De l’Homme/Section 2/Chapitre 13

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SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 30-39).
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CHAPITRE XIII.

De la maniere différente de sentir.

Les hommes ont des goûts différents ; mais ces goûts peuvent être également l’effet ou de leur habitude et de leur éducation diverse, ou de l’inégale finesse de leur organisation. Que le Negre, par exemple, se sente plus de desirs pour le teint noir d’une beauté africaine que pour les lis et les roses de nos Européennes, c’est en lui l’effet de l’habitude. Que l’homme, selon le pays qu’il habite, soit plus ou moins sensible à tel ou tel genre de musique, et devienne en conséquence susceptible de telles ou telles impressions, c’est encore un effet de l’habitude. Tous les goûts factices et produits par une éducation différente ne sont point ici l’objet de mon examen : je n’y traiterai que de la différence des goûts occasionnée par la pure différence des sensations reçues à la présence des mêmes objets.

Pour savoir exactement quelle peut être cette différence, il faudroit avoir été successivement soi et les autres. Or on n’a jamais été que soi. Ce n’est donc qu’en considérant avec une très grande attention les impressions diverses que les mêmes objets paroissent faire sur les différents hommes qu’on peut parvenir à quelque découverte. S’examine-t-on soi-même sur ce point ? on sent que si son voisin voyoit quarré ce qu’on voit rond, si le lait paroissoit blanc à l’un et rouge à l’autre, et qu’enfin certains hommes n’apperçussent qu’un chardon dans une rose et que deux monstres dans une d’Egmont et une Forcalquier, ils seroit impossible que les hommes pussent s’entendre et se communiquer leurs idées. Or ils s’entendent et se les communiquent. Les mêmes objets excitent donc en eux à-peu-près les mêmes impressions.

Pour jeter plus de clarté sur cette question, voyons dans un même exemple en quoi les hommes different et se ressemblent.

Ils se ressemblent tous en ce point : c’est que tous veulent se soustraire à l’ennui ; c’est qu’en conséquence tous veulent être émus ; c’est que, plus une impression est vive, plus elle leur est agréable, si cette impression néanmoins n’est pas portée jusqu’au terme de la douleur.

Ils different en ceci ; c’est que le degré d’émotion que l’un regarde comme l’excès du plaisir est quelquefois pour l’autre un commencement de douleur. L’œil de mon ami peut être blessé du degré de lumiere qui m’est agréable, et cependant lui et moi convenir que la lumiere est le plus bel objet de la nature. Or d’où vient cette uniformité de jugement avec cette différence dans la sensation ? De ce que cette différence est peu considérable, et de ce qu’une vue tendre éprouve, dans un plus foible degré de lumiere, le même plaisir qu’une vue forte ressent à la clarté d’un plus grand jour. Que je passe du physique au moral, j’apperçois encore moins de différence dans la maniere dont les hommes sont affectés des mêmes objets, et je retrouve en conséquence chez les Chinois[1] tous les proverbes de notre Europe. D’où je conclus que de légeres différences dans l’organisation des divers peuples ne doivent être comptées pour rien, puisqu’en comparant les mêmes objets tous les peuples parviennent aux mêmes résultats.

L’invention des mêmes arts par-tout où l’on a eu les mêmes besoins, où ces arts ont été également encouragés par le gouvernement, est une nouvelle preuve de l’égalité essentielle des esprits. Pour confirmer cette vérité, je pourrois encore citer la ressemblance apperçue entre les lois et les gouvernements des divers peuples. L’Asie, dit M. Poivre, peuplée en grande partie par les Malais, est gouvernée par nos anciennes lois féodales. Le Malais, comme nos ancêtres, n’est point agricole, mais il a, comme eux, la valeur la plus déterminée[2] et la plus téméraire. Le courage n’est donc point un effet particulier de l’organisation européenne. Les hommes sont plus semblables entre eux qu’on ne l’imagine. S’ils different, c’est sans la nuance de leurs sensations. La poésie, par exemple, fait sur presque tous une impression agréable. Chacun récite avec un enthousiasme presque égal cet hymne à la lumiere qui commence le troisieme chant du Paradis perdu. Mais si ce morceau admiré de tous plaît également à tous, c’est que, peignant les magnifiques effets de la lumiere, le poëte se sert d’un mot qui, n’exprimant aucune nuance de jour en particulier, permet à chacun de colorer les objets de la teinte de lumiere la plus agréable à ses yeux. Soit : mais cependant si la lumiere ne faisoit pas sur tous une impression vive et forte, seroit-elle universellement regardée comme l’objet le plus admirable de la nature ? Le tourbillon de feu où presque toutes les nations ont placé le trône de la divinité ne prouve-t-il pas l’uniformité d’impressions[3] reçues à la présence des mêmes objets ? Sans cette uniformité, que des philosophes peu exacts ont prise pour la notion du beau et du bon absolu, sur quel fondement eût-on établi les regles du goût ?

Les simples et magnifiques tableaux de la nature frappent tous les hommes. Ces tableaux font-ils sur chacun d’eux précisément la même impression ? non, mais, comme l’expérience le prouve, une impression à-peu-près semblable. Aussi les objets extrêmement agréables aux uns sont-ils toujours plus ou moins agréables aux autres. En vain répéteroit-on que l’uniformité d’impressions produites par la beauté des descriptions de la poésie n’est qu’apparente ; qu’elle est en partie l’effet de la signification incertaine des mots, et d’un vague dans les expressions parfaitement correspondant aux diverses sensations éprouvées à l’aspect des mêmes objets. En admettant ce fait, il seroit encore vrai qu’il est des ouvrages généralement estimés, et par conséquent des regles de goût dont l’observation produit sur tous la sensation du beau. Qu’on examine profondément cette question, et l’on appercevra dans la maniere différente dont les hommes sont affectés des mêmes objets, que cette différence d’impression appartient moins encore à leur physique qu’à leur moral.



    d’incursions, et s’exposer trois ou quatre mois de l’année aux plus grands dangers, que de s’assujettir aux travaux journaliers de la culture. Mais pourquoi tous les peuples ne sont-ils pas voleurs ? C’est que, pour voler, il faut être environné de nations volables, c’est-à-dire de peuples agriculteurs et riches ; faute de quoi un peuple n’a que le choix de labourer ou de mourir de faim.

  1. Dans tout ce qui n’a point un rapport immédiat et particulier aux mœurs et au gouvernement oriental, point de proverbes plus semblables que les proverbes allemands et chinois.
  2. Si les Malais, dit M. Poivre, eussent été plus voisins de la Chine, cet empire eût été bientôt conquis, et la forme de son gouvernement changée. Rien, dit cet auteur, n’égale l’amour des Malais pour le pillage et la rapine. Mais sont-ils les seuls peuples voleurs ? Qui lit l’histoire apprend que cet amour du vol est malheureusement commun à tous les hommes ; il est fondé sur leur paresse. En général ils aiment mieux vivre de rapines,
  3. Pour preuve de la différence des sensations éprouvées à la vue des mêmes objets on cite l’exemple des peintres qui donnent une teinte de jaune ou de gris à toutes leurs figures. Si ce défaut dans leur coloris étoit l’effet d’un vice dans l’organe de leurs yeux, et qu’ils vissent réellement du jaune et du gris dans tous les objets, ils en verroient aussi dans le blanc de leur palette, et peindroient blanc, quoiqu’ils vissent gris.