De l’Homme/Section 2/Chapitre 1

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SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 153-160).
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SECTION II.

Tous les hommes communément bien organisés ont une égale aptitude à l’esprit.




CHAPITRE I.

Toutes nos idées nous viennent par les sens : en conséquence on a regardé l’esprit comme un effet de la plus ou moins grande finesse de l’organisation.

Lorsqu’éclaire par Locke on sait que c’est aux organes des sens qu’on doit ses idées, et par conséquent son esprit ; lorsqu’on remarque des différences et dans les organes et dans l’esprit des divers hommes ; l’on doit communément en conclure que l’inégalité des esprits est l’effet de l’inégale finesse de leurs sens.

Une opinion si vraisemblable et si analogue aux faits (1) doit être d’autant plus généralement adoptée, qu’elle favorise la paresse humaine, et lui épargne la peine d’une recherche inutile.

Cependant si des expériences contraires prouvoient que la supériorité de l’esprit n’est point proportionnée à la plus ou moins grande perfection des cinq sens, c’est dans une autre cause qu’on seroit forcé de chercher l’explication de ce phénomene.

Deux opinions partagent aujourd’hui les savants sur cet objet. Les uns disent, L’esprit est l’effet d’une certaine espece de tempérament et d’organisation intérieure ; mais aucun n’a par une suite d’observations encore déterminé l’espece d’organe, de tempérament, ou de nourriture, qui produit l’esprit. Cette assertion vague et destituée de preuves se réduit donc à ceci : L’esprit est l’effet d’une cause inconnue ou d’une qualité occulte, à laquelle je donne le nom de tempérament ou d’organisation.

Quintilien, Locke, et mois, disons :

L’inégalité des esprits est l’effet d’une cause connue, et cette cause est la différence de l’éducation.

Pour justifier la premiere de ces opinions, il eût fallu montrer par des observations répétées que la supériorité de l’esprit n’appartenoit réellement qu’à telle espece d’organe et de tempérament. Or ces expériences sont à faire. Il paroît donc que si des principes que j’ai admis l’on peut clairement déduire la cause de l’inégalité des esprits, c’est à cette derniere opinion qu’il faut donner la préférence.

Une cause connue rend-elle compte d’un fait ? pourquoi le rapporter à une cause inconnue, à une qualité occulte, dont l’existence toujours incertaine n’explique rien qu’on ne puisse expliquer sans elle ?

Pour montrer que tous les hommes communément bien organisés ont une égale aptitude à l’esprit[1], il faut remonter au principe qui le produit : quel est-il ?

Dans l’homme tout est sensation physique. Peut-être n’ai-je pas assez développé cette vérité dans le livre de l’Esprit. Que dois-je donc me proposer ? de démontrer rigoureusement ce que je n’ai peut-être fait qu’indiquer, et de prouver que toutes les opérations de l’esprit se réduisent à sentir. C’est ce principe qui seul nous explique comment il se peut que ce soit à nos sens que nous devions nos idées, et que ce ne soit cependant pas, comme l’expérience le prouve, à l’extrême perfection de ces mêmes sens que nous devions la plus ou moins grande étendue de notre esprit.

Si ce principe concilie deux faits en apparence si contradictoires, j’en conclurai que la supériorité de l’esprit n’est le produit ni du tempérament, ni de la plus ou moins grande finesse des sens, ni d’une qualité occulte, mais l’effet de la cause très connue de l’éducation, et qu’enfin aux assertions vagues et tant de fois répétées à ce sujet l’on peut substituer des idées très précises.

Avant d’entrer dans l’examen détaillé de cette question, je crois, pour y jeter plus de clarté, et n’avoir rien à démêler avec les théologiens, devoir d’abord distinguer l’esprit de ce qu’on appelle l’ame.

(1) C’est par le moyen des analogies qu’on parvient quelquefois aux plus grandes découvertes. Mais dans quels cas doit-on se contenter de la preuve des analogies ? Lorsqu’il est impossible d’en acquérir d’autres. Cette espece de preuve est souvent trompeuse. A-t-on toujours vu les animaux se multiplier par l’accouplement des mâles avec les femelles ? on en conclut que cette maniere est la seule dont les être puissent se régénérer. Il faut pour nous détromper que des observateurs exacts et scrupuleux enferment un puceron dans un bocal, qu’ils découpent des polypes, et prouvent, par des expériences réitérées, qu’il est encore dans la nature d’autres manieres dont les animaux peuvent se reproduire.


  1. M. Locke avoit sans doute en vue cette vérité lorsque, parlant de l’inégale capacité des esprits, il croit appercevoir entre eux moins de différence qu’on ne l’imagine. « Je crois, dit-il, page 2 de son Éducation, pouvoir assurer que de cent hommes il y en a plus de nonante qui sont ce qu’ils sont, bons ou mauvais, utiles ou nuisibles à la société, par l’instruction qu’ils ont reçue. C’est de l’éducation que dépend la grande différence apperçue entre eux. Les moindres et les plus insensibles impressions reçues dans notre enfance ont des conséquences très importantes et d’une longue durée. Il en est de ces premieres impressions comme d’une riviere dont on peut sans peine détourner les eaux en divers canaux par des routes tout-à-fait contraires ; de sorte que, par la direction insensible que l’eau reçoit au commencement de sa source, elle prend différents cours, et arrive enfin dans des lieu fort éloignés les uns des autres. C’est, je pense, avec la même facilité qu’on peut tourner les esprits des enfants du côté qu’on veut. »

    Quintilien, qui, si long-temps, chargé de l’instruction de la jeunesse, avoit encore sur cet objet plus de connoissances pratiques que Locke, est aussi plus hardi dans ses assertions. Il dit, liv. I, Inst. orat. : « C’est une erreur de croire qu’il y a peu d’hommes qui naissent avec la faculté de bien saisir les idées qu’on leur présente, et d’imaginer que la plupart perdent leur temps et leurs peines à vaincre la paresse innée de leur esprit. Le grand nombre, au contraire, paroît également organisé pour penser et retenir avec promptitude et facilité. C’est un talent aussi naturel à l’homme que le vol aux oiseaux, la course aux chevaux, et la férocité aux bêtes farouches. La vie de l’ame est dans son activité et son industrie ; ce qui lui a fait attribuer une origine céleste. Les esprits lourds et inhabiles aux sciences ne sont pas plus dans l’ordre de la nature que les monstres et les phénomènes extraordinaires ; ces derniers sont rare. D’où je conclus qu’il se trouve dans les enfants de grandes ressources qu’on laisse échapper avec l’âge. Alors il est évident que ce n’est point à la nature, mais à notre négligence, qu’on doit s’en prendre. »

    L’opinion de Quintilien, celle de Locke, également fondées sur l’expérience et l’observation, et les preuves dont je me suis servi pour en démontrer la vérité, doivent, je pense, suspendre sur cet objet le jugement trop précipité du lecteur.