De Paris à Bucharest/Chapitre 37

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Village hongrois, près Semlin. — Dessin de Lancelot.


DE PARIS À BUCHAREST,

CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1]


PAR M. LANCELOT.

1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




XXXVII

BELGRADE.


Belgrade vu de loin et de près. — La forteresse. — Le vieux et le nouveau Belgrade. — Courte digression politique. — Turcs et chrétiens. — Avenir de la Serbie.

Belgrade, bien que situé à l’opposite de Semlin, de l’autre côté de la Save, est bâti, de même que la ville autrichienne, sur la rive droite du Danube. En mettant le pied sur le bateau, je pus déjà me créer une idée de l’ensemble qui se développait largement en face de moi sur une colline assez élevée au centre et mollement prolongée à droite. Le milieu de cette colline était couvert d’une triste végétation brûlée par le soleil ; deux ou trois chemins blancs l’escaladaient en serpentant. À droite, elle était coupée brusquement en forme de falaise, et se reliait par quelques groupes d’arbres à la ville qui étalait en amphithéâtre adouci ses maisons à l’européenne que surmonte le clocher d’une église. Au sommet, de longs murs blancs en ceignaient un grand bâtiment carré assez semblable de loin à une caserne, des jardins et une mosquée surmontée de deux minarets à pointes aiguës. À gauche, le sol redescendait assez rapidement portant comme une seconde ville cachée par des arbres fruitiers au milieu desquels s’élançaient de grands cyprès isolés. Tout cela, vu de loin, estompé par la brume lumineuse qui flottait sous un ciel bleu d’une pureté admirable, promettait beaucoup et annonçait bien l’Orient.

Le bateau franchit vite la distance ; vingt-cinq minutes après notre départ de Semlin nous débarquions sur le quai de Belgrade

Vue de Belgrade, prise de Semlin. — Dessin de Lancelot.

J’ai dit que ce qui m’attirait surtout à Belgrade c’était le désir caressé depuis ma jeunesse de voir une ville turque. Je faisais bien de me hâter ; car ce qu’on nomme, ou plutôt ce qu’on nommait à Belgrade la ville turque, allait bientôt disparaître. Il ne reste plus aujourd’hui aux Osmanlis que la forteresse qui dans peu, il faut l’espérer, suivra l’exemple de la ville, et retournera à ses possesseurs légitimes.

J’espérais aussi trouver près d’une compagnie française de navigation, tout nouvellement créée et qui avait son siége à Belgrade, la possibilité de continuer mon voyage jusqu’à Giurgevo avec moins de rapidité que sur les bateaux du Lloyd. Au rebours des voyageurs ordinaires, j’aurais désiré m’arrêter plus souvent, regarder et dessiner mieux qu’à vol de vapeur les sites merveilleux que je savais devoir rencontrer bientôt ; car, la belle partie du Danube ne commence qu’au delà et encore à une assez grande distance de Belgrade, je fus trompé dans mon attente. La société franco-serbe, comme la société du Lloyd, comme toutes les sociétés organisées en vue du transport des voyageurs, n’était préoccupée que des moyens d’accélérer la marche de ses bateaux. Je ne pouvais songer à la blâmer ; mais ce n’était pas mon affaire. L’idée me vint alors de descendre le fleuve, dans une barque, mon album sous le bras, flânant d’une rive à l’autre, marchant et m’arrêtant suivant le hasard et la fantaisie. Mais notre représentant à Belgrade (M. Dozon, chancelier gérant le consulat général en l’absence du consul) à qui je communiquai mon projet m’en détourna bientôt en mettant sous mes yeux mille obstacles auxquels je n’avais pas songé : absence de gîtes sur la route ; dangers de fâcheuses rencontres ; périls de navigation ; abondance de sentinelles turques sur la rive droite, profusion de fonctionnaires autrichiens sur la rive gauche ; mauvais vouloir des deux côtés ; explications impossibles. Il aurait fallu tout au moins louer une barque aménagée de façon à y cuisiner et à y dormir, avec un nombre suffisant de rameurs et de domestiques ; or n’étant pas assez riche pour fréter comme Lamartine ou M. le duc de Luynes une caravelle à mes frais, je n’avais rien de mieux à faire qu’à retourner à Semlin pour m’embarquer sur un bateau du Lloyd. En attendant, ayant tout le reste de ma journée à donner à Belgrade, je résolus de l’utiliser de mon mieux, et grâce à la parfaite obligeance de notre chancelier, devenu depuis consul à Mostar, je vis en quelques heures tout ce que la ville renferme d’intéressant ou de curieux.

Je ne sais quel voyageur, Anglais, je crois, a comparé Belgrade à une gigantesque tortue de mer. Cette comparaison, tout imparfaite et grossière qu’elle est, peut servir à donner une idée de la forme et de l’aspect de cette ville célèbre. Dans cette hypothèse, l’extrémité du promontoire, sur lequel la forteresse est assise, sera figurée par la tête de l’animal. Le plateau nu et aride que nous avons décrit de Semlin et qui s’étend, en forme d’esplanade, entre la forteresse et la ville, représentera le cou, tandis que la ville elle-même, avec ses rues étroites qui, se détachant du sommet de la colline, comme d’une arête centrale, descendent en pente de chaque côté vers les rives du Danube et de la Save, rappelle à l’esprit le dos voûté de l’animal.

Topographiquement, Belgrade se divise en deux : d’une part la forteresse, de l’autre, la ville. Sous le rapport politique et administratif il comprend trois parties très-distinctes : la forteresse, occupée par les Turcs et où réside le pacha ; l’ancienne ville, vulgairement appelée le Faubourg, qui est comme indivise entre les Turcs et les Serbes, et la nouvelle ville, le vrai Belgrade, où les Serbes habitent seuls[2].

Essayons de les décrire rapidement l’une après l’autre.

À tout seigneur, tout honneur ! Saluons d’abord les maîtres prétendus du lieu. Vue de l’esplanade avec ses vieux murs crénelés en briques rouges, ses poternes en ogives moresques écrasées, ses longues coulevrines vertes à culasses ciselées couchées sans affût sur les remparts, ses bastions munis à tous leurs angles de gros mortiers accroupis dont les gueules béantes s’élèvent par dessus les parapets, la citadelle n’a pas trop mauvaise mine. Si elle n’a pas recouvré l’importance militaire qu’elle possédait autrefois, lorsqu’elle était comptée au nombre des plus fortes places de l’Europe, il est vrai de dire aussi qu’elle ne présente plus cet aspect misérable et délabré que signalait M. Blanqui, il y a vingt ou vingt-cinq ans. Non-seulement les travaux exécutés depuis cette époque l’ont mise sur un pied de défense respectable ; mais les bouches de ses canons, dirigées la plupart du côté de la ville, feraient soupçonner chez elle certaines velléités guerroyantes, qui ne paraissent pas devoir contribuer beaucoup au maintien de l’entente cordiale entre les Turcs et les Serbes. L’esplanade est célèbre dans l’histoire des guerres par les luttes sanglantes dont elle a été le théâtre entre les Turcs et les Autrichiens, Il est peu de villes, en effet, qui aient soutenu autant de siéges que Belgrade. Soliman s’en empara en 1599 ; l’électeur Maximilien de Bavière, en 1688. Reprise deux ans après (1690) par les Turcs, puis par le prince Eugène et le général Laudon (1717 et 1789), elle tomba pour la troisième fois, en 1791, au pouvoir des Ottomans. Les Serbes s’en emparèrent à leur tour le 12 décembre 1806, sous Karageorge, presque au début de cette lutte héroïque qui se termina par l’affranchissement de la Serbie. C’est l’honneur de ce petit pays, tandis que les autres provinces turques, la Grèce, la Roumanie, durent en grande partie leur émancipation à l’intervention de l’Europe, d’avoir conquis lui-même son indépendance.

L’aspect intérieur de la forteresse est, m’a-t-on dit, moins satisfaisant. Ce n’est que ruines, et décombres. Un seul bâtiment paye de mine au dehors et n’est pas dénué même d’un certain confort au dedans. Je veux parler de ce grand édifice carré qui, vu de l’embarcadère de Semlin, me faisait l’effet d’une caserne. C’est le konak du pacha.

En effet, la citadelle de Belgrade forme un gouvernement à part qui figure le cinquième sur la liste des éyalets (pachaliks) de l’Empire. Ce gouvernement, qui comprend, en outre de la citadelle de Belgrade, la « Porte de la guerre sainte (dar-ul-djihad), » comme l’appellent les Turcs, les six autres forteresses serbes où la Turquie a conservé le droit de garnison, est placé sous le commandement d’un pacha de premier rang, ayant le grade de muchir (maréchal), ou tout au moins de ferik (général de division). L’effeclif est actuellement, me dit-on, de quatre mille hommes. La dépense ne s’élève pas à moins de cinq millions de francs, c’est-à-dire un peu plus de dix fois la valeur du montant du tribut que la Serbie paye annuellement à la Turquie. Je ne me pique pas d’être un grand politique ni un grand économiste ; mais il me semble que la Turquie, dont les finances ne sont pas déjà si florissantes, pourrait faire un emploi plus judicieux de son argent. Il faut qu’un jour ou l’autre Belgrade retourne tout entier à la Serbie, comme Venise à l’Italie. Dès lors, à quoi bon ces canons, ces soldats et ces millions jetés chaque année dans le Danube ?

La ville mixte s’étend autour de l’enceinte de la forteresse jusqu’à une ligne de fossés, en partie comblés, qui partent de la Save pour rejoindre le Danube, en dessinant un arc de cercle, qui peut être considéré comme la base du triangle dont la citadelle occupe le sommet. Quatre portes flanquées de terrassements et garnies de postes armés ferment cette seconde enceinte, et donnent accès dans la ville neuve qui s’édifie et s’aligne du côté de la Save, le plus loin possible des canons de la forteresse. Ces portes, appelées Porte de la Save (Sava Capi), Porte de la Ville (Varoch Capi), Porte de Stamboul (Stambol Capi) et Porte de Widdin (Viddin Capi), consistent en énormes massifs de briques d’argile non cuites, supportant, à dix pieds du sol, une masure de bois et de terre jaune, toute disloquée. C’est le corps de garde. Ces quatre portes et le misérable fossé en terre qui les relie, fortifications aussi impuissantes pour l’attaque que pour la défense, ont donné lieu à plus de réclamations de la part des Serbes, à plus de protestations de la part de la Turquie, qu’il n’en faudrait pour alimenter les protocoles et couvrir de croix les diplomates d’un second congrès de Vienne.

C’est à cette même porte de Widdin qu’éclata, juste une année après mon départ (16 juin 1862), une rixe, à la suite de laquelle la forteresse tira durant cinq heures sur la ville à boulets et à mitraille. Un nombre considérable de personnes, des femmes, des enfants périrent victimes de ce guet-apens, qui tint durant plusieurs semaines l’Europe en émoi, par la crainte de voir se réveiller tout à coup cette terrible question d’Orient, le cauchemar des diplomates.

Ces rixes, bien que les suites n’en fussent pas toujours aussi graves, étaient presque journalières à Belgrade. Elles dérivaient d’une situation fausse, anomale, par elle-même pleine de périls, et qu’aggravait encore l’antagonisme naturel des populations. Le hatti-chérif de 1830, par lequel avait été reconnue l’indépendance de la Serbie, obligeait expressément les musulmans domiciliés dans la principauté, en dehors du rayon des forteresses, à évacuer le territoire dans le délai d’une année.

Plus tard ce délai avait été prorogé à cinq ans, afin de leur donner le temps nécessaire pour vendre ou affermer leurs immeubles. Les cinq ans s’étaient écoulés, puis cinq, puis dix, puis vingt, les choses n’avaient pas changé, et malgré les incessantes réclamations du gouvernement serbe, les Turcs continuaient de résider dans le vieux Belgrade, où ils prétendaient ne dépendre que de leurs propres autorités. Ils y avaient leur voïvode, leur police, leurs zabtiés, qui relevaient directement du commandant de la forteresse. Cette double juridiction avait les conséquences les plus fâcheuses. Elle était un obstacle à toute tentative d’amélioration locale. À toute proposition concernant soit le pavage, ou l’éclairage, ou l’alignement des rues, émanant de la municipalité serbe, le pacha répondait invariablement que ses administrés n’avaient que faire de toutes ces nouveautés, et que d’ailleurs ils étaient trop pauvres pour contribuer à de telles dépenses. En outre, elle devenait une source perpétuelle de démêlés et de conflits, non seulement entre les autorités, mais encore entre les habitants turcs et serbes, chacun des deux partis cherchant à se maintenir à l’exclusion de l’autre sur le terrain qu’il considérait comme lui appartenant en propre.

Sous la domination ottomane, c’est-à-dire jusqu’en 1806, Belgrade, malgré son importance au point de vue politique et militaire, n’était, comme la plupart des villes turques, qu’une grande bourgade, entièrement construite en bois. Aussi renferme-t-il peu de monuments. Les seuls qu’on puisse signaler, la cathédrale, datant du premier règne du prince Miloch, l’académie, le palais princier, se trouvent, à l’exception du dernier, dans le Faubourg. Le Faubourg est en même temps le quartier du commerce. Il y a des rues tout entières de boutiques à la turque, c’est-à-dire ouvertes sur toute la devanture, et abritées par des auvents en bois que supportent d’élégantes colonnes octogones, finement sculptées et peintes de tons rouges et verts. On pourrait se croire dans un bazar de Constantinople. Ici des pelisses garnies de fourrures, des vestes chamarrées d’or, des écharpes de soie légère, des féredgés aux nuances pâles et tendres ; là de l’orfévrerie d’argent semé de grenats, de rubis et de turquoises, des chapelets d’ambre et des bracelets. Plus loin la maroquinerie, les hautes selles et les harnachements à houppes de cuir et de soie tressés, les ceintures aux vastes replis garnis d’armes étincelantes, les pipes à longs tuyaux de cerisier ou de jasmin enroulés de perles et de verroteries, les cassolettes à parfums, les larges bassins pour les ablutions si fréquentes dans le rite musulman, et toute la fantastique chaudronnerie de cuivre rouge.

Rives du Danube en avant de Semlin. — Dessin de Lancelot.

Ce qui manque, ce sont les acheteurs. Du reste, le marchand, quel qu’il soit (j’entends s’il est Turc), ne paraît pas s’en inquiéter beaucoup. Immobile dans un coin de sa boutique, assis sur un banc ou accroupi sur une natte, il fume, ou roule entre ses doigts les grains d’ambre de son chapelet, les yeux à demi clos, étranger en apparence à tout ce qui se passe autour de lui. Si vous vous approchez de sa boutique, et que vous lui adressiez la parole pour lui demander le prix d’un objet, c’est à peine s’il lève les yeux sur vous, en vous répondant. Une fois qu’il vous a dit un prix, n’essayez pas de marchander, il n’en rabattra pas un para. Il y a sans doute de l’apathie, une certaine indolence fataliste au fond de tout cela, mais il y a aussi de la dignité, de la probité. Sous ce rapport, le marchand musulman, quand il ne s’est pas corrompu au contact de la civilisation, est bien supérieur, comme type moral, au marchand chrétien.

Je n’ai parlé que du petit négoce. Le commerce en gros est considérable. Belgrade est le grand entrepôt des marchandises à destination non-seulement de la Serbie, mais de toutes les provinces turques limitrophes, Bulgarie, Albanie, Bosnie. Il fournit à lui seul plus de la moitié de la valeur des importations et des exportations de toute la principauté. Les importations se font par la voie du Danube et de la Save, qu’un service régulier de navigation à vapeur fait communiquer, à Basiach avec les chemins de fer du sud de l’Autriche, à Sissek avec le chemin de fer de l’Adriatique. L’achèvement prochain de la ligne de Sissek à Semlin, l’exécution depuis longtemps projetée de la grande ligne qui, traversant la Serbie dans toute sa longueur, doit relier Vienne à Constantinople, en facilitant les communications et les moyens de transport, auront pour effet d’accroître encore la prospérité commerciale de Belgrade, qui, transformé en port franc, deviendrait bientôt le Hambourg de l’Orient. Mais pour que cette destinée s’accomplisse, une condition préalable est nécessaire : l’expulsion des Turcs de la forteresse.

Vue du Danube en amont de Belgrade. — Dessin de Lancelot.

Du reste, les Turcs ont comme un pressentiment que la Serbie doit leur échapper un jour ; aussi un grand nombre ont-ils déjà quitté Belgrade pour aller s’établir dans les provinces turques environnantes. Il y a dix ans à peine, ils formaient la très-grande majorité de la population dans les quartiers riverains du Danube et de la Save. On ne rencontrait sur ces deux rivières que des bateliers à turban. Aujourd’hui on n’en voit presque plus un seul. E cosi pertutto !

Quant aux indigènes, ce sont, en général, de superbes hommes, à la physionomie franche et ouverte, à la mine fière. Ils ne sont plus raïas ; ils sont libres, indépendants, et l’avenir est à eux. Il fut un temps où quand il arrivait aux portes d’une ville, toutes les villes étant réputées la demeure des Osmanlis, le pauvre Serbe devait descendre de cheval et couvrir ses armes et son yatagan. Quand il croisait un musulman sur la grande route, il était tenu également de mettre pied à terre et de se ranger sur le bas côté du chemin, jusqu’à ce que le disciple de Mahomet fût passé, ainsi que fait encore aujourd’hui un soldat autrichien à l’approche de son officier. Ce temps n’est plus. Aujourd’hui il passe fièrement auprès du Turc, la main sur les pistolets qui garnissent les fontes de sa ceinture, et semble le défier du regard. On dirait que la terrible image de Czerni-George est toujours vivante dans sa pensée, et que, de même que ce premier vengeur de la Serbie, il n’attend qu’une occasion pour laver dans le sang des outrages séculaires.

S’il est un pays où l’on puisse, en frappant la terre du pied, en faire sortir des bataillons, c’est sans contredit celui-ci : le Serbe est né soldat. Sobre, dur à la fatigue, se contentant de peu, d’une intrépidité que rien n’arrête, la guerre n’apporte presque point de changements dans ses habitudes. Sa vie ordinaire est celle du troupier en campagne. Hiver et été, il dort étendu sur une peau de mouton ou sur un tapis. En voyage, il est armé comme pour le combat, le fusil à l’épaule ou en bandoulière, le couteau et les pistolets à la ceinture. Aussi peut-on dire sans exagération que la Serbie tout entière est un camp. Il résulte d’un rapport communiqué par le général Aupick, ambassadeur de la république, à Constantinople, que la Serbie, en 1848, pouvait mettre sur pied, dans l’espace de trois semaines, cent mille combattants armés, et jusqu’à cent cinquante mille dans un moment de crise suprême. Or, la population, à cette époque, n’atteignait pas un million.

Les Serbes ne sont pas moins remarquables par leurs qualités morales. « Les Serbes, dit M. Théophile Lavallée, forment la population chrétienne la plus recommandable de la Turquie par la dignité et la gravité de son caractère, son courage, sa bonté, sa générosité, ses mœurs patriarcales, son attachement au sol, et ses usages, à sa religion. » Un ministre anglican qui visitait la Serbie, environ à la même époque que moi, et avec qui j’aurais pu me rencontrer à Belgrade, M. William Denton, résume en un seul mot l’éloge des qualités physiques et morales de la nation : « Tout Serbe, dit-il, est un gentleman (Every Servian is a gentleman.) »

Vue de Nicopolis. — Dessin de Lancelot.

La ville neuve qui s’étend le long de la Save dans la direction de Topchidéré (Topchidéré est le Potsdam de Belgrade) est la vraie capitale. C’est là que se trouvent le palais du prince, les ministères, le sénat, les principales administrations, l’école militaire, les maisons des consuls.

Le prince actuel, Michel Obrénovitch III, qui a succédé l’année dernière (30 septembre 1860) à son père, Miloch, est très-populaire en Serbie. La nation qui l’a vu à l’œuvre durant les derniers temps de la vie de Miloch, toutes les populations slaves de la Turquie qui ont les yeux tendus vers la Serbie, attendent de lui les unes de grandes, les autres d’utiles choses ; mais quelle que soit l’impatience naturelle des esprits, la confiance que l’on a placée en lui est si absolue, qu’il demeurera toujours libre de choisir son heure. D’importantes réformes doivent être proposées, dit-on, à la grande Skoupchtina (assemblée nationale) convoquée pour le 18 août prochain. Si, comme je le pense, un grand avenir est réservé à la Serbie, elle le devra en grande partie au prince Michel.

C’est surtout quand on pénètre dans le nouveau Belgrade, après avoir franchi la porte de Stamboul ou celle de Widdin, que l’on peut juger du changement qui tend à s’opérer depuis quelques années dans les mœurs, les habitudes sociales, et par suite dans la situation économique de la principauté. Des rues spacieuses, régulières, coupées presque partout à angles droits, de larges chaussées plantées d’arbres sur les côtés, formant avenue, des maisons commodes, élégantes même, remplacent les ruelles étroites, tortueuses, sales, mal bâties du vieux Belgrade. Nous avons passé tout d’un coup d’Asie en Europe. Restreint d’abord à la capitale, le changement, à ce que l’on m’assure, a gagné de proche en proche, et a entamé même la province. Partout les villes et les campagnes prennent un nouvel aspect. Là règne une meilleure police ; ici la culture est mieux entendue. Le paysan est devenu moins thésauriseur ; s’il parvient, au bout de l’an, à économiser quelques écus, au lieu de les enfouir, comme il faisait naguère, dans un coin de son jardin, il les emploie à accroître ou à améliorer son fonds. La vieille routine s’en va et partout fait place à des procédés plus nouveaux et plus rationnels.

Ancienne porte de Widdin, à Belgrade. — Dessin de Lancelot.

Pendant que je fais un croquis de la porte de Widdin, le point le plus important du fantastique casus belli dont j’ai parlé plus haut, la sentinelle reste prudemment sous l’ombre de son corps de garde, où je crois qu’elle dort debout, appuyée sur son fusil ; le reste de la garnison, cinq ou six hommes, dorment aussi, couchés ou accroupis sous l’auvent suspendu de gauche, d’où leurs yeux, s’ils les ouvraient, pourraient surveiller les abords de leur forteresse dans la direction de l’ennemi. Mais l’ennemi dort aussi, sans doute, et rien ne réclame une plus active vigilance. En ce moment la grande route de Belgrade à Widdin, qui conduit au centre de l’empire, n’est fréquentée que par une femme seule qui porte, suspendus aux deux bouts d’un bâton posé sur son épaule, deux vases de cuivre pleins de cerises. Son cri me frappe, Haydé ! Haydé ! J’apprends que ce mot, qui, depuis Byron, a servi de nom à tant de créations charmantes, au moins dans l’intention de leurs créateurs, est un terme de commandement bienveillant, d’encourageante insistance : on l’adresse à un cheval craintif avant de lui faire sentir l’éperon, à un enfant rebelle avant de lui donner le fouet, à un acheteur indécis. Haydé ! c’est, en français, « Allons, allons donc ! » Le beau nom pour une femme aimée et la belle langue que la langue turque ! Un peu plus loin, voici encore un être vivant qui ne dort pas, qui brave le soleil et que le soleil semble plutôt animer, un superbe cheval d’une robe couleur de chair rosée, à crins blancs, qui, la tête cachée dans sa longue crinière, cherche quelques brins d’herbe perdus au milieu des grandes feuilles admirablement contournées de magnifiques chardons acanthes poussant ici en pure perte, car ce coin de terre turque ne possède pas un âne pour en apprécier la délicatesse et pas un homme de goût pour en comprendre la beauté.

Décidément les Serbes sont taquins. En rentrant en ville par la porte de Widdin, sans avoir troublé le repos de ses gardes, nous rencontrons une mosquée en ruine d’une assez belle architecture et d’une époque ancienne. Les Serbes, pour témoigner le mépris dans lequel ils tiennent les Turcs et leurs croyances, avaient fait de cette mosquée le dépôt de leurs immondices, à la grande confusion des Turcs qui, toujours en vertu de ce même principe de stabilité, produit de la médiation, n’ayant pas le droit de restaurer leur mosquée, ne pouvaient la fermer. Après nombre de réclamations et de plaintes, les fils de Mahomet purent entourer d’une muraille de planches le lieu saint et les souillures de la veille ; puis ils se rendormirent, satisfaits du présent, confiants dans l’avenir. — Il me semble que ces fossés, qui par protection se comblent en paix, et ces mosquées qui s’écroulent tranquillement, symbolisent assez tristement l’empire de la Porte en Europe. La Turquie, impuissante à consolider et à maintenir, à réédifier et à ressaisir, s’obstine, par esprit de routine et de vieux système plus encore que par orgueil, à ne rien démolir et à ne rien céder. En attendant, murailles et vieux système, mosquées et puissance, tout croule ! — Est-ce écrit ?

Je regretterai toujours que le temps m’ait manqué pour visiter l’intérieur de la Serbie et constater par moi-même ces changements. Nulle contrée n’est moins connue en Europe et plus curieuse à parcourir.

Depuis le Voyage en Orient de Lamartine et le Voyage en Bulgarie de M. Blanqui, nul écrivain français, je crois, n’a parlé de la Serbie ; et encore ces deux auteurs ne l’ont-ils décrite qu’en passant. Ce serait une belle excursion à faire, si j’avais seulement trois à quatre semaines devant moi ; mais cela me détournerait trop de ma route. J’espère qu’un jour quelque touriste plus heureux pourra entreprendre ce voyage et le raconter aux lecteurs du Tour du monde.

  1. Suite. — Voy. t. III, p. 337, 253, 369 ; t. V, p. 193, 209 ; t. VI, p. 177, 193 ; t. VII, p. 145, 161, 177 ; t. XI, p. 33 et 49.
  2. Depuis, cette situation a été modifiée (protocole de la conférence de Constantinople du 8 septembre 1862). Ce qui était exact alors ne l’est plus aujourd’hui.