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De Paris à Bucharest/Chapitre 57

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L’Olto vu de nos fenêtre, à Cosia. — Dessin de Lancelot.


DE PARIS À BUCHAREST,
CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1].


PAR M. LANCELOT.


1860. — TEXTES ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



LVII

D’ARGIS À COSIA.


Escalade du Gibla. — Traversée de l’Olto. — Un village d’affranchis. — Un mauvais pas. — Nouveau genre de locomotion.

Sur les bords de l’Olto (l’Aluta), dont les eaux coulent sur un lit de grèves brillantes, j’ai découvert, caché et aussi invisible sous les saules touffus qu’un nid de sarcelle sous les herbes, un petit moulin élevé sur pilotis au milieu du courant très-rapide. Ce n’est pas une chute d’eau qui, en frappant sur les palettes de la roue, lui donne le mouvement, mais bien la rapidité du courant, qui, resserré de main d’homme dans un étroit canal, fait tourner horizontalement la roue au centre de laquelle s’élève l’arbre moteur. Le mécanisme intérieur est bien simple : une auge de bois à quatre faces, évasée dans le haut et très-rétrécie dans le bas, est suspendue à cinq pieds du sol ; elle contient le maïs et le laisse tomber grain à grain, par une petite ouverture circulaire juste au-dessus du centre de la meule percée d’un petit trou ; de là le maïs tombe sur une autre pierre où le frottement de la meule le broie ; cette meule n’a guère qu’un pied et demi de diamètre et est entourée à quatre ou cinq pouces d’intervalle d’un rebord de planches interrompu sur le devant ; le grain écrasé vient tomber en farine par une petite gouttière de planchettes dans un grand coffre de bois posé sur le plancher. L’ensemble rappelle une de ces anciennes fontaines de faïence suspendues au-dessus d’une cuvette posant sur un évier : le conduit de fuite de l’évier représente la gouttière à la farine ; la cuvette, l’auge dans laquelle gire la meule ; et la fontaine, le récipient contenant le grain.

Moulin à Suici. — Dessin de Lancelot.

Notre nouvel attelage arriva pendant que nous déjeunions sous l’ombre des grands noyers au bord du ravin ; six bœufs maigres, petits, d’un gris sale, au cou mince et portant la tête basse, étaient conduits par trois paysans la hache au dos.

C’était formidable, et notre caravane avait vraiment une majestueuse tournure lorsqu’elle s’éloigna de la salle des Pas-Perdus de la sous-préfecture de Suici.

Suici : Sous-préfecture ; Salle des Pas-Perdus. — Dessin de Lancelot.

Presque aussitôt commença un voyage inouï, assez semblable à celui que ferait un escargot, un jour de pluie, dans une rue à moitié dépavée : pérégrination émouvante s’il en fut, variée de pyramides à escalader, de gouffres à franchir, et de gués torrentueux à braver.

Ce fut d’abord un ravin étroit, dans lequel nos guides nous engouffrèrent, lit de torrent desséché, tortueux, s’élevant par brusques ressauts et coupé de profondes rigoles dans lesquelles les jambes des bœufs disparaissaient tout entières. Les racines des arbres déchaussées par les eaux arrêtaient brutalement les roues de la voiture, la secouaient de droite et de gauche avec force, tandis que la capote heurtait les branches horizontales qui, s’entre-croisant, interceptaient le soleil et la lumière au-dessus du chemin, et en faisaient un tunnel mystérieux et menaçant, coupé de cours d’eau bouillonnants, profondément enfoncés entre deux rives sablonneuses. Les bœufs, poussés par la voiture, se précipitaient les uns sur les autres, puis, pour remonter, s’épuisaient en efforts inutiles.

Plus loin, dans une vallée pierreuse et découverte, il nous fallut suivre un lit de rivière en le remontant : de gros galets arrondis roulaient sous les pieds des bœufs, qui tombaient à genoux, le mufle dans l’eau, se relevaient effarés, soufflant et geignant avant de reprendre leur marche pénible.

Nous arrivâmes ainsi en haut du premier degré de la chaîne que nous avions à franchir. C’est un vaste plateau s’élevant encore, mais en pente douce et régulière ; de hautes montagnes boisées lui font une ceinture ; tout l’espace enfermé n’était qu’un immense champ de maïs entremêlé de gais vergers. Les maisons ne se révélaient que par de légères colonnes de fumée bleue qui s’élevaient de loin en loin. — Après avoir contourné cette biblique oasis, étonnés de ne rencontrer ni Ruth ni Booz, nous commençâmes l’escalade du mont Gibla, un des contre-forts les plus élevés qui flanquent la chaîne des Carpathes sur le versant valaque. Du côté où nous le gravissions, il se dresse par une suite de croupes présentant toujours, après une partie montueuse plus ou moins rapide, une partie presque plane ; coupées de crevasses et de bourrelets, quelques-unes de ces plates-formes sont entièrement dénudées. À moitié de notre ascension, lorsque nous nous arrêtâmes sur l’une d’elles, et regardant derrière nous, nous vîmes comme du haut d’un perron gigantesque tous ces gradins s’enfoncer en élargissant leurs bases. À chaque plan, les accidents de terrain perdaient leurs effrayantes rudesses, et les premiers gravis se confondaient déjà dans la nappe de verdure d’où nous étions sortis. Plus haut, le chemin serpente sur une arête étroite comme un viaduc et si escarpée, que l’œil arrive au fond des vallées latérales sans voir les talus ; puis la forêt envahit de nouveau et resserre l’espace, et c’est à l’ombre d’arbres géants et centenaires, qui n’ont jamais subi l’affront de la cognée, que le chemin se poursuit jusqu’au sommet du Gibla.

Le sommet du mont Gibla est terminé par une plate-forme peu vaste, qui domine comme une terrasse demi-circulaire la vallée de l’Olto. Cette plate-forme, sur le côté de laquelle passe la route, est rattachée à la montagne à pentes douces, par une sorte d’isthme ondulé, et flanqué de deux ravins tout couverts d’arbres qui cachent leurs racines dans une herbe sombre et épaisse et sous lesquels se creusent des chemins mystérieux.

Dans ces ravins abrités, les ormes poussent droits et pressés les uns contre les autres. Sur le plateau qui les domine, entièrement découvert et presque toujours battu des vents, les chênes seuls sont assez forts pour résister et vieillir. — Leurs puissantes racines, qui crevassent le sol, leurs troncs noueux et trapus, leurs branches tordues, témoignent de la violence des tempêtes qui les ont assaillis et de leur persistante résistance. Ils ont péniblement, mais vraiment conquis le sol qu’ils abritent et sur lequel ils versent l’ombre aujourd’hui. Chacun a gardé de ses efforts une physionomie particulière et saisissante, et tous élèvent vers le ciel, dans des attitudes superbes, leurs têtes luxurieusement feuillues. Je crus saisir, dans le contraste si frappant présenté par la nature, dans cet étroit coin de terre que le hasard seul a ensemencé, une intention d’apologue d’une morale transparente. Là, dans les impasses protégés et protecteurs, tout juste ce qu’il faut de lumière, de chaleur et d’espace pour développer une croissance facile qui doit suffire à une vie correcte et banale que rien ne trouble, mais que rien ne signalera : ici, toutes les misères, la grêle et la tempête, la lutte à toutes les heures, mais le plein soleil et le grand air aux bons jours et la résistance qui développe, fortifie et grandit.

Le versant du Gibla qui regarde la vallée de l’Olto, est d’une déclivité beaucoup plus rapide que celle qui monte de la vallée de l’Argis : du bord de la terrasse, l’œil plonge sans obstacle et sans transition dans un bassin verdoyant formé par plusieurs vallées parallèles qui vont se fondre à notre gauche dans une plaine sans fin et se perdent à droite dans les flancs boisés des Karpathes d’où elles descendent. Les crêtes extrêmes, profilées en angles sévères, s’enfoncent en brusques ressauts jusqu’à l’horizon, où sans s’effacer elles se massent en ondulations bleuâtres, tourmentées comme les vagues d’une mer orageuse. En avant de ces crêtes, qui forment un si magnifique encadrement à ce paysage grandiose, se dresse le mont Marcus, au pied duquel, dans une gorge profonde, coule l’Olto ; — un des soubassements du Marcus nous cache Cosia.

Le flanc qu’il nous présente est couvert de bois ; il se creuse, de sa base aux deux tiers de sa hauteur, en un arc de cercle dont nous occuperions le point de centre ; cette configuration concave ajoute singulièrement à sa grandeur ; son sommet est pyramidal et porte une énorme roche échancrée qui, surgissant nue et droite d’entre les arbres, semble un pylône de l’antique Égypte. M. D …, obligeant et lettré, voulait me forcer à reconnaître, par delà le Marcus, un mont plus célèbre, au pied duquel une bourgade perdue, Titesci, je crois, occupe la place de l’ancienne Decidava, l’une des cités daces, rebâties et fortifiées par les Romains. Un peu plus loin et encore plus haut, il me signalait une autre bourgade (Caineni) qui abrite les descendants des Canini, premiers colons venus de la Gaule Cisalpine sous Trajan. Au-dessous de nous, dans la plaine, là où l’Olto, comme un léger ruban argenté, serpentait entre les arbres et le long d’une rampe rocheuse, il me désignait l’île, emplacement célèbre d’une autre cité antique, Sergiædava. Où sont les neiges d’antan ? Que me faisaient les cités disparues dont rien ne reste, en face de cet admirable tableau baigné d’azur où tout était paix et lumière ? Je le laissai dire, en ne l’écoutant pas, et j’eus tort, car je pourrais redire au lecteur les excellentes choses que j’aurais apprises, tandis que je suis impuissant à lui faire partager mes sensations en face de ce panorama splendide.

Ce qui donne surtout un caractère sublime aux paysages de cette contrée et de cette altitude, c’est que rien n’y distrait de la contemplation de la nature. Elle y est encore vierge de toute adjonction humaine. Aucune mesquine ou prétentieuse édification de l’homme ne s’y étale en gibbosité ridicule, qui trahirait l’état d’infériorité dans lequel il végète lui-même. — Il y est humble, résigné et farouche en attendant des temps meilleurs ; la terre lui est généreuse : un champ nourrit une famille, et les tiges de maïs y poussent d’une sève si vigoureuse, qu’elles cachent en mûrissant, sous leurs aigrettes dorées, la famille et sa pauvre maison. Dans tout ce vaste pays déroulé devant nous, aussi loin que l’œil voit et que l’oreille entend, pas un bruit, pas une forme ne rappelle la civilisation ni l’homme d’à présent.

J’en avais déjà vu assez de l’un et de l’autre pour ne pas les regretter. La journée qui s’avançait ne nous permit pas une halte aussi prolongée que je le désirais. Nous nous acheminâmes vers la plaine, mais à pied, laissant notre attelage se culbuter à la descente plus péniblement encore qu’à la montée. Nous gagnâmes les bords de l’Olto, rapide et assez large, qu’il fallait traverser en bac. Ce ne fut pas chose facile d’obtenir des bœufs qu’ils s’introduisissent dans la vieille nef gémissante qui paraissait plus propre à nous mener au fond qu’à l’autre bord de la rivière. La traversée s’accomplit sans encombre, mais nous prîmes terre à une distance énorme du lieu de l’embarquement et sur une plage couverte de gros galets tout ronds qui roulaient sous les pieds et présentaient un obstacle presque insurmontable à nos bêtes. Moins courageux qu’elles, nos hommes d’escorte menaçaient de nous abandonner sur la rive déserte. Le soleil se couchait quand nous primes enfin, sur la rive droite de l’Olto, la route directe et étroite qui conduit au monastère de Cosia.

Aux lueurs douteuses du crépuscule, nous traversâmes la bourgade de Tzigania, peuplée de Tziganes affranchis. — S’ils ne campent déjà plus, on ne peut pas encore dire qu’ils habitent ; leur hutte et l’enceinte palissadée qui l’entoure, est un compromis entre la tente et la tanière, et leur agglomération ressemble plus à un camp, à un bivac, qu’à un village. Par-dessus les haies vives, à travers les arbres fruitiers qui nous les avaient cachées d’abord, nous apercevions ces huttes et devant chaque foyer allumé en dehors un groupe nombreux accroupi ou couché à terre attendant le souper, qui chantait dans un immense chaudron de cuivre suspendu à une perche. Il est impossible de rien imaginer de plus étrange que ces figures bizarres et farouches sinistrement teintées de rouge vif par les flammes, de plus sauvage que les éclats de leurs voix gutturales, de plus fantastique que la noire silhouette de celles qui se dressaient brusquement devant la lueur ardente du foyer, restaient un moment immobiles nous regardant passer, et se replongeaient dans l’ombre fumeuse.

En dehors de ces groupes aux poses abandonnées, des enfants nus et des grands porcs bruns se disputaient les prunes qui tombaient des arbres. De chaque cour un chien noir et efflanqué nous saluait d’aboiements furieux ; brutalement rappelé au silence par son maître, il terminait son cri de guerre par un hurlement plaintif, affreux. Je n’oublierai jamais ce singulier village où tout, formes, bruits, lueurs, et jusqu’à je ne sais quelle atroce odeur de graisse fondue, évoquait l’image d’un sabbat grotesque et hideux.

Au delà de cette triste cité d’affranchis, la route suit la rivière sans la serrer de trop près et sans la dominer d’une manière trop inquiétante. Le village dépassé, et ses clameurs éteintes, nous retombâmes dans la solitude et l’ombre absolue : la nuit tombait, et ce qui nous entourait prenait les aspects confus et disproportionnés qu’elle prête à toutes choses. Le balancement lent de notre véhicule me berçait dans un demi-sommeil, au travers duquel je percevais pourtant que la route sur laquelle nous rampions s’escarpait de plus en plus. À gauche, elle était bordée par un haut entassement de rochers continus sur les assises desquels l’échevelaient des broussailles aux rameaux éplorés. À droite, je distinguais les pentes herbues de la berge qui descend à l’Olto, caché par des arbres dont les branches supérieures, maigres et fouettées par la brise, traçaient sur le ciel, d’un bleu froid et métallique, des gestes effarés.

Tout d’un coup, le mouvement d’ascension se changea en un mouvement de descente très-accentué. Le rideau d’arbres s’ouvrit brusquement et me laissa voir un gouffre sombre vers lequel nous glissions rapidement. — Les premiers bœufs de l’attelage disparurent abîmés, et dans la direction où mes regards croyaient les trouver, je distinguais les miroitements saccadés de l’eau qui venaient à nous et semblaient nous attirer. Quoique je n’eusse qu’une perception confuse du danger couru, elle me causa pendant quelques secondes une angoisse poignante. J’en fus tiré par un choc violent suivi de cris nombreux. La voiture s’arrêta, butée contre un arbre qui seul suspendait notre chute dans l’Olto, dont j’entendais les flots gémir perpendiculairement au-dessous de nous. — À ce bruit inquiétant se mêlèrent aussitôt les mugissements plaintifs des bœufs, les malédictions de nos guides, et les cris de Mathé qui gesticulait furieusement, son fusil à la main, pour repousser quatre ou cinq nouveaux venus qui escaladaient notre voiture en parlant tous à la fois. Quoiqu’elle ressemblât assez à une attaque par embuscade, l’apparition des nouveaux personnages ne me surprit pas trop désagréablement ; les incidents précédents du voyage m’avaient disposé à ne m’étonner de rien. Je m’aperçus vite d’ailleurs qu’une femme était parmi nos assaillants et que sa voix, quoique vive, était plus respectueuse que menaçante. Mathé gesticulait encore, mais avec plus de prudence, il s’accrochait d’une main au siège et paraissait comprendre que le danger était plus du côte de la route que du côté de ces hommes. M. D… parlementait paisiblement avec l’un d’eux. La vue de celui-la m’assura que l’intervention n’était pas agressive, car il se présentait dans une pose que jamais bandit n’a prise. Il était couché sur la capote de la voiture au bord de laquelle sa tête nous apparaissait comme pendue et renversée, le nez en bas, la barbe en l’air. D’une voix lente et bourdonnante il expliquait la situation. La route, très-mauvaise en tout temps, obstruée et défoncée récemment par un violent orage, était impraticable. Ces braves gens étaient des corvéables du monastère, préposés à la sûreté des voyageurs. Ils arrivaient un peu tard, mais je doute que le voyage se fût terminé sans catastrophe si nous avions été réduits à nos forces primitives, le pas plus difficile n’étant pas encore franchi.

La calèche, soulevée par une dizaine d’hommes, passa par-dessus la solution de continuité ouverte sous notre véhicule. — On se remit en marche, la moitié des hommes attelés aux cornes des bœufs, les autres poussant aux roues. Une roche, secouée de la montagne, nous barra bientôt le passage ; trop haute pour être escaladée, elle rétrécissait la route de moitié. Nos hardis montagnards, avec un ensemble et une habileté qui indiquaient que la manœuvre leur était familière, se suspendirent tous au côte gauche de la voiture, enrayant les roues par le poids de leur corps ; les conducteurs entraînèrent une dernière fois, par de formidables hurlements, leurs bêtes épuisées, et la voiture, comme un cheval qui marche l’amble, glissa sur ses deux roues de gauche pendant que les roues de droite planaient au-dessus de la rivière. Les braves corvéieurs empoignaient au passage les branches et les racines des broussailles pendantes aux parois des rochers et maintinrent victorieusement l’équilibre.

Ce mode de locomotion, heureusement peu employé, m’a laissé, quoiqu’il n’ait dure que quelques secondes, un souvenir ineffaçable. Le court trajet qui nous restait à faire s’accomplit sans trop d’appréhension, sur une route allant toujours en s’élargissant ; c’était pour le moment tout ce que je lui demandais ; ses plus brusques cahots, résonnant sur une base solide, me semblaient doux comme des bercements d’escarpolette. Nous franchîmes la poterne du monastère de Cosia, le cœur raffermi et plein d’espoir en un bon repas et un doux repos bien gagnés. Nous comptions sans notre hôte.

  1. Suite. — Voy. t. III, p. 337, 353, 369 ; t. V, p. 193, 209 ; t. VI, p. 177, 193 ; t. VII, p. 145, 161, 177 ; t. XI, p. 33, 49, 65, 81 ; t. XIII, p. 177, 193 et 209.