De l’Homme/Section 1/Chapitre 15

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SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 106-118).
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CHAPITRE XV.

Parmi les fausses religions, quelles ont été les moins nuisibles au bonheur des sociétés ?.


La premiere que je cite c’est la religion païenne. Mais, lors de son institution, cette prétendue religion n’étoit proprement que le systême allégorisé de la nature. Saturne étoit le temps, Cérès la matiere, Jupiter l’esprit générateur (43). Toutes les fables de la mythologie n’étoient que les emblêmes de quelques principes de la nature. En la considérant comme systême religieux, étoit-il si absurde[1] d’honorer sous divers noms les différents attributs de la divinité ?

Dans les temples de Minerve, de Vénus, de Mars, d’Apollon, et de la Fortune, qu’adoroit-on ? Jupiter, tour-à-tour considéré comme sage, comme beau, comme fort, comme éclairant et fécondant l’univers. Est-il plus raisonnable d’édifier sous les noms de S. Eustache, de S. Martin, ou de S. Roch, des églises à l’Être suprême ? Mais les païens s’agenouilloient devant des statues de bois ou de pierre. Les catholiques en font autant ; et, si l’on en juge par les signes extérieurs, ils ont souvent pour leurs saint plus de vénération que pour l’Éternel.

Au reste je veux que la religion païenne ait été réellement la plus absurde : c’est un tort à une religion d’être absurde ; son absurdité peut avoir des conséquences funestes. Cependant ce tort n’est pas le plus grand de tous ; et si ces principes ne sont pas entièrement destructifs du bonheur public, et que ses maximes puissent s’accorder avec les lois et l’utilité générale, c’est encore la moins mauvaise de toutes.

Telle étoit la religion païenne. Jamais d’obstacles mis par elle aux projets d’un législateur patriote. Elle étoit sans dogmes, par conséquent humaine et tolérante. Nulle dispute, nulle guerre entre ses sectateurs, que ne pût prévenir l’attention la plus légere des magistrats. Son culte d’ailleurs n’exigeoit point un grand nombre de prêtres, et n’étoit point nécessairement à charge à l’état.

Les dieux lares et domestiques suffisoient à la dévotion journaliere des particuliers. Quelques temples élevés dans de grandes villes, quelques colleges de prêtres, quelques fêtes pompeuses, suffisoient à la dévotion nationale. Ces fêtes, célébrées dans les temps où la cessation des travaux de la campagne permet à ses habitants de se rendre dans les villes, devenoient pour eux des plaisirs. Quelque magnifiques que fussent ces fêtes, elles étoient rares, et par conséquent peu dispendieuses. La religion païenne n’avoit donc essentiellement aucun des inconvénients du papisme.

Cette religion des sens étoit d’ailleurs la plus faite pour des hommes, la plus propre à produire ces impressions fortes qu’il est quelquefois nécessaire au législateur de pouvoir exciter en eux. Par elle l’imagination toujours tenue en action soumettoit la nature entiere à l’empire de la poésie, vivifioit toutes les parties de l’univers, animoit tout. Le sommet des montagnes, l’étendue des plaines, l’épaisseur des forêts, la source des ruisseaux, la profondeur des mers, étoient par elle peuplés d’oréades, de faunes, de napées, d’hamadryades, de triton, de néréides. Les dieux et les déesses vivoient en société avec les mortels, prenoient part à leurs fêtes, à leurs guerres, à leurs amours. Neptune alloit souper chez le roi d’Éthiopie ; les belles et les héros s’asseyoient parmi les dieux ; Latone avoit ses autels ; Hercule déifié épousoit Hébé. Les héros moins célebres habitoient les champs et les bocages de l’Élysée. Ces champs, embellis depuis par l’imagination brûlante du prophete qui y transporta les houris, étoient le séjour des guerriers et des hommes illustres en tous les genres. C’est là qu’Achille, Patrocle, Ajax, Agamemnon, et tous les guerriers qui combattoient sous les murs de Troie, s’occupoient encore d’exercices militaires ; c’est là que les Pindare et les Homere célébroient encore les jeux olympiques et les exploits des Grecs.

L’espece d’exercice et de chant qui sur la terre avoit fait l’occupation des héros et des poëtres, tous les goûts enfin qu’ils y avoient contractés, les suivoient encore dans les enfers. Leur mort n’étoit proprement qu’une prolongation de leur vie.

Cette religion donnée, quel devoit être le desir le plus vif, l’intérêt le plus puissant des païens ? celui de servir leur patrie par leurs talents, leur courage, leur intégrité, leur générosité, et leurs vertus. Il étoit important pour eux de se rendre chers à ceux avec qui ils devoient dans les enfers continuer de vivre après leur mort. Loin d’étouffer l’enthousiasme qu’une législation sage donne pour la vertu et les talents, cette religion l’excitoit encore. Convaincus de l’utilité des passions, les anciens législateurs ne se proposoient point de les étouffer. Que trouver chez un peuple sans desir ? sont-ce des commerçants, des capitaines, des soldats, des hommes de lettres, des ministres habiles ? Non ; mais des moines.

Un peuple sans industrie, sans courage, sans richesses, sans science, est l’esclave né de tout voisin assez audacieux pour lui donner des fers. Il faut des passions aux hommes ; et la religion païenne n’en éteignoit point en eux le feu sacré et vivifiant. Peut-être celle des Scandinaves, peu différente de celle des Grecs et des Romains, portoit-elle encore plus efficacement les hommes à la vertu. La réputation étoit le dieu de ces peuples ; c’étoit de ce seul dieu que les citoyens attendoient leur récompenses ; chacun vouloit être le fils de la réputation ; chacun honoroit dans les bardes les distributeurs de la gloire et les prêtres du temple de la Renommée[2]. Le silence des bardes étoit redouté des guerriers et des princes même. Le mépris etoit le partage de quiconque n’étoit pas fils de la réputation. Le langage de la flatterie étoit alors inconnu aux poëtes : séveres et incorruptibles, habitants d’un pays libre, ils ne s’étoient point encore avilis par la bassesse de leurs éloges. Nul d’entre eux n’eût osé célébrer un nom que l’estime publique n’eût pas déjà consacré : pour obtenir cette estime, il falloit avoir rendu des services à la patrie. Le desir religieux et vif d’une renommée immortelle excitoit donc les hommes à s’illustrer par leurs talents et leurs vertus. Que d’avantages une telle religion, plus pure d’ailleurs que la païenne, ne pourroit-elle pas procurer à une nation !

Mais comment établir cette religion dans une société déjà formée ? on sait quel est l’attachement du peuple pour son culte, pour ses dieux actuels, et son horreur pour un culte nouveau. Quel moyen de changer à cet égard les opinions reçues ?

Ce moyen est peut-être plus facile qu’on ne pense. Que chez un peuple la raison soit tolérée, elle substituera la religion de la Renommée à toute autre. N’y substituât-elle que le déisme, quel bien n’auroit-elle pas fait à l’humanité ! Mais le culte rendu à la divinité se conserveroit-il long-temps pur ? le peuple est grossier ; la superstition est sa religion. Les temples élevés d’abord à l’Éternel seroient bientôt consacrés à ses diverses perfections : l’ignorance en feroit autant de dieux. Soit, et jusques-là que le magistrat la laisse faire ; mais qu’arrivée à ce terme, ce même magistrat, attentif à diriger la marche de l’ignorance, et sur-tout de la superstition, ne la perde point de vue ; qu’il la reconnoisse quelque forme qu’elle prenne ; qu’il s’oppose à l’établissement de tout dogme, de tous principes, contraires à ceux d’une bonne morale, c’est-à-dire à l’utilité publique.

Tout homme est jaloux de sa gloire. Un magistrat, comme à Rome, réunît-il en sa personne le double emploi de sénateur et de ministre des autels (44), le prêtre sera toujours en lui subordonné au sénateur, et la religion toujours subordonnée au bonheur public.

L’abbé de S.-Pierre l’a dit : Le prêtre ne peut être réellement utile qu’en qualité d’officier de morale. Or qui mieux que le magistrat peut remplir cette noble fonction ? Qui mieux que lui peut faire sentir et les motifs d’intérêt général sur lesquels sont fondées les lois particulieres, et l’indisssolubilité du lien qui unit le bonheur des individus au bonheur général ?

Quelle puissance n’auroit pas sur les esprits une instruction morale donnée par un sénat ! avec quels respects les peuples n’en recevroient-ils pas les décisions ! C’est uniquement du corps législatif qu’on peut attendre une religion bienfaisante, et qui d’ailleurs, peu coûteuse et tolérante, n’offriroit que des idées grandes et nobles de la divinité, n’allumeroit dans les ames que l’amour des talents et des vertus, et n’auroit enfin, comme la législation, que la félicité des peuples pour objet.

Que des magistrats éclairés soient revêtus de la puissance temporelle et spirituelle, toute contradiction entre les préceptes religieux et patriotiques disparoîtra : tous les citoyens adopteront les mêmes principes de morale, et se formeront la même idée d’une science dont il est si important que tous soient également instruits.

Peut-être s’écoulera-t-il plusieurs siecles avant de faire dans les fausses religions les changements qu’exige le bonheur de l’humanité. Qu’arrivera-t-il jusqu’à ce moment ? que les hommes n’auront que des idées confuses de la morale ; idées qu’ils devront à la différence de leurs positions et au hasard, qui, ne plaçant jamais deux hommes précisément dans le même concours de circonstances, ne leur permettra jamais de recevoir les mêmes instructions et d’acquérir les mêmes idées. D’où je conclus que l’inégalité actuelle apperçue entre l’esprit des divers hommes ne peut être regardée comme une preuve de leur inégale aptitude à en avoir.

(43) Pourquoi Jupiter étoit-il le dernier des enfants de Saturne ? C’est que l’ordre et la génération, successeurs du chaos et de la stérilité, étoient, selon les philosophes, le dernier produit du temps. Pourquoi Jupiter, en qualité de générateur, étoit-il le dieu de l’air ? C’est, disoient ces philosophes, que les végétaux, les fossiles, les minéraux, les animaux, enfin tout ce qui existe, transpire, s’exhale, se corrompt, et remplit l’air de principes volatils. Ces principes échauffés et mis en action par le feu solaire, il faut que l’air dépense alors en nouvelles générations les sels et les esprits reçus de la putréfaction. L’air, principe unique de la génération et de la corruption, leur paroissoit donc un immense océan agité par des principes nombreux et différents. C’est dans l’air que nageoient, selon eux, les semences de tous les êtres, qui, toujours prêts à se reproduire, attendoient pour cet effet le moment où le hasard les déposât dans une matrice convenable. L’atmosphere, à leurs yeux, étoit, pour ainsi dire, toujours vivante, toujours chargés d’acide pour ronger, et de germes pour engendrer ; c’étoit le vaste récipient de tous les principes de la vie. Les Titans et Janus, selon les anciens, étoient pareillement l’emblême du chaos ; Vénus ou l’Amour, celui de l’attraction, ce principe productif de l’ordre et de l’harmonie de l’univers.

(44) La réunion des puissances temporelle et spirituelle dans les mêmes mains est indispensable. On n’a rien fait contre le corps sacerdotal lorsqu’on l’a simplement humilié. Qui ne l’anéantit point suspend et ne détruit pas son crédit. Un corps est immortel : une circonstance favorable, la confiance d’un prince, un mouvement dans l’état, suffit pour lui rendre son premier pouvoir. Il reparoît alors, armé d’une puissance d’autant plus redoutable, qu’instruit des causes de son abaissement, il est plus attentif à les détruire. Le clergé d’Angleterre est aujourd’hui sans puissance, mais il n’est point anéanti. Qui peut donc répondre que, reprenant son premier crédit, ce corps ne reprenne sa premiere férocité, et ne répande un jour autant de sang qu’il en a déja fait couler ? Un des plus grands services à rendre à la France seroit d’employer une partie des revenus trop considérables du clergé à l’extinction de la dette nationale. Que diroient les ecclésiastique si, juste à leur égard, on leur conservoit leur vie durant tout l’usufruit de leurs bénéfices, et qu’on n’en disposât qu’à leur mort ? Quel mal de faire rentrer tant de biens dans la circulation ?


  1. Nous sommes étonnés de l’absurdité de la religion païenne. Celle de la religion papiste étonnera bien davantage un jour la postérité.
  2. L’avantage de cette religion sur les autres est inappréciable ; elle ne récompense que les talents et les actions utiles à la partie : et le paradis est dans les autres le prix du jeûne, de la retraite, de la macération, et de vertus aussi folles qu’inutiles à la société.