux tiers de la population de Londres. L’accroissement était donc de trois cent trente et un mille deux cent cinquante-quatre têtes, ou de vingt-trois pour cent en trente ans. Mais ce mouvement se ralentit à partir de 1849, et le chiffre de 1855 présenta un déficit de soixante-quatre mille individus. Le même phénomène a été constaté dans le pays de Bade et dans la plupart des pays de l’Allemagne du Sud. On voit que l’arrêt de la marche ascensionnelle de notre population, qui nous alarma tant en 1856, était un fait général et non point particulier à la France. Il venait de quelques mauvaises récoltes, mais surtout de la misère produite par les troubles politiques. Les révolutions n’ont pas seulement le tort de détruire le capital, elles l’empêchent encore de se renouveler rapidement, en diminuant le nombre des producteurs. Aussi les plus décidés conservateurs sont-ils ceux qui les préviennent, de la seule manière dont on puisse les empêcher d’éclater, en faisant à temps les réformes nécessaires.
C’est à quoi a travaillé le roi actuel de Wurtemberg, Guillaume Ier, le doyen, je crois, à cette heure, des têtes couronnées. Sans bruit ni violence, sans nuit du 4 août, qui était bien belle, mais qui amena celle du 6 octobre, il a détruit dans presque tout son royaume le régime féodal, qui y durait encore, transformé la propriété, aboli le servage, les tenures à baux héréditaires, et réglé le rachat des servitudes et redevances à prix d’argent et par annuités. Dans l’ancien duché, cette révolution économique est entièrement finie. Les majorats, seniorats, fidéicommis, etc., ne subsistent plus, en dépit du progrès, que dans la haute Souabe, dont la réunion, au commencement de ce siècle, a fait du duché un royaume.
Le Wurtemberg n’est pas tout entier dans la vallée du Neckar. Il possède, plus au sud, la partie supérieure de la vallée du Danube, qu’une haute plaine (Oberschwaben) sépare de celle du Rhin. Cette plaine de sable et de tourbe est triste, froide, stérile, mal peuplée, comme l’étaient les magnifiques herbages de Saint-Gall, de Zurich et d’Argovie, avant qu’ils fussent possédés par des mains vaillantes et libres. Dans cette région, « les propriétés sont grandes. La plupart sont constituées en majorats, majorats de paysans, car les propriétaires travaillent à la tête de leurs domestiques. C’est ainsi la partie la plus pauvre du Wurtemberg, qui a les plus riches paysans. Les jours de marché, on les voit se rendre à la ville en grand costume, tricorne, gilet écarlate et culotte de peau, conduisant un magnifique attelage de quatre chevaux, qui font résonner les plaques d’argent de leur harnais. Leurs vastes fermes à grands toits et à poutroisons peintes en rouge s’aperçoivent de loin en loin sur les collines. Ils y vivent grassement, mais leurs champs sont maigres. Il y a bien, au milieu des bois et des tourbières, quelques huttes habitées par des bûcherons et les ouvriers qui extraient la tourbe. En général, la population est très-clair-semée ; si le nord du Wurtemberg a trop d’habitants, le sud n’en a pas assez[1]. »
L’Alp de Souabe, de l’autre côté du Danube, est le domaine des moutons. Ils n’y boivent pas toujours, car l’eau des pluies filtre trop vite à travers ce calcaire léger ; mais ils trouvent toujours de l’herbe fraîche pour engraisser et viennent jusqu’à Poissy faire concurrence à nos Berrichons et à nos Champenois. Le maréchal Bugeaud, qui avait pris pour devise Ense et Aratro, voyait, il y a vingt ans, la ruine de notre agriculture dans l’abaissement de nos tarifs et s’écriait avec sa verve à demi gasconne : « J’aimerais mieux voir les Cosaques au bord de la Seine que du bétail allemand sur nos marchés ! » Les Cosaques, Dieu merci, ne sont pas revenus à Paris, quoique nous soyons allés chez eux, mais les moutons wurtembergeois y arrivent, ce qui n’a pas ruiné nos éleveurs, puisque les bouchers nous vendent les gigots plus cher.
J’ai parlé des deux autres régions du royaume, la vallée vineuse du Neckar et les forêts du Schwarzwald. Le Wurtemberg n’ayant ni fer ni houille n’est point industriel ; entouré en grande partie de montagnes, avec une seule route naturelle, celle de son fleuve, qui lui charrie ses bois jusqu’au Rhin pour la Hollande, il n’a point de commerce. Aussi la vie de ses habitants est-elle fort douce, sans luxe, mais aussi sans beaucoup de misère. Ils consomment le plus qu’ils peuvent de leurs produits, mangent ceux de leurs moutons qui ne payeraient pas les frais de route, boivent leur petit vin, et se chauffent de leur bois. L’étranger n’a que les restes : pas grand’chose, pour vingt-cinq millions de denrées, beaucoup moins que n’en exporte certain quartier de Paris.
- ↑ M. Eug. Rister, Économie rurale de l’Allemagne, dans la Revue germanique, tome XVI, page 7.