De l’Homme/Section 10/Chapitre 9

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SECTION X
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 125-132).
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CHAPITRE IX.

Imperfection de la plupart des gouvernements, second obstacle à la perfection de l’éducation morale de l’homme.

Une mauvaise forme de gouvernement est celle où les intérêts des citoyens sont divisés et contraires, où la loi ne les force point également de concourir au bien général. Or, quels préceptes honnêtes en ces pays donner aux citoyens, et quel moyen de les graver profondément dans leur mémoire ?

Je l’ai déja dit, l’homme reçoit deux éducations : celle de l’enfance ; elle est donnée par les maîtres : celle de l’adolescence ; elle est donnée par la forme du gouvernement où l’on vit, et les mœurs de sa nation. Les préceptes de ces deux parties de l’éducation sont-ils contradictoires ? ceux de la premiere sont nuls.

Ai-je dès l’enfance inspiré à mon fils l’amour de la patrie ? l’ai-je forcé d’attacher son bonheur à la pratique des actions vertueuses, c’est-à-dire des actions utiles au plus grand nombre ? si ce fils, à sa premiere entrée dans le monde, voit les patriotes languir dans le mépris, la misere et l’oppression ; s’il apprend que, haïs des grands et des riches, les hommes vertueux, tarés à la ville, sont encore bannis de la cour, c’est-à-dire de la source des graces, des honneurs et des richesses, qui sans contredit sont des biens réels, il y a cent à parier contre un que mon fils ne verra dans moi qu’un radoteur absurde, qu’un fanatique austere, qu’il méprisera ma personne, que son mépris pour moi réfléchira sur mes maximes, et qu’il s’abandonnera à tous les vices que favorisent la forme du gouvernement et les mœurs de ses compatriotes.

Qu’au contraire les préceptes donnés à son enfance lui soient rappelés dans l’adolescence, et qu’à son entrée dans le monde un jeune homme y voie les maximes de ses maîtres honorées de l’approbation publique ; plein de respect pour ces maximes, elles deviendront la regle de sa conduite ; il sera vertueux.

En Turquie, toujours en crainte, toujours exposé à la violence, un citoyen peut-il aimer la vertu et la patrie ? S’il est sans cesse obligé de repousser la force par la force pour assurer son bonheur, peu lui importe d’être juste, il lui suffit d’être fort. Or, dans un gouvernement arbitraire, quel est le fort ? Celui qui plaît aux despotes et aux sous-despotes. Leur faveur est une puissance. Pour l’obtenir rien ne coûte. L’acquiert-on par la bassesse, le mensonge et l’injustice ? on est bas, menteur et injuste. L’homme franc et loyal, déplacé dans un tel gouvernement, y seroit empalé avant la fin de l’année. S’il n’est point d’homme qui ne redoute la douleur et la mort, tout scélérat peut toujours en ce pays justifier la conduite la plus infâme.

Des besoins mutuels ont forcé les hommes à se réunir en société. S’ils ont fondé des villes, c’est qu’ils ont trouvé plus d’avantage à se rassembler qu’à s’isoler. Le desir du bonheur a donc été le seul principe de leur union. Or, ce même motif doit forcer de se livrer au vice, lorsque, par la forme du gouvernement, les richesses, les honneurs et la félicité en sont les récompenses.

Quelque insensible qu’on soit à l’amour des richesses et des grandeurs, il faut, dans tout pays où la loi impuissante ne peut efficacement protéger le foible contre le fort, où l’on ne voit que des oppresseurs et des opprimés, des bourreaux et des pendus, qu’on recherche les richesses et les places, sinon comme un moyen de faire des injustices, au moins comme un moyen de se soustraire à l’oppression.

Mais il est des gouvernements arbitraires où l’on prodigue encore des éloges à la modération des sages et des héros anciens ; où l’on vante leur désintéressement, l’élévation et la magnanimité de leur ame. Soit ; mais ces vertus y sont passées de mode. La louange des hommes magnanimes est dans la bouche de tous, et dans le cœur d’aucun ; personne n’est dans sa conduite la dupe de pareils éloges.

À quoi se réduisent dans un gouvernement despotique les conseils d’un pere à son fils ? À cette phrase effrayante : « Mon fils, soit bas, rampant, sans vertus, sans vices, sans talents, sans caractere ; sois ce que la cour veut que tu sois ; et chaque instant de la vie souviens-toi que tu es esclave. »

Je veux qu’un Lacédémonien eût, du temps de Xerxès, été nommé instituteur d’un seigneur persan ; que fût-il arrivé ? Qu’élevé dans les principes du patriotisme et d’une frugalité austere, le jeune homme, odieux à ses compatriotes, eût, par sa probité mâle et courageuse, mis des obstacles à sa fortune. « Ô Grec trop durement vertueux, se fût alors écrié le pere, qu’as-tu fait de mon fils ? tu l’as perdu. Je desirois en lui cette médiocrité d’esprit, ces vertus molles et flexibles auxquelles on donne en Perse les noms de sagesse, d’esprit de conduite, d’usage du monde, etc. Ce sont de beaux noms, diras-tu, sous lesquels la Perse déguise les vices accrédités dans son gouvernement. Soit. Je voulois le bonheur et la fortune de mon fils. Son indigence ou sa richesse, sa vie ou sa mort, dépend du prince ; tu le sais : il falloit donc en faire un courtisan adroit ; et tu n’en as fait qu’un héros et un homme vertueux ». Tel eût été le discours du pere. Qu’y répondre ? Quelle plus grand folie, eussent ajouté les prudents du pays, que de donner l’éducation honnête et magnanime à l’homme destiné par la forme du gouvernement à n’être qu’un courtisan vil et un scélérat obscur ?

Il s’ensuit donc qu’en tout pays où la vertu est odieuse au puissant il est également inutile et fou de prétendre à la formation de citoyens honnêtes.