De Paris à Bucharest/Chapitre 56

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LVI

D’ARGIS À COSIA.


Les adieux du père Athanase. — La montagne. — Une tribu de goîtreux. — Une sous-préfecture dans les champs. — Maisons de paysans. — Costumes des enfants. — Porcs à la cangue.

Nous partîmes de grand matin d’Argis pour Cosia, autre monastère ancien et célèbre, sur la rive droite de l’Olto (l’Aluta). Nous savions que le chemin des montagnes n’était guère suivi ; ordinairement on passe par Rymnik, mais les montagnes nous tentaient et d’après les renseignements que nous avions demandés, nous pouvions croire le voyage assez facile. L’évêque, malgré l’heure matinale, était venu recevoir nos adieux et du haut de son balcon nous avait donné sa gracieuse bénédiction. Le père Athanase nous avait suivi jusqu’au dehors de la poterne ; son chagrin de nous quitter, son espérance de nous revoir, ses vœux d’heureux voyage et ses souhaits de bonheur à perpétuité dans ce monde et pour l’éternité dans l’autre, s’épanchaient en strophes cadencées qu’il chantait du nez comme ses litanies et dont il ne pouvait trouver la fin.

Nous traversâmes l’Argis à gué et le remontâmes durant une demi-heure ; puis, prenant une direction nord-ouest, nous le laissâmes à notre droite. Du haut de la première pente de la montagne, nous jouîmes, dans un ensemble gracieux à demi voilé par une légère brume, d’une dernière vue de la verte vallée et du monastère qui la domine. Un pas de plus, et, sans transition, la nature se déroula devant nous sous ses aspects les plus farouches.

Les montagnes sont nues, les pentes abruptes, les routes ne sont tracées que par le sillon qu’y creusent de rares chariots de paysans.

Ces premiers contre-forts des Carpathes ressemblent à l’entassement sans ordre d’immenses pyramides un peu arrondies sur leurs angles et à leur sommet, et s’élèvent les unes sur les autres en grandissant toujours. Lorsqu’en le contournant on a péniblement gravi à moitié le flanc de l’une, on arrive à la base d’une autre dont il faut recommencer l’ascension.

Au bas des rochers, on ne voit que les sommets d’arbres tourmentés qui bordent le torrent courant au fond d’un ravin profondément encaissé, et la vue est longtemps bornée par un triste talus grisâtre que l’herbe recouvre à peine et que des masses de rochers déchirent de place en place. Cependant ces lieux sauvages sont habités ; nous rencontrions, çà et là, quelques misérables huttes suspendues au-dessus du ravin ou à demi creusées dans la terre, quelques chèvres maigres broutant les broussailles sous la garde d’un jeune garçon ou d’une jeune fille, à peine vêtus et grelottant la fièvre. En nous apercevant, ces pauvres êtres fuyaient comme des animaux sauvages. Les plus vieux habitants n’étaient point si émus et nous nous aperçûmes bien vite que cette triste population est affreusement goîtreuse.

Arrivés au sommet d’un vaste plateau, sur lequel s’ouvraient plusieurs gorges étroites, nos postillons, ne sachant dans laquelle s’engager, se dirigèrent vers un groupe d’individus, couchés devant les portes de quatre ou cinq de ces huttes, d’où montait une colonne de fumée. — En un instant, nous fûmes entourés d’une douzaine des plus horribles créatures que je vis jamais. Ces pauvres gens, pourtant, n’étaient que goîtreux, mais d’un goître terriblement capricieux, affreusement varié. Je l’ai vu là pour la première fois, mais je l’ai retrouvé assez souvent depuis ; il est héréditaire dans certaines familles qui sont, je crois, de descendance tatare. Il commence ordinairement au cou, gagne une joue, quelquefois les deux, tire toute la peau de la face et la boursoufle de rugosités inégales, lui donnant l’apparence d’une besace bourrée de pommes de terre, pendue sous le masque qui garde seul un reste de sa forme première. Il s’attache aussi aux aisselles, aux bras, aux cuisses, aux reins, aux genoux, les bossue et les déforme d’excroissances luisantes et violettes, qui, augmentant toujours, se réunissent en loupes monstrueuses et font ressembler les corps aux troncs noueux et difformes de certains hêtres. Ce qui ajoute à l’horreur de ces difformités, c’est qu’elles semblent ne survenir que lorsque les sujets qui les subissent sont parvenus à toute leur croissance. Elles envahissent petit à petit et changent en objets de dégoût des corps proportionnés avec l’élégante finesse, la force souple et harmonieuse qui distinguent ces races presque sauvages.

Le chef de la tribu vint à nous, monté sur un petit cheval horriblement maigre et auquel ses longs crins emmêlés donnaient une physionomie fantastique digne de son cavalier. Celui-ci, mal vêtu de peaux de mouton laineuses, attachées avec des ficelles, les reins ceints de plusieurs tours d’une grosse corde qui retenait une large hache au milieu de son dos, avait le teint verdâtre, les pommettes larges et plates, le nez court et retroussé, les yeux petits et ronds, enfoncés et couverts comme ceux d’un barbet par d’épais sourcils blanchissants ; sa barbe inculte et ses longs cheveux complétaient le type du Tatar de la dernière invasion, enlaidi encore par l’héritage de misère de vingt générations vagabondes. Tel qu’il était il me parut digne de son peuple, fier pourtant comme il convient à tout chef petit ou grand : il perçut sans remercîment aucun l’impôt que nous arracha la hideur de ses sujets. À un geste qu’il fit pour les écarter de nous, je vis qu’il était manchot ; et que de plus il avait une jambe de bois. Atteint du terrible mal héréditaire, a-t-il fait le sacrifice d’un bras et d’une jambe pour conserver le prestige d’une supériorité physique ? Les Valaques éprouvent, à la vue de ces infortunés, une répulsion qui va jusqu’à la crainte, et, pour rien au monde, ils ne les toucheraient. Pendant toute la halte, Mathé, très-inquiet, pressait le départ,


Maison de forgeron tzigane, à Argis, — Dessin de Lancelot.


répondait à nos questions d’un air suppliant : Nou, domnulé, nou (non, seigneur, non), et tenait sans cesse son fusil dans la direction des goîtreux.

Nous reprîmes notre course, assez mal renseignés, mais heureux de retrouver la solitude.

Le sommet de cette chaîne de hautes collines apparut enfin ; après l’avoir franchi, nous redescendîmes par des pentes modérées dans la petite vallée du Topologou ; c’est dans cette vallée fertile que Michel Bassa-Raba, prêta foi et hommage de vassal, à Radu-Negru. Son nom veut dire lieu de la conférence ou de l’entrevue. De grands noyers, penchés sur les deux côtés du chemin, nous ombragèrent jusqu’à la sous-préfecture de Suici.

Suici marque dans mes souvenirs de cette journée de voyage, comme dans la mémoire d’un pêcheur doit marquer la pointe de terre en face de laquelle la bourrasque l’assaillit. À la sous-préfecture, où le nombreux personnel nous accueillit avec la considération que donne toujours dans ce pays une voiture de poste attelée de huit chevaux, on nous apprit que le chemin que nous voulions, suivre était impraticable ou pour mieux dire qu’il n’existait pas. Si nous persistions à prendre la même direction, il était douteux que la voiture arrivât entière, mais il était certain que jamais chevaux ne la hisseraient sur les escarpements qu’il faudrait franchir ; des bœufs seuls pouvaient accomplir ce travail patient et pénible. Des bœufs à une calèche ! cela nous rejetait bien loin du train royal que nous avions mené jusque là. Mais, nous n’avions que cette alternative, retourner à Argis par le chemin déjà parcouru ou prendre la paisible allure des rois fainéants : ce dernier parti était préférable, et les dorobants de la sous-préfecture s’éloignèrent pour opérer la réquisition nécessaire ; en attendant, nous eûmes tout le temps d’explorer les environs qui sont charmants. Ce mot de sous-préfecture sonnait désagréablement à mes oreilles dans ce lieu d’un caractère si primitif et si séduisant. Messieurs les employés eux-mêmes, malgré leurs prévenances, me paraissaient, avec leurs fracs noirs, déplacés au milieu de cette nature, vierge de tout alignement. Je crois qu’une bande de leurs naïfs administrés, toute une nombreuse famille qui attendait d’être appelée à son tour pour répondre à je ne sais quelle assignation couchée sur l’herbe depuis la veille était de mon avis.

Quant au bâtiment administratif, il a une physionomie triste et rébarbative : bâti en troncs d’arbres couchés les uns sur les autres, percé de petites fenêtres et couvert d’un haut toit de bardeau, il tient du blokaus et de la prison. Il est ombragé par de beaux noyers et appuyé à un frais ravin ; il domine à pic un cours d’eau encaissé dans des rives rocheuses et a, pour cour d’honneur ou salle des Pas-Perdus, un vaste plateau herbu, entouré d’arbres, derrière lesquels s’abritent de petites fermes qui se ressemblent toutes. C’est toujours un enclos de branchages tressés étroitement à des pieux solides, et, à l’intérieur, une petite maison toute de bois, dont l’entrée donne sur une galerie supportée par de minces piliers façonnés à la hache. À une des extrémités de


Une maison à Suici. — Dessin de Lancelot.


cette galerie est un divan grossier. Près de la face opposée de l’enclos est, en guise de grenier où l’on serre les épis de maïs, un vaste panier supporté à six ou sept pieds du sol par de gros piquets et couvert d’un toit de planchettes ou de paille. Au centre est un poulailler qui ressemble assez à une grande hotte. Aux extrémités, des hangars abritent les chariots et les instruments aratoires peu nombreux. Dans tout cet espace, indifférents aux morsures du soleil comme aux caresses de l’ombre, courent et se roulent pèle-mêle, des porcs et des enfants nus de deux à cinq ans. On fait pour les porcs plus de frais d’habillements que pour les enfants ; afin de les empêcher de s’introduire au travers des clôtures, dans les champs qu’ils ravageraient, on emprisonne leur cou dans une sorte d’armature faite de trois morceaux de bois assemblés en triangle. À chaque angle, une des trois pièces de bois se prolonge en pointe solide comme un épieu, se fiche en terre toutes les fois que l’animal veut fouiller avec son grouin, et paralyse ainsi toutes ses tentatives de voracité. Il arrive quelquefois que cette pointe engagée par ses efforts violents le retient prisonnier à l’angle d’une clôture : l’animal rappelle alors, par son attitude humiliée et ses petits yeux, un Chinois exposé à la cangue.

Lancelot.

(La suite à une autre livraison.)