De l’Homme/Section 2/Chapitre 12

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SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 15-29).
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CHAPITRE XII.

De l’inégale perfection des organes des sens.

Si dans les hommes tout est sentir physiquement, ils ne different donc entre eux que dans la nuance de leurs sensations. Les cinq sens en sont les organes : ce sont les cinq portes par où les idées vont jusqu’à l’ame. Mais ces portes sont-elles également ouvertes dans tous ? et, selon la structure différente des organes de la vue, de l’ouïe, du toucher, du goût, et de l’odorat, chacun ne doit-il pas sentir, goûter, toucher, voir, et entendre différemment ? Entre les hommes, enfin, ne sont-ce pas les plus finement organisés qui doivent avoir le plus d’esprit, et peut-être les seuls qui puissent en avoir ?

L’expérience n’est pas sur ce point d’accord avec le raisonnement : elle démontre bien que c’est à nos sens que nous devons nos idées ; mais elle ne démontre point que l’esprit soit toujours en nous proportionné à la finesse plus ou moins grande de ces mêmes sens. Les femmes, par exemple, dont la peau plus délicate que celle des hommes leur donne plus de finesse dans le sens du toucher, n’ont pas plus d’esprit qu’un Voltaire[1].

Homere et Milton furent aveugles de bonne heure. Un aveuglement si prématuré supposoit quelque vice dans l’organe de leur vue : cependant quelle imagination plus forte et plus brillante ? On en peut dire autant de M. de Buffon ; il a les yeux myopes, et cependant quelle tête plus vaste, et quel style plus coloré[2] ? De quelque maniere qu’on interroge l’expérience, elle répondra toujours que la plus ou moins grande supériorité des esprits est indépendante de la plus ou moins grande perfection des organes des sens, et que tous les hommes communément bien organisés sont doués par la nature de la finesse de sens nécessaire pour s’élever aux plus grandes découvertes en mathématique, chymie, politique, physique, etc.[3].

Si la sublimité de l’esprit supposoit une si grande perfection dans les organes, avant d’engager un homme dans des études difficiles, et de la faire entrer, par exemple, dans la carriere des lettres ou de la politique, il faudroit donc examiner s’il a l’œil de aigle, le tact de la sensitive, le nez du renard, et l’oreille de la taupe.

Les chiens et les chevaux sont, dit-on, d’autant plus estimés qu’ils sortent de telle ou telle race. Avant d’employer un homme il faudroit donc encore demander s’il est fils d’un pere spirituel ou stupide. On ne fait aucune de ces questions ; pourquoi ? c’est que les peres les plus spirituels n’engendrent souvent que de sots enfants ; c’est que les hommes les mieux organisés n’ont souvent que peu d’esprit, et qu’enfin l’expérience prouve l’inutilité de pareilles questions. Ce qu’elle nous apprend, c’est qu’il est des hommes de génie de toute espece de taille et de tempérament ; qu’il en est de sanguins, de bilieux, de flegmatiques, de grands, de petits, de gras, de maigres, de robustes, de délicats, de mélancoliques (2), et que les hommes les plus forts et les plus vigoureux ne sont pas toujours les plus spirituels[4].

Mais supposons dans un homme un sens extrêmement fin ; qu’arriveroit-il ? Que cet homme éprouveroit des sensations inconnues au commun des hommes ; qu’il sentiroit ce qu’un moindre degré de finesse dans l’organisation ne permet pas aux autres de sentir. En auroit-il plus d’esprit ? Non ; parceque ces sensations, toujours stériles jusqu’au moment où l’on les compare, conserveroient toujours entre elles les mêmes rapports[5]. Supposons l’esprit proportionné à la finesse des sens. Il est des vérités qui ne pourroient être apperçues que de dix ou douze hommes de la terre les mieux organisés. L’esprit humain ne seroit donc point susceptible de perfectibilité. J’ajouterai même que ces hommes si finement organisés parviendront nécessairement dans les sciences à des résultats incommunicables aux hommes ordinaires. On ne connoît point de tels résultats.

Il n’est point de vérités renfermées dans les ouvrages des Locke et des Newton qui ne soient maintenant saisies de tous les hommes qui, communément bien organisés, n’ont cependant rien de supérieur dans les sens de la saveur, de l’odorat, de la vue, de l’ouïe, et du toucher.

Je pourrois même ajouter (puisqu’il n’est rien de similaire dans la nature)[6] qu’entre les hommes les plus finement organisés il faut qu’à certains égards chacun le soit encore supérieurement aux autres. Tout homme en conséquence devroit donc éprouver des sensations, acquérir des idées incommunicables à ses compatriotes. Il n’est point d’idées de cette espece. Quiconque en a de nettes les transmet facilement aux autres. Il n’en est donc point auxquelles ne puissent atteindre les hommes communément bien organisés.

La cause qui pourroit le plus efficacement influer sur les esprits seroit sans doute la différence des latitudes et de la nourriture. Or, comme je l’ai déjà dit, le gras Anglais qui se nourrit de beurre et de viande sous un climat de brouillards n’a certainement pas moins d’esprit que le maigre Espagnol qui ne vit que d’ail et d’oignons dans un climat très sec. M. Schaw, médecin anglais, qui, par la fidélité et l’exactitude de ses observations, ne mérite pas moins notre croyance que par la date peu éloignée de son voyage en Barbarie, dit, au sujet des Maures : « Le peu de progrès de ces peuples dans les arts et dans les sciences n’est l’effet d’aucune incapacité ou stupidité naturelle. Les Maures ont l’esprit délié, et même du génie. S’ils ne l’appliquent point à l’étude des sciences, c’est que, sans motifs d’émulation, leur gouvernement ne leur laisse ni la liberté ni le repos nécessaire pour les cultiver et les perfectionner. Les Maures, nés esclaves comme la plupart des orientaux, doivent être ennemis de tout travail qui n’a pas directement leur intérêt personnel et présent pour objet. »

Ce n’est qu’à la liberté qu’il appartient d’allumer chez un peuple le feu sacré de la gloire et de l’émulation. S’il est des siecles où, semblables à ces oiseaux rares apportés par un coup de vent, les grands hommes apparoissent tout-à-coup dans un empire, qu’on ne regarde point cette apparition comme l’effet d’une cause physique, mais morale. Dans tout gouvernement où l’on récompensera les talents, ces récompenses, comme les dents du serpent de Cadmus, produiront des hommes. Les grands hommes, quelque chose qu’on ait dit, n’appartiennent ni au regne d’Auguste ni à celu de Louis XIV, mais au regne qui les protege.

Soutient-on que c’est au premier feu de la jeunesse, et, si je l’ose dire, à la fraîcheur des organes, qu’on doit les belles compositions des grands hommes ? on se trompe. Racine, avant trente ans, donna l’Alexandre et l’Andromaque ; mais à cinquante il écrivit Athalie ; et cette derniere piece n’est certainement pas inférieure aux premieres. Ce ne sont pas même les légeres indispositions qu’occasionne une santé plus ou moins délicate qui peuvent éteindre le génie. On ne jouit pas tous les ans de la même santé ; et cependant l’avocat gagne ou perd tous les ans à-peu-près le même nombre de causes, le médecin tue ou guérit à-peu-près le même nombre de malades, et l’homme de génie, que ne distraient ni les affaires, ni les plaisirs, ni les passions vives, ni les maladies graves, rend tous les ans à-peu-près le même nombre de productions.

Quelque différente que soit la nourriture des nations, la latitude qu’elles habitent, enfin leur tempérament, ces différences n’augmentent ni ne diminuent l’aptitude que les hommes ont à l’esprit. Ce n’est donc ni de la force du corps, ni de la fraîcheur des organes, ni de la plus ou moins grande finesse des sens, que dépend la plus ou moins grande supériorité de l’esprit. Au reste, c’est peu que l’expérience démontre la vérité de ce fait ; je puis encore prouver que, si ce fait existe, c’est qu’il ne peut exister autrement, et qu’ainsi c’est dans une cause encore inconnue qu’il faut chercher l’explication du phénomène de l’inégalité des esprits.

Pour confirmer la vérité de cette opinion, je crois qu’après avoir démontré que dans les hommes tout est sentir, il faut penser que, s’ils different entre eux, ce n’est jamais que dans la nuance de leurs sensations.

(2) Les plus spirituels et les plus méditatifs sont quelquefois mélancoliques, je le sais : mais ils ne sont pas spirituels et méditatifs parcequ’ils sont mélancoliques, mais mélancoliques parcequ’ils sont méditatifs. Ce n’est point en effet à sa mélancolie, c’est à ses besoins, que l’homme doit son esprit : le besoin seul l’arrache à son inertie naturelle. Si je pense, ce n’est point parceque je suis fort ou foible, mais parceque j’ai plus ou moins d’intérêt de penser. Lorsqu’on dit du malheur Ce grand maître de l’homme, on ne dit rien autre chose sinon que le malheur et le desir de s’y soustraire nous forcent à penser. Pourquoi le desir de la gloire produit-il souvent le même effet ? C’est que la gloire est le besoin de quelques uns. Au reste, ni les Rabelais, ni les Fontenelle, ni les la Fontaine, ni les Scarron, n’ont passé pour tristes, et cependant personne ne nie la supériorité plus ou moins grande de leur esprit.

Quelques médecinc, entre autres M. Lansel de Magny, ont dit que les tempéraments les plus forts et les plus courageux étoient les plus spirituels. Cependant on n’a jamais cité Racine, Boileau, Pascal, Hobbes, Toland, Fontenelle, etc., comme des hommes forts et courageux. D’autres ont prétendu que les bilieux et les sanguins étoient à-la-fois et les plus ingénieux et les moins capables d’une attention constante. Mais peut-on être en même temps incapable d’attention, et doué de grands talents ? Croit-on que sans application Locke et Newton fussent jamais parvenus à leurs sublimes découvertes ?

Plusieurs enfin ont fait dépeindre l’esprit de la mobilité des nerfs. Mais les femmes sont très vivement affectées : la mobilité de leurs nerfs devroit donc leur assurer une grande supériorité sur les hommes. Ont-elles en conséquence plus d’esprit ? Non. Quelle idée nette d’ailleurs se former de cette mobilité plus ou moins grande de nerfs ?


  1. L’organisation des deux sexes est sans doute très différente à certains égards : mais cette différence doit-elle être regardée comme la cause de l’infériorité de l’esprit des femmes ? Non. La preuve du contraire, c’est que nulle femme n’étant organisée comme un homme, nulle en conséquence ne devroit avoir autant d’esprit. Cependant que de femmes célebres ne le cedent point aux hommes en génie ! Si elles leur sont en général inférieures, c’est qu’en général elles reçoivent encore une plus mauvaise éducation. Comparons ensemble des personnes de conditions très différentes, telles que les princesses et les femmes de chambre. Je dis qu’en ces deux états les femmes ont communément autant d’esprit que leurs maris. Pourquoi ? C’est que les deux sexes y reçoivent une aussi mauvaise éducation.
  2. On n’a point observé que le sens de la vue fût dans les plus grands peintres de beaucoup supérieur en finesse à celui des autres hommes.
  3. Dans la supposition où le plus ou moins d’esprit dépendît de la finesse plus ou moins grande des sens, il est probable que les diverses températures de l’air, la différence des latitudes et des aliments, auroient quelque influence sur les esprits ; qu’en conséquence la contrée la plus favorisée du ciel produiroit les habitants les plus spirituels. Or, depuis le commencement des siecles, comment imaginer que ces habitants n’eussent pas acquis une supériorité marquée sur les autres nations, qu’ils ne se fussent pas donné les meilleures lois, qu’ils n’eussent pas en conséquence été les mieux gouvernés, qu’ils n’eussent pas à la longue asservi les autres nations, et enfin produit en tous les genres le plus grand nombre d’hommes célebres ? Le climat générateur d’un tel peuple est encore inconnu. L’histoire ne montre en aucun d’eux une constante supériorité d’esprit sur les autres : elle prouve au contraire que, depuis Dehli jusqu’à Pétersbourg, tous les peuples ont été successivement imbécilles et éclairés ; que, dans les mêmes positions, toutes les nations, comme le remarque M. Robertson, ont les mêmes lois, le même esprit ; et qu’on retrouve par cette raison chez les Américains les mœurs des anciens Germains. La différence de la latitude et de la nourriture n’a donc aucune influence sur les esprits ; et peut-être en a-t-elle moins qu’on ne pense sur les corps.
  4. M. Rousseau, pages 300 et 323 de son Émile, dit : « Plus un enfant est robuste, plus il devient sensé et judicieux. Pour tirer parti des instruments de notre intelligence il faut que le corps soit robuste et sain ». La bonne constitution du corps rend les opérations de l’esprit faciles et sûres. Mais que M. Rousseau consulte l’expérience ; il verra que les maladifs, les délicats, et les bossus, ont autant d’esprit que les droits et les bien portants. Pascal, Pope, Boileau, Scarron, en sont la preuve.
  5. Une sensation n’est dans la mémoire qu’un fait de plus, qu’on y peut remplacer par un autre. Or, un fait n’ajoute rien à l’aptitude que les hommes ont à l’esprit, parceque cette aptitude n’est autre chose que le pouvoir d’observer les rapports qu’on entre eux les objets divers.
  6. La dissemblance des êtres existe-t-elle dans leurs germes ou dans leur développement ? je l’ignore. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la même race de bestiaux se fortifie ou s’affoiblit, s’éleve ou s’abaisse, selon l’espece ou l’abondance des pâturages.