De l’Homme/Section 2/Chapitre 14

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SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 39-46).
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CHAPITRE XIV.

La petite différence apperçue entre nos sensations n’a nulle influence sur les esprits.

Les hommes à la présence des mêmes objets peuvent sans doute éprouver des sensations différentes ; mais peuvent-ils en conséquence appercevoir des rapports différents entre ces mêmes objets ? Non ; et supposé, comme je l’ai dit ailleurs, que la neige parût aux uns d’une nuance plus blanche qu’aux autres, tous conviendroient également que la neige est le plus blanc de tous les corps.

Pour que les hommes apperçussent des rapports différents entre les mêmes objets, il faudroit que ces objets excitassent en eux des impressions d’une nature tout-à-fait particuliere ; que le charbon en feu glaçât les uns ; que l’eau condensée par le froid brûlât les autres ; que tous les objets de la nature s’offrissent à chaque individu dans une chaîne de rapports tout-à-fait différente ; et qu’enfin les hommes fussent les uns à l’égard des autres ce qu’ils sont par rapport à ces insectes dont les yeux taillés en facettes voient les objets sous des formes sans contredit très diverses.

Dans cette supposition, les individus n’auroient nulle analogie dans leurs idées et leurs sentiments. Les hommes ne pourroient ni se communiquer leurs lumieres, ni perfectionner leur raison, ni travailler en commun à l’immense édifice des arts et des sciences. Or l’expérience prouve que les hommes font tous les jours de nouvelles découvertes, qu’ils se communiquent leurs idées, et que les arts et les sciences se perfectionnent. Les hommes apperçoivent donc les mêmes rapports entre les objets.

La jouissance d’une belle femme peut porter dans l’ame de mon voisin plus d’ivresse que dans la mienne ; mais cette jouissance est pour moi comme pour lui le plus vif des plaisirs. Que deux hommes reçoivent le même coup, ils éprouvent peut-être deux impressions différentes : mais qu’on double, triple, quadruple la violence de ce coup ; la douleur qu’ils ressentiront sera dans chacun d’eux pareillement double, triple, quadruple.

Supposons la différence de nos sensations à l’aspect des mêmes objets plus considérable qu’elle ne l’est réellement ; il est évident que les objets, conservant entre eux les mêmes rapports, nous frapperoient dans une proportion toujours constante et uniforme. Mais, dira-t-on, cette différence dans nos sensations ne peut-elle changer nos affections morales, et ce changement produire et la différence et l’inégalité des esprits ? Je réponds à cette objection que toute diversité d’affection[1] occasionnée par quelque différence dans l’organisation physique n’a, comme l’expérience le prouve, nulle influence sur les esprits. On peut donc préférer le verd au jaune, et, comme d’Alembert et Clairaut, être également grand géometre : on peut donc, avec des palais inégalement délicats, être également bon poëte, bon dessinateur, bon physicien. On peut donc enfin, avec un goût pour le doux ou le salé, le lait ou l’anchois, être également grand orateur et grand médecin, etc. — Tous ces goûts divers ne sont en nous que des faits isolés et stériles. Il en est de même de nos idées jusqu’au moment où on les comparer entre elles. Or, pour se donner la peine de les comparer il faut y être excité par quelque intérêt. Cet intérêt donné et ces idées comparées, pourquoi les hommes parviennent-ils aux mêmes résultats ? c’est que, malgré la différence de leurs affections et l’inégale perfection de leurs organes, tous peuvent s’élever aux mêmes idées. En effet, tant que l’échelle des proportions dans laquelle les objets nous frappent n’est pas rompue, nos sensations conservent toujours entre elles le même rapport. Une rose d’une couleur très foncée, et comparée à une autre rose, paroît foncée à tous les yeux. Nous portons les mêmes jugements sur les mêmes objets ; nous pouvons donc toujours acquérir le même nombre d’idées, par conséquent la même étendue d’esprit.

Les hommes communément bien organisés sont comme certains corps sonores qui, sans être exactement les mêmes, rendent cependant le même nombre de sons[2].

Les hommes appercevant donc toujours les mêmes rapports entre les mêmes objets, l’inégale perfection de leurs sens ne doit avoir nulle influence sur leurs esprits. Rendons cette vérité plus frappante en attachant une idée nette au mot Esprit.


  1. Les seules affections dont l’influence sur les esprits soit sensible sont les affections dépendantes de l’éducation et des préjugés.
  2. Certains corps sonores rendent le même nombre de sons, mais non des sons du même genre : il en est de même de notre esprit. Il rend, si je l’ose dire, des idées ou des images également belles, mais différentes, selon les objets divers dont le hasard a chargé notre mémoire.

    N’ai-je présent à mon souvenir que les neiges, les glaçons, les tempêtes du nord, que les laves enflammées du Vésuve ou de l’Hécla ? avec ces matériaux quel tableau composer ? Celui des montagnes qui défendent l’entrée des jardins d’Armide. Mais si ma mémoire, au contraire, ne me rappelle que des images riantes, que les fleurs du printemps, les ondes argentées des ruisseaux, la mousse de gazons, et le dais odoriférant des orangers, que composerai-je avec ces objets agréables ? Le bosquet où l’Amour enchaîne Renaud.

    Le genre de nos idées et de nos tableaux ne dépend donc point de la nature de notre esprit, le même dans tous les hommes, mais de l’espece d’objets que le hasard grave dans leur mémoire, et de l’intérêt qu’ils ont de les combiner.