De Paris à Bucharest/Chapitre 14

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XIV

EN BAVIÈRE ; AUGSBOURG.

Les Amazones aïeules des Augsbourgeois. — Traitement des fonctionnaires payés en truites. — Les bonnets bavarois et la confession d’Augsbourg. — La guerre à l’hôpital Saint-Jacques. — Le feu de la Saint-Jean et Perlach Michel. — La raison et l’architecture. — Le Falerne d’Horace. — Un club littéraire et l’éloquence des maillets. — Les premières pipes allemandes. — Deux voyageurs : l’un qui arrive à tout, l’autre qui n’arrive à rien.

Vous trouvez, mon cher ami, que je vais bien lentement. Que voulez-vous ? C’est la première fois de ma vie que je fais l’école buissonnière, et, comme un échappé de collége, je m’arrête à tout. Mais ne me grondez pas, j’irai vite d’Ulm à Munich ; car d’ici là j’aurai beau regarder, je ne verrai rien, si ce n’est peut-être à Augsbourg.

Je m’étais proposé en partant de Paris de ne plus quitter le Danube dès que je l’aurais touché, mais la pauvre figure que je le vis faire à Ulm et ce que j’y appris de son cours m’ont fait changer d’itinéraire. Jusqu’à Weltenbourg, au delà de la forteresse bavaroise d’Ingolstadt, je n’aurais trouvé que des rives aplaties, laissant errer vaguement le regard sur une plaine monotone, ou qui relevées de quelques pieds au-dessus des eaux l’arrêtent soudain, sans le dédommagement de promontoires aux formes hardies qui s’avancent dans le fleuve, de ravines qui les creusent, de forêts qui en descendent et où la lumière et la vie circulent.

Je me décidai à lui faire infidélité pour Munich, sauf à revenir le prendre à Ratisbonne, ce qui me donnait l’avantage de traverser la Bavière, dans deux directions différentes, et d’apprendre peut-être pourquoi un duché s’est maintenu là durant des siècles et s’y est changé en royaume.

Le chemin de fer ouvert en 1854 conduit en moins de quatre heures d’Ulm à Munich, et Augsbourg est tout juste à moitié chemin ; j’y montai. Quand le convoi nous eut amenés sur la rive droite du fleuve, nous eûmes une belle vue de la place où le soleil, déjà à son déclin, jetait sur les édifices, la ligne des défenses, la Wilhelmsburg et le Michelsberg, ces teintes chaudes qui, durant l’été, font des dernières heures du jour les plus belles à voir, comme elles sont les plus douces à vivre. Nous longeons le Danube qui, en bon voisin, a cédé au chemin de fer une partie de son lit. Comme il n’a jamais ici d’allures emportées, parce qu’il n’a pas encore reçu de rivière torrentueuse venue de hautes montagnes, on n’a pas craint, pour la voie ferrée, d’incartade de sa part : les déblais faits plus loin ont servi à remblayer sa rive et à discipliner son humeur doucement vagabonde.

Jusqu’à Gunzbourg nous traversons une forêt dont les Bavarois vantent les charmes ; laissons-les dire. À Offingen nous quittons les environs du fleuve et nous entrons dans une plaine tourbeuse et triste, par deux ou trois de ces abominables tranchées de vingt à trente mètres de profondeur qui n’ont d’attrait que pour les géologues. La nuit descend sur cette solitude et je ne me plains pas du voile qu’elle y jette. Gustave-Adolphe, entrant à Munich après avoir traversé ces landes froides et stériles, disait de la ville charmante bâtie dans ce froid désert : « C’est une selle d’or sur un cheval maigre. »

De nombreuses lumières qui pointent dans la brume et la nuit, nous annoncent Augsbourg que les Romains ont fondé au confluent de la Wertach et du Lech, au centre de la grande place bavaroise qu’elle commande, comme Ratisbonne et Passau, qu’ils avaient bâties plus loin, au nord, dominaient le Danube moyen. La place était bien choisie, assez loin des Barbares pour n’avoir pas trop à les craindre ; assez près de l’Italie pour être en relations faciles avec elle, enfin, au milieu d’un dédale de ruisseaux et de rivières, ce qui en fit une forteresse inabordable pour l’ennemi, en même temps qu’un refuge assuré pour le travail. Aussi la ville prospéra : elle eut des évêques souverains, qui tinrent tête plus d’une fois aux ducs de Bavière, et une bourgeoisie industrieuse et riche qui compta des rois parmi ses débiteurs, et voulut compter les Amazones parmi ses aïeux ; elle fut une cité puissante qui, à l’entrée des empereurs, mettait trois cents cloches en branle, faisait tonner l’artillerie de ses remparts et flotter au vent les bannières rouge et or de sa grande corporation des tisserands. Ces beaux jours sont passés. Au moyen âge, certaines villes privilégiées par la nature ou par l’histoire étaient libres, durant l’universelle servitude, et riches, au milieu de la misère générale. Aujourd’hui, on trouve dans le monde moins de priviléges, moins aussi d’asservissement. Quelques-uns sont descendus : c’est fâcheux ; mais la masse a monté : ne nous plaignons pas.

Augsbourg, surtout la vieille ville, derrière ses remparts devenus des promenades et ses cent tours inoffensives, mais qui ne l’ont pas toujours été, a bien l’air d’une capitale découronnée, ou d’une de ces villes prises par le mal héréditaire des aristocraties usées, le marasme : pas de mouvement, à peine quelques voitures et une population peu pressée, qui n’est pas la moitié de celle d’autrefois. On dirait de rentiers qui jouissent tranquillement des restes d’une vieille opulence, plutôt que de gens occupés à ramasser une fortune nouvelle. Cependant, en dehors des portes, dans les faubourgs, l’industrie se réveille, mais lentement, et le commerce est surtout celui de commission.

Par l’abondance des eaux qui l’entourent, Augsbourg est une cité quasi hollandaise : jusqu’en 1643, la bonne ville paya en poisson une partie de ses employés. Le Lech, qui la traverse, est, au-dessus et au-dessous, un torrent fougueux, mordant et rongeant ses rives, aux dépens du paysan qui en enrage, et se refusant à peu près partout à porter bateau ; mais, avec le citadin, il est docile et discipliné de la plus débonnaire façon. Pour lui, il se résigne à faire marcher des moulins et se prête en bon compagnon à aider ses vieux amis les tisserands.

Ces tisserands ont formé longtemps la première corporation de la ville et se vantaient de manier l’épée aussi bien que la navette. À l’anniversaire de la grande bataille du Lech qui, il y a 900 ans, délivra l’Allemagne des Hongrois, ils faisaient, pour célébrer leurs vieux exploits, une magnifique cavalcade avec de grandes épées, d’orgueilleuses bannières et les plus fières devises. Ce qui n’empêcha pas le margrave de Bade, un rude soldat qui, en 1703, avait pris ses quartiers d’hiver à Augsbourg, d’écrire à l’empereur : « La maladie des citoyens est d’être peureux. » Pauvres bourgeois, quel mépris ont toujours eu pour vous ces batailleurs, si heureux cependant de mettre la main dans votre bourse que la guerre vide et que le travail remplit !

Augsbourg étant à la fois ville impériale et évêché souverain, avait deux maîtres qui ne s’entendaient pas toujours : l’évêque et le bourgmestre. Le quartier de l’évêché formait comme une ville à part : rues étroites, mais nettes et propres, silencieuses et discrètes, bordées de petites maisons avec de grands jardins que de hauts murs mettaient à l’abri des curieux. Le chapitre métropolitain interdisait jalousement à tout bourgeois ou fils de bourgeois de s’y établir.

La réforme, cependant, y entra, et Augsbourg eut pour les uns l’honneur, pour les autres la honte, de donner son nom au symbole de foi que les protestants d’Allemagne gardent encore. Il s’y conserva des catholiques, ils sont même en majorité, et les deux partis y furent longtemps, l’un contre l’autre, à couteaux tirés : non pas qu’il éclatât dans la ville de ces belles horreurs que la passion religieuse inspire ; mais une sourde guerre de tous les jours et sur tous les points, à coups d’épingles et à coups de langue, que les femmes entretenaient par leur costume, les hommes par leurs disputes, et les gamins par leurs cris. Chaque confession avait son bonnet, ses cafés, ses brasseries, ses fournisseurs et son cimetière, puisqu’il faut toujours finir par là. Un protestant serait mort plutôt que d’appeler un médecin papiste et une catholique n’aurait point voulu accoucher si elle n’avait eu, pour recevoir l’enfant, qu’une sage femme luthérienne.

On était pourtant parvenu à réunir les pauvres diables dans un même hospice, celui de Saint-Jacques, et ils se laissaient guérir sans trop s’inquiéter si l’emplâtre était protestant ou les sangsues catholiques. Mais la salle commune était éclairée par des bougies et les restes appartenaient de droit aux habitants de l’hôpital, qui achevaient de les user dans leurs chambres. Quand il fallut faire ce partage, toutes les animosités se réveillèrent. La confession d’Augsbourg prétendit à la plus grosse part ; les « bonnets bavarois » la revendiquèrent. La guerre était dans la maison. Pour y ramener la paix, il fallut une révolution : le 4 octobre 1816, l’administrateur décréta : « À l’avenir on ne brûlera plus que de l’huile. » Quelque temps auparavant, ajoute l’historien humoristique de cette guerre, même chose était arrivée à la ville entière. La bourgeoisie avait subi le sort des gens de l’hospice Saint-Jacques. À ceux-ci on prenait leurs bouts de bougie, à celle-là on avait pris ses vieilles libertés impériales « pour leur donner à tous, en échange, un éclairage, royal et bavarois, à l’huile fumeuse[1]. »

Les deux religions se partagent inégalement la ville, qui compte 25 000 catholiques contre 14 000 protestants. Mais par un phénomène que bien des choses expliquent, qui se voyait en France au temps de Louis XIV et qui se voit encore dans la pauvre Irlande par opposition à l’exubérante Angleterre, les grandes fortunes d’Augsbourg sont dans des mains hérétiques. La minorité protestante est plus riche que la majorité catholique, elle a même plus d’influence au conseil communal et dans l’administration de la cité.

Il ne reste rien à Augsbourg du moyen âge ; c’est à Nuremberg qu’il faut aller chercher le gothique allemand. Une seule habitation féodale subsiste, la maison Imhof ; mais hélas ! le commerce a percé les gros murs du rez-de-chaussée pour y placer des vitrines ; et les grandes salles du premier étage, où résonnaient les éperons des chevaliers, ne sont plus que des chambres bourgeoises. Le château fort est une maison à louer.

Qu’est aussi devenu le feu de la Saint-Jean, ce bûcher, haut de 95 pieds, autour duquel l’empereur Maximilien, le joyeux « bourgmestre d’Augsbourg, » danse avec la belle Suzanne Neidhart et dont Charles-Quint profita, en 1530, pour faire l’économie d’un bûcher particulier à l’usage d’un artisan qu’il y fit brûler ? Et Michel du Perlach, la joie des enfants, grands et petits, d’Augsbourg ? Pour lui, il vit encore ; mais combien déchu ! Chaque année, à la Saint-Michel, il sort de sa tour, vieilli et tremblotant sur ses jambes de bois ; autant de fois l’horloge sonne d’heures, autant de fois, d’une main mal assurée, il plonge faiblement sa lance dans le corps du diable. Comme il était leste, jadis, et vif, et triomphant ! Un puissant mécanisme poussait d’une manière invisible l’archange radieux. Aujourd’hui l’on voit la main mercenaire qui tient et fait marcher le pauvre Perlach Michel. Les temps sont bien durs aux vieilles idées et aux vieilles fêtes populaires.

« Si nous n’avons plus rien du moyen âge, disent les Augsbourgeois, nous avons beaucoup de la Renaissance et notre grand architecte Élias Holl a dérobé à Venise l’art italien. Sir Robert Peel, d’ailleurs, nous a proclamés la plus belle ville de l’Allemagne. » Ce jugement, messieurs, prouve une fois de plus que sir Robert était… un grand financier. Quant à votre Élias Holl, aller à Venise au commencement du dix-huitième siècle, c’était un peu tard. La rue Maximilienne est en effet bordée de maisons plutôt curieuses que belles qui, par leur double caractère, montrent bien les deux influences qui se sont rencontrées ici : elles sont du nord par leur immense pignon en façade, et du midi par leurs corniches italiennes, quelquefois même par des colonnes et des frontons. Ce qui est plus italien encore, c’est l’amour des fresques. Il date de loin et les plus vieilles sont les meilleures. Une d’elles à demi effacée semble fort belle. On en fait d’autres : près de l’hôtel des Trois-Maures, on se hâte de badigeonner une façade immense avec toute l’histoire des Fuggers, ces banquiers passés princes ; elles ont du maniéré, de la lourdeur et un coloris criard que toutes les brumes de la Bavière ne rendront jamais harmonieux.

Une fontaine, à Augsbourg.

À l’arsenal, un beau groupe en bronze ; dans quelques églises, des grilles en fer curieusement ouvragées et où le marteau a rivalisé de souplesse avec le pinceau du plus délié dessinateur d’arabesques ; de jolies fontaines : surtout celle d’Hercule terrassant l’hydre de Lerne ; enfin à l’hôtel de ville, des poêles, en terre cuite, superbes de goût, de caprice. et d’exécution : voilà les vrais monuments de l’art à Augsbourg.

Un poêle, à Augsbourg.

Le Rathhaus (hôtel de ville) est très-vanté ; c’est peut-être bien à cause d’une salle intérieure, réellement immense, qui est dorée comme un livre de jour de l’an et qu’on appelle la salle d’or (der goldene sâal) ? ce n’est assurément pas pour sa large façade à six ou sept étages, percée de grandes fenêtres à pilastres et surmontée d’un fronton que couronne une pomme de pin en bronze, mais triste, sans saillie et sans style ; encore moins est-ce pour ses dômes écrasés et le beffroi qui l’avoisine, le Perlach thurm, également coiffé d’une énorme coloquinte.

J’ai enfin le secret de ces clochers qui m’ont tant intrigué jusqu’ici. Élias Holl et tous les architectes qui ont semé la Souabe, la Bavière et l’Autriche de ces formes orientales sans les comprendre, ont apporté de Venise toutes les variétés de la coupole byzantine, pointue ou évasée, entière ou coupée soit par tranches, soit par moitié, superposée en double et triple rang, ou finissant en un col long et mince qui porte la girouette ou le paratonnerre. Notre vieux clocher carré, trapu, à pignon élancé pyramide bien mieux et se termine par des plans très-inclinés, comme il convient sous un climat de pluie et de neige ; de même que la coupole convient sous le soleil torride de l’Orient pour protéger contre lui de larges espaces et assurer de la fraîcheur et de l’ombre à l’intérieur des édifices. Que chez nous même, au-dessus du sanctuaire, la voûte s’élance plus haute pour donner plus d’espace à la prière, qu’elle s’arrondisse en coupole et domine avec grâce et fierté le reste de l’édifice, comme à Saint-Pierre de Rome, aux Invalides de Paris et à Saint-Paul de Londres, rien de mieux. Mais quand elle devient ce quelque chose sans nom qui écrase aux Tuileries de ses pans quadrangulaires le chef-d’œuvre léger et charmant de Philibert Delorme, ou lorsqu’elle surmonte, comme en Allemagne, tant de clochers qui ressemblent à un bilboquet terminé par sa grosse boule, le mince et le léger portant l’épais et le lourd, voilà qui me paraît un contresens pour les yeux et pour l’esprit.

Ajoutez que ces dômes de mosquée sont habituellement en cuivre brun, en tôle ou en fer-blanc, ce qui fait sur les toits toute une chaudronnerie reluisant au soleil.

Je ne puis pas quitter Augsbourg sans vous dire que de son grand commerce d’autrefois elle a gardé une cuisine cosmopolite. Le fond d’un bon dîner c’est une dinde de Vérone et au dessert arrivent les pommes du Tyrol, les raisins du Milanais, les vins de France, d’Italie, d’Espagne et de Grèce. Comme il faut en voyage regarder à tout, j’ai lu à l’hôtel des Trois-Maures sur la carte du dîner une liste de vins provenant de cent quatre-vingt-douze crus différents, depuis l’Affenthaler, vin badois à 48 kreutzer la bouteille, jusqu’au Schloss-Johannisberg à 9 florins 30 kr.

Le Falerne, la gloire de l’ancienne Italie, est au dernier rang : Augsbourg le donne pour 2 florins 24 kr. Ô mon très-cher Horace ! chantre inspiré du Cécube et du Falerne récolté sous le consulat de Métellus, que dirais-tu de ces Germains qui mettent si bas ce que tu plaçais si haut et toujours si près de ta main ?

Un marché, à Augsbourg.

Un de mes amis, M. X., assista tout dernièrement à une scène curieuse, de mœurs allemandes que je placerai. à Augsbourg pour ne la point mettre dans la ville même où elle s’est réellement passée. On comprendra aisément mes raisons. Mon correspondant, fort bien accueilli par des hommes aimables et quelques-uns distingués, n’a pu s’empêcher de sourire à des habitudes qui ne sont pas les nôtres, mais ne voudrait pas répondre a l’hospitalité qu’il a reçue par l’indiscrétion des noms propres.

Voici donc ce que M. X. m’écrivait le soir même. Je retranche au lieu d’ajouter à son récit.

« Il avait dans la ville où il se trouvait, comme en toute bonne cité allemande, deux ou trois cercles ou clubs de confrérie ou de corporation. On me présenta au plus distingué, celui des écrivains, des artistes et des comédiens, qui s’appelle le club des Mineurs de l’intelligence, ou quelque chose d’approchant, et se réunit deux fois par semaine. On y fume, on y mange et on y boit tout d’abord, trois exercices presque inséparables, en Allemagne, de tout autre ; après quoi les statuts obligent chaque membre de servir à la réunion un plat de sa spécialité, La salle est grande et décorée avec plus de luxe que de goût. La bannière nationale du pays y flotte en une foule d’exemplaires au-dessous du grand drapeau de l’Union allemande. Des moos ciselés, des chopes votives, des pipes d’honneur, des haches d’armes, des équerres et des compas décorent une face de la salle. Les statuettes en plâtre de Goethe, de Schiller, des Hohenstauffen et de quelques autres sabreurs, qui n’étaient pourtant pas des chercheurs d’idées, meublent les encoignures et les entre-fenêtres, portées sur des consoles à feuilles de chardon ou à cœur de chou.

« En face, une grande grotte en plâtre figurant des rochers, des broussailles ornées de crapauds, de lézards, de serpents et de chouettes, abrite un nain difforme, à cheveux vert bouteille, horrible et ricanant. C’est, me dit mon voisin, le Génie, le Caprice, qui doit donner aux membres l’inspiration.

« Au fond, un théâtre et un piano.

« Quelques membres parlent français et tous m’accueillent courtoisement.

« Quand pas mal de pipes sont fumées, bon nombre de chopes bues, quantité de plats de choucroute et de saucisses dévorés, un servant fait le tour de la table en distribuant à chaque convive un maillet blanc gentiment façonné et au président un élégant marteau d’acier ; j’en reçois un quoique je ne sois que membre adjoint et pour peu de temps ; mais je cherche en vain l’idée correspondante à ces maillets.

« Leur utilité m’est révélée par trois coups secs du marteau magistral, suivis d’un roulement terrible des maillets, qui fait bondir toutes les chopes et moi avec elles. C’est le président qui dit : « La séance est ouverte, » et les membres qui répondent : « Nous écoutons ! »

« On me présente officiellement, et un roulement trois fois répété m’apprend que le cercle est honoré de ma présence. Ne sachant parler l’allemand, ni le maillet, je prie mon introducteur de remercier pour moi, ce qu’il fait en moins de mots que de coups frappés, auxquels les autres répondent, et, à ma grande satisfaction, l’on passe par-dessus l’incident pour arriver aux communications qui intéressent l’art national. Malheureusement, si j’entends beaucoup de mots, je ne comprends rien des belles choses qui se disent.

« Quand l’orateur eut fini, il y eut un moment de repos où l’on ralluma les pipes et un peu la conversation ; on m’adressa amicalement le grand reproche que les Allemands ont sans cesse à la bouche contre nous, de manquer de sérieux. En ce moment-là, ils avaient ma foi bien raison, car avec leur pipe dans une main et leur maillet dans l’autre, ils étaient fort graves ; tandis que moi, le très-indigne représentant de la France en cette circonstance, j’avoue que je l’étais fort peu.

« Cependant la séance littéraire a repris, et un comédien lit d’une voix pleine et harmonieuse un vieux lied qui chante le vieux Rhin aux flots verts, la vieille simplicité allemande, son vieux courage et sa vieille bonne foi !

« Ce morceau soulève un vrai tonnerre d’applaudissements, vu l’instrument qui y servait, et j’y joins modestement les miens. Mais l’enthousiasme de l’assemblée est porté au comble par le morceau suivant, qui m’est expliqué plus tard. Dans un chant de colère aussi farouche et fantasque d’allure que le génie de l’inspiration qui louchait derrière nous, le poëte maudit le pont du Rhin qu’on venait d’inaugurer à Kehl. Il voit déjà les Français s’en approcher sournoisement pour le franchir, tandis que la bonne Allemagne sans défiance est à ses chopes et à ses amours. Mais le poëte veille pour elle : les flots du fleuve, soulevés par ses incantations patriotiques, emportent les envahisseurs ; leurs cadavres, vils et pourrissants, roulent de tourbillon en tourbillon pendant des siècles, et le Rhin, complice de la malédiction du poëte, les retient pour l’éternité dans sa vase fangeuse.

« Le morceau était singulièrement choisi pour la réception d’un confrère français. Aussi, en fin de compte, j’en suis presque à me repentir d’avoir payé, par tant de réserve, cette hospitalité un peu trop germanique. »


J’ai souvent parlé de l’amour effréné des Allemands pour le tabac.

Les Français et les Anglais consomment par an et par tête une livre de ce narcotique ; c’est environ pour nous seuls vingt millions de kilogrammes ; les Turcs, que je croyais les plus grands fumeurs du monde, restent à deux livres et demie. Les Allemands vont à trois, mais comme les Hollandais sont à quatre, ils travaillent à les rattraper et en viendront à bout, sans faire attention que les Bataves, vivant à peu près dans l’eau, ont peut-être une raison hygiénique de chasser l’humidité qui les pénètre par du feu dans la bouche et dans l’estomac : la pipe et le genièvre. Il est vrai que les Allemands se mettent autant qu’ils peuvent dans des conditions d’humidité analogues par l’énorme quantité de bière qu’ils absorbent. Ils boivent pour fumer et fument pour boire. Avec ce régime-là, l’Allemagne est devenue, ou sera bientôt, le pays qui produit le plus de fumée.

Ce goût fait pourtant sortir déjà du pays pas mal d’argent. Le Zollverein est obligé d’acheter au dehors les trois huitièmes de sa consommation.

Le philosophe s’attriste à mesurer la masse immense de travail qui, chaque année, est dépensé d’un pôle à l’autre pour la satisfaction d’un besoin tout factice. Mais que sa vue réjouit le cœur du financier ! Elle fournit d’inépuisables ressources pour les budgets aux abois, et répand l’aisance parmi ceux qui la cultivent. Le petit pays de Bade à lui seul produit cent vingt mille quintaux de tabac par an, ce qui, à raison de trente francs, en moyenne, lui rapporte trois millions six cent mille francs.

Cependant que de bonnes choses ont un mauvais côté ! Le tabac exige les meilleures terres, ce qui restreint d’autant le domaine des céréales et des plantes fourragères ; il utilise les bras des enfants qui seraient tout aussi bien à l’école qu’au séchoir ; enfin les profits qu’on trouve à cette culture poussent à la division extrême des propriétés. En vain le gouvernement du grand-duc a édicté la loi du 5 mai 1856, pour la réunion de parcelles, on peut voir une commune badoise où sept hectares sont divisés en mille morceaux, appartenant à soixante-cinq propriétaires. Quand la propriété est ainsi réduite à quelques mottes de terre et qu’il ne se trouve pas dans le pays, comme c’est le cas pour Bade, d’industrie manufacturière qui occupe les bras trop nombreux et inutiles dans les champs, il n’y a plus qu’une ressource, c’est d’aller chercher du travail et du pain sous d’autres cieux.

La tabac et la vigne sont pour beaucoup dans ce phénomène affligeant. Ce sont des cultures pour lesquelles la main-d’œuvre est très-multipliée ; mais comme cette main-d’œuvre peut être faite par les femmes, même par les enfants, les frais restent dans la famille et le produit net est considérable. Aussi tout paysan badois veut avoir un lopin de terre ; ils en achètent à tout prix et se les disputent avec plus d’acharnement que notre Jacques Bonhomme. Le juif, d’ailleurs, n’est-il pas là pour trouver l’argent nécessaire moyennant un bon billet et de gros intérêts ? Mais que survienne une année mauvaise ; que le tabac ou la vigne manque, et celle-ci manque souvent, une année sur deux[2], et la famille n’a plus de quoi payer ses outils, ses vêtements, son pain. Il faut vendre alors et partir. De 1850 à 1855, soixante-deux mille Badois ont émigré, emportant avec eux vingt-deux millions, c’est-à-dire que chacun n’avait en partant que trois cent cinquante francs pour faire deux mille lieues et un établissement nouveau. Encore l’État et les communes ont-ils dépensé quatre millions pour le transport des plus pauvres.

Triste spectacle que celui de tant d’enfants du sol qui ne peuvent trouver place à la table de la mère-patrie et dont grand nombre tombent de misère le long du douloureux chemin qui mène à l’étranger ! Bénie soit notre chère France de ne pas connaître encore cette dure nécessité, dussent nos colonies en aller moins vite !


Augsbourg ne m’avait pas été très-hospitalier ; le guignon me suivit jusqu’à l’embarcadère. J’y arrivais très-fatigué de mes courses et fort désireux de partir. Il s’en fallait de deux heures que le convoi pour Munich ne fût prêt ! J’avais pris un train pour l’autre. J’avais donc deux heures à tuer. Un embarcadère est quelquefois un musée de curiosités, à condition qu’il soit plein, et celui d’Augsbourg était vide. Je n’y trouvai qu’un garçon de salle à tricorne, mais si long, si long, que la canne de tambour-major, sur laquelle il s’appuyait le menton, dépassait, de la tête au moins, de grandes Anglaises coiffées de leur affreux chapeau à cloche.

Une salle d’attente, à Augsbourg.

Heureusement j’avais emporté les mémoires d’un homme qui a couru dans tous les sens le midi de l’Allemagne, et qui y ramassa un jour ce que je n’y trouverai jamais, un bâton de maréchal de France. Il n’y a pas un village du pays de Bade, de la Forêt-Noire et de la Bavière, où Villars n’ait passé. Ne craignez pas que je vous fasse l’histoire de toutes ses campagnes. C’est un de ses voyages que je veux vous conter, en attendant que le convoi me fasse reprendre le mien.

En 1688, Villars était ambassadeur à Munich et le comte de Lusignan à Vienne. Louvois, pressé de distraire Louis XIV, avait commencé si vite la guerre dite de la Ligue d’Augsbourg, que nos soldats faisaient rage dans l’Empire et déjà rongeaient jusqu’aux os cette bonne Allemagne, avant que nos ministres eussent encore songé à quitter leurs postes. Quand ils apprirent que la Franconie était en feu, que nos coureurs arrivaient jusqu’en Bavière et que du Rhin au Lech, il n’y avait qu’un cri de fureur contre les Français, les deux ambassadeurs pensèrent qu’il était grand temps de partir. Ils prirent des passeports et, par surcroît de précaution, le comte de Lusignan se fit donner, pour l’accompagner jusqu’à la frontière, un garde impérial ; le marquis de Villars, un trompette de l’électeur. Tous les Français établis à Vienne et à Munich se mirent de leur suite qui, de la sorte, monta bien à trois cents personnes.

Le comte était un personnage fort noble et fort grave, très-entiché de son titre et de son importance, qui n’eût point fait un pas plus vite que l’autre, quand dix mille pandours eussent été à ses trousses. Il entendait marcher lentement et, à découvert, comme il convenait au représentant de Sa Majesté Très-Chrétienne.

Le marquis, très-brave, eût bien, si le roi se fût trouvé là pour le voir, chargé à lui seul tous les pandours du monde ; mais il n’estimait, en fait de témérité, que celles qui rapportent ; et pour sortir au plus vite du guêpier où il se trouvait, il eût bien volontiers mis son titre dans sa poche, ses habits sur les épaules d’un valet, et sa personne, en n’importe quel équipage, sur le dos d’un bon cheval qui l’eût conduit tout d’une traite au bord du Rhin.

Villars opinait donc pour qu’on passât à la sourdine et vite, par les villages, où ils seraient toujours les plus forts, non par les villes, où ils pourraient être enfermés. Lusignan ne voulut rien entendre et se retira comme un Romain.

Cette bonne contenance réussit d’abord, et tout alla bien jusqu’à Brégenz, petite ville située sur le Rhin ; de l’autre côté se trouve la Suisse. Villars pressait de passer le fleuve pour se mettre en sûreté, les Suisses étant nos alliés. Lusignan s’y refusa, et, comme un de ces preux dont il portait le nom, voulut rester tout ce jour encore sur la rive allemande.

Villars céda ; mais inquiet, il allait et venait, ayant l’œil et l’oreille à tout. Bientôt, il entendit des clameurs confuses, des bruits de tambours. C’étaient sept ou huit cents paysans armés qui entraient dans la ville. Jusque-là le commandant du château n’avait dit mot. Les paysans arrivés, il parla, même très-haut, demanda les passe-ports et, n’y trouvant rien à reprendre, chercha une vraie querelle d’Allemand. Il déclara aux deux ministres qu’il voulait examiner un à un tous ceux qui les suivaient. Comme on préparait les chevaux pour partir, il les fit rentrer à l’écurie ; et ses soldats devenus familiers, insolents, mettaient la main partout. « Voilà le moment critique pour la dignité des ambassadeurs, » dit Villars à Lusignan. Celui-ci, imperturbable et digne, ne bougeait ni ne parlait, prêt à tout, plutôt que de manquer à son caractère.

Ce n’était pas, on l’a vu, le compte de Villars. Il laissa Lusignan s’envelopper de sa dignité et s’asseoir sur sa chaise curule, en attendant ce qu’il plairait aux dieux d’ordonner : lui, il fouilla dans sa bourse, acheta les domestiques du commandant, son secrétaire et probablement le commandant lui-même, moyennant quoi il obtint un laisser-passer dont il usa sur l’heure. L’intraitable Lusignan, décidément arrêté, alla méditer pendant huit mois, au fond d’un château fort du Tyrol, sur l’inconvénient de fourvoyer un homme qui n’est qu’honnête dans la politique, je veux dire dans la politique de ce temps-là.

Pour le moment Villars n’était pas au bout des fâcheuses aventures. À peine hors des murs de Brégenz, il avait couru sans s’arrêter jusqu’à Saint-Gall, comptant bien s’y reposer des mauvaises nuits qu’il avait passées depuis Munich. À l’hôtel, il demanda tout d’abord un lit et allait s’y mettre, quand on lui annonce les magistrats de la ville. Il faut descendre et les écouter : la harangue fut longue.

Cependant tout a une fin, même un discours de bourgmestre allemand. Le compliment terminé, il allait regagner son lit, quand il les voit s’asseoir, et les voilà qui l’interrogent sur l’empereur et sur le Turc, sur la France et l’Allemagne. Les braves gens ne voulaient pas perdre une si belle occasion de se mettre au courant des choses du monde. En même temps on apporte de toutes parts ce que la ville a de plus précieux en vins, viandes, provisions de toute sorte, et Villars voit avec effroi un magnifique repas qui se prépare : perdrix et faisans, chapons de Milan et confitures de Gênes, vins de France, fruits d’Italie, tout s’y trouvait ; ces messieurs étaient en train de ne rien épargner.

En vain Villars invoque ses fatigues et supplie qu’on le dispense d’assister à ce festin formidable. Pour ne pas troubler l’alliance entre les deux États, l’ambassadeur croit de ses fonctions de s’exécuter. À minuit on se met à table. On boit, on mange, comme des Suisses savent le faire. Le peuple entre dans la salle. Les magistrats distribuent à leurs parents, à leurs amis, ce qu’ils avaient laissé sur les plats. Enfin à trois heures du matin ils se retirent. Villars se couche. Au réveil, il trouve l’hôtelier une note ruineuse à la main. Il lui fallut payer la fête que les magistrats san-gallois s’étaient donnée à eux et à leurs amis.

Il se sauve, en envoyant tous les diables l’hospitalité helvétique, et, de peur d’une récidive, traverse la Suisse aussi vite qu’il eût voulu traverser l’Allemagne. Il arrive à Bâle à la nuit tombante ; mais le Suisse est défiant : les portes sont déjà fermées ; c’était le 6 janvier et il faisait un temps horrible. Les gens de l’ambassadeur crient, jurent et tempêtent. Les Suisses ne jurent pas moins, mais n’en ouvrent pas davantage.

Villars veut intervenir ; il s’approche et tout d’un coup se trouve en l’air, puis au fond d’un fossé. Il resta là une demi-heure évanoui. On le croyait mort, et lui pensait l’être. Deux de ses hommes descendirent avec une corde, les autres le hissèrent en haut. Mais on avait fait un nœud coulant : il étouffait. On le tira de là pourtant ; on le coucha dans une guérite, et, pour le faire revenir, on l’abreuva d’eau-de-vie, seule chose qui se trouva sous la main. Au matin, les damnées portes s’étant ouvertes, on le porta sur deux planches dans un cabaret appelé le Sauvage. Les chirurgiens accoururent : il était bien temps.

Ils le trouvèrent meurtri des pieds à la tête, mais sans une fracture. Il descendit le Rhin, étendu au fond d’un bateau, jusqu’à Strasbourg, et là, malgré la fièvre, prit la poste pour Paris. Le roi daigna plaisanter avec lui de sa chute dans les fossés de Bâle et, comme Villars l’avait espéré, lui donna le moyen d’aller en Flandre se faire casser la tête à son service ou y gagner quelque beau commandement.

Lusignan, dit Saint-Simon, fut toujours le même. Il mourut fort pauvre, sans être jamais arrivé à rien. Villars, lui, arriva à tout. On aurait pu le prévoir, d’après leur manière de voyager.

V. Duruy.

(La suite à une autre livraison.)



  1. G. Riehl, Cultur historisch Skizzen.
  2. Schubler a compté qu’il n’y avait eu dans le Wurtemberg, de 1731 à 1830, que trente-deux bonnes récoltes, vingt et une médiocres, quarante-sept mauvaises.