De l’Homme/Section 2/Chapitre 20

La bibliothèque libre.
SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 89-107).
◄  Chap. XIX.
Chap. XXI.  ►


CHAPITRE XX.

Les excursions des hommes et leurs découvertes dans les royaumes intellectuels ont toujours été à-peu-près les mêmes.

Entre les pays imaginaires que parcourt l’esprit humain, celui des fées, des génies, des enchanteurs, est le premier où je m’arrête. On aime les contes ; chacun les lit, les écoute, et s’en fait. Un desir confus du bonheur nous promene avec complaisance dans le pays des prodiges et des chimeres.

Quant aux chimeres, elles sont toutes de la même espèce. Tous les hommes desirent des richesses sans nombre, un pouvoir sans bornes, des voluptés sans fin ; et ce desir vole toujours au-delà de la possession.

Quel bonheur seroit le nôtre, disent la plupart des hommes, si nos souhaits étoient remplis aussitôt que formés ! Ô insensés, ignorerez-vous toujours que c’est dans le desir même que consiste une partie de votre félicité ? Il en est du bonheur comme de l’oiseau doré envoyé par les fées à une jeune princesse. L’oiseau s’abat à trente pas d’elle. Elle veut le prendre, s’avance doucement, elle est prêt à le saisir : l’oiseau vole trente pas plus loin ; elle s’avance encore, passe plusieurs mois à sa poursuite ; elle est heureuse. Si l’oiseau se fût d’abord laissé prendre, la princesse l’eût mis en cage, et huit jours après s’en fût dégoûtée. C’est l’oiseau du bonheur que poursuivent sans cesse l’avare et la coquette. Ils ne l’attrapent point, et sont heureux dans leurs poursuites, parcequ’ils sont à l’abri de l’ennui. Si nos souhaits étoient à chaque instant réalisés, l’ame languiroit dans l’inaction, et croupiroit dans l’ennui. Il faut des desirs à l’homme ; il faut pour son bonheur qu’un desir nouveau et facile à remplir succede toujours au desir satisfait (29). Peu d’hommes reconnoissent en eux ce besoin ; cependant c’est à la succession de leurs desirs qu’ils doivent leur félicité.

Toujours impatients de les satisfaire, les hommes bâtissent sans cesse des châteaux en Espagne ; ils voudroient intéresser la nature entiere à leur bonheur. N’est-elle pas assez puissante pour l’opérer ? c’est à des êtres imaginaires, à des fées, à des génies, qu’ils s’adressent. S’ils en desirent l’existence, c’est dans l’espoir confus que, favoris d’un enchanteur, ils pourront par son secours devenir, comme dans les Milles et une nuits, possesseurs de la lampe merveilleuse, et qu’alors rien ne manqueroit à leur félicité.

C’est donc l’amour du bonheur, productif de l’avide curiosité et de l’amour du merveilleux, qui chez les divers peuples créa ces êtres surnaturels, lesquels, sous les noms de fées, de génies, de dives, de péris, d’enchanteurs, de sylphes, d’ondins, etc., n’ont toujours été que les mêmes êtres, auxquels on a fait par-tout opérer à-peu-près les mêmes prodiges ; preuve qu’en ce genre les découvertes ont été à-peu-près les mêmes.

contes philosophiques.

Les contes de cette espece, plus graves, plus imposants, mais quelquefois aussi frivoles et moins amusants que les premiers, ont à-peu-près conservé entre eux la même ressemblance. Au nombre de ces contes, à-la-fois si ingénieux et si ennuyeux, je place le beau moral[1], la bonté naturelle de l’homme, enfin les divers systêmes du monde physique. L’expérience seule devroit en être l’architecte. Le philosophe ne la consulte-t-il pas ? n’a-t-il pas le courage de s’arrêter où l’observation lui manque ? il croit faire un systême, et ne fait qu’un conte.

Ce philosophe est forcé de substituer des suppositions au vuide des expériences, et de remplir par des conjectures l’intervalle immense que l’ignorance actuelle, et plus encore l’ignorance passée, laisse entre toutes les parties de son systême. Quant aux suppositions, elles sont presque toutes de la même espece. Qui lit les philosophes anciens voit que tous adoptent à-peu-près le même plan, et que s’ils different c’est dans le choix des matériaux employés à la construction de l’univers.

Dans la nature entiere, Thalès ne vit qu’un seul élément ; c’étoit le fluide aqueux. Protée, ce dieu marin qui se métamorphose en feu, en arbre, en eau, en animal, étoit l’emblême de son systême. Héraclite reconnoissoit ce même Protée dans l’élément de la lumiere ; il ne voyoit dans la terre qu’un globe de feu réduit à l’état de fixité. Anaximene faisoit de l’air un agent indéfini ; c’étoit le pere commun de tous les éléments. L’air condensé formoit les eaux ; l’air encore plus dense formoit la terre. C’étoit aux différents degrés de densité des airs que tous les êtres devoient leur existence. Ceux qui, d’après ces premiers philosophes, se firent comme eux les architectes du palais du monde, et travaillerent à sa construction, tomberent dans les mêmes erreurs. Descartes en est la preuve. C’est de faits en faits qu’on parvient aux grandes découvertes. Il faut s’avancer à la suite de l’expérience, et jamais ne la précéder.

L’impatience naturelle à l’esprit humain, et sur-tout aux hommes de génie, ne s’accommode pas d’une marche si lente (30), mais toujours si sûre ; ils veulent deviner ce que l’expérience seule peut leur révéler ; ils oublient que c’est à la connoissance d’un premier fait, dont pourroient se déduite tous ceux de la nature, qu’est attachée la découverte du systême du monde, et que c’est uniquement du hasard, de l’analyse, et de l’observation, qu’on peut tenir ce premier fait ou principe général.

Avant d’entreprendre d’édifier le palais de l’univers, que de matériaux il faut encore tirer des carrieres de l’expérience ! Il est temps enfin que, tout entiers à ce travail, et trop heureux de bâtir de loin en loin quelques parties de l’édifice projeté, les philosophes, disciples plus assidus de l’expérience, sentent que sans elle on erre dans le pays des chimeres, où les hommes, dans tous les siecles, ont apperçu à-peu-près les mêmes fantômes, et toujours embrassé des erreurs dont la ressemblance prouve à-la-fois, et la maniere uniforme dont les hommes de tous les climats combinent les mêmes objets, et l’égale aptitude qu’ils ont à l’esprit.

contes religieux.

Ces sortes de contes, moins amusants que les premiers, moins ingénieux que les seconds, et cependant plus respectés, ont armé les nations les unes contre les autres, ont fait ruisseler le sang humain, et porté la désolation dans l’univers. Sous ce nom de contes religieux je comprends généralement toutes les fausses religions. Elles ont toujours conservé entre elles la plus grande ressemblance.

Entre les diverses causes auxquelles on peut en rapporter l’invention (31), je citerai le desir de l’immortalité pour la premiere. La preuve, si l’on en croit Warburton et quelques autres savants, que Dieu est l’auteur de la loi des Juifs, c’est, disent-ils, qu’il n’est question dans la loi mosaïque ni des peines ni des récompenses de l’autre vie, ni par conséquent de l’immortalité de l’ame. Or, ajoutent-ils, si la religion juive étoit d’institution humaine, les hommes eussent fait de l’ame un être immortel ; un intérêt vif et puissant les eût portés à la croire telle (32) : cet intérêt, c’est leur horreur pour la mort et l’anéantissement. Cette horreur eût suffi, sans le secours de la révélation, pour leur faire inventer ce dogme. L’homme veut être immortel, et se croiroit tel si la dissolution de tous les corps qui l’environnement ne lui annonçoit à chaque instant la vérité contraire. Forcé de céder à cette vérité, il n’en desire pas moins l’immortalité. La chaudiere du rajeunissement d’Éson prouve l’ancienneté de ce desir. Pour le perpétuer, il falloit du moins le fonder sur quelque vraisemblance. À cet effet l’on composa l’ame d’une matier extrêmement déliée ; on en fit un atome indestructible, survivant à la dissolution des autres parties, enfin un principe de vie.

Cet être, sous le nom d’ame[2], devoit conserver après la mort tous les goûts dont elle avoit été susceptible lors de son union avec le corps. Ce systême imaginé, l’on douta d’autant moins de l’immortalité de son ame, que ni l’expérience ni l’observation ne pouvoit contredire cette croyance ; l’une et l’autre n’avoit point de prise sur un atome imperceptible. Son existence, à la vérité, n’étoit pas démontrée ; mais qu’a-t-on besoin de preuves pour croire ce qu’on desire ? et quelle démonstration est jamais assez claire pour prouver la fausseté d’une opinion qui nous est chere ? Il est vrai qu’on ne rencontroit point d’ames en son chemin ; et c’est pour rendre raison de ce fait que les hommes, après la création des ames, crurent devoir créer le pays de leur habitation. Chaque nation, et même chaque individu, selon ses goûts et la nature particuliere de ses besoins, en donna un plan particulier. Tantôt les peuples sauvages transporterent cette habitation dans une forêt vaste, giboyeuse, arrosée de rivieres poissonneuses ; tantôt ils la placerent dans un pays découvert, plat, abondant en pâturages, au milieu duquel s’élevoit une fraise grosse comme une montagne, dont on détachoit des quartiers pour sa nourriture et celle de sa famille.

Les peuples moins exposés au besoin de la faim, et d’ailleurs plus nombreux et plus instruits, y rassemblerent tout ce que la nature a d’agréable, et lui donnerent le nom d’Élysée. Les peuples avares le modelerent sur le jardin des Hespérides, et y cultiverent des plants dont la tige d’or portoit des fruits de diamant. Les nations plus voluptueuses y firent croître des arbres de sucre, et couler des fleuves de lait ; ils le peuplerent enfin de houris. Chaque peuple fournit ainsi le pays des ames de ce qui faisoit sur la terre l’objet de ses desirs. L’imagination, dirigée par des besoins et des goûts divers, opéra par-tout de la même maniere, et fut en conséquence peu variée dans l’invention des fausses religions.

Si l’on en croit le président de Brosse, dans son excellente Histoire du fétichisme, ou du culte rendu aux objets terrestres, le fétichisme fut non seulement la premiere des religions, mais son culte, conservé encore aujourd’hui dans presque toute l’Afrique, et sur-tout en Nigritie, fut jadis le culte universel[3]. On sait, ajoute-t-il, que dans les pierres bactyles c’étoit Vénus-Uranie, que dans la forêt de Dodone c’étoit les chênes que la Grece adoroit. On sait que les dieux chiens, chats, crocodiles, serpents, éléphants, lions, aigles, mouches, singes, etc., avoient des autels, non seulement en Égypte, mais encore en Syrie, en Phénicie, et dans presque toute l’Asie. On sait enfin que les lacs, les arbres, la mer, et les rochers informes, étoient pareillement l’objet de l’adoration des peuples de l’Europe et de l’Amérique. Or, une semblable uniformité dans les premieres religions en prouve une d’autant plus grande dans les esprits, qu’on retrouve encore cette même uniformité dans des religions ou plus modernes ou moins grossieres. Telle étoit la religion celtique. Le Mithra des Perses se retrouve dans le dieu Thor, l’Arimane dans le loup Feuris, l’Apollon des Grecs dans le Balder, la Vénus dans la Fréa, et les Parques dans les trois sœurs Urda, Verandi, Skulda. Ces trois sœurs sont assises à la source d’une fontaine dont les eaux arrosent une des racines du frêne fameux nommé Udrasil. Son feuillage ombrage la terre ; et sa cime, élevée au-dessus des cieux, en forme le dais.

Les fausses religions ont donc presque par-tout été les mêmes. D’où naît cette uniformité ? De ce que les hommes, à-peu-près animés du même intérêt, ayant à-peu-près les mêmes objets à comparer entre eux, et le même instrument, c’est-à-dire le même esprit, pour les combiner, ont dû nécessairement arriver aux mêmes résultats. C’est parcqu’en général tous sont orgueilleux, que, sans aucune révélation particuliere, par conséquent sans preuve, tous regardent l’homme comme l’unique favori du ciel, et comme l’objet principal de ses soins. Peu d’hommes osent, d’après un certain moine, se répéter quelquefois,

Qu’est-ce qu’un capucin devant une planete ?

Faut-il, pour fonder sur des faits l’orgueilleuse prétention de l’homme, supposer, comme dans certaines religions, qu’abandonnant le ciel pour la terre, la divinité, sous la forme d’un poisson, d’un serpent, d’un homme, y venoit jadis en bonne fortune converser avec les mortels ? Faut-il, pour preuve de l’intérêt que le ciel prend aux habitants de la terre, publier des livres où, selon quelques imposteurs, sont renfermés tous les préceptes et les devoir que Dieu prescrit à l’homme ?

Un tel livre, si l’on en croit les musulmans, composé dans le ciel, fut apporté sur la terre par l’ange Gabriel, et remis par cet ange à Mahomet. Son nom est le Koran. En ouvrant ce livre on le trouve susceptible de mille interprétations ; il est obscur, inintelligible : et tel est l’aveuglement humain, qu’on regarde encore comme divin un ouvrage où Dieu est peint sous la forme d’un tyran ; où ce Dieu est sans cesse occupé à punir ses esclaves pour n’avoir pas compris l’incompréhensible ; où ce Dieu enfin, auteur de phrases inintelligibles sans le commentaire d’iman, n’est proprement qu’un législateur stupide dont les lois ont toujours besoin d’interprétations. Jusques à quand les musulmans conserveront-ils tant de respect pour un ouvrage si rempli de sottises et de blasphêmes ?

Mais, si la métaphysique des fausses religions, si l’excursion des esprits dans le pays des ames, et les découvertes dans les régions intellectuelles, ont par-tout été les mêmes, les impostures du corps sacerdotal (33) pour le soutien de ces fausses religions n’auroient-elles pas en tous les pays conservé entre elles les mêmes ressemblances ?


(29) Il faut des desirs à l’homme pour être heureux, des desirs qui l’occupent, mais dont son travail ou ses talents puissent lui procurer l’objet. Entre les desirs de cette espece, le plus propre à l’arracher à l’ennui est le desir de la gloire.

(30) Loin de condamner l’esprit de systême, je l’admire dans les grands hommes. C’est aux efforts faits pour défendre ou détruire ces systêmes qu’on doit sans doute une infinité de découvertes. Qu’on tente donc d’expliquer, s’il est possible, par un seul principe tous les phénomenes physiques de la nature ; mais, toujours en garde contre ces principes, qu’on les regarde simplement comme une des clefs différentes qu’on peut successivement essayer, dans l’espoir de trouver enfin celle qui doit ouvrir le sanctuaire de la nature. Que sur-tout l’on ne confonde point ensemble les contes et les systêmes : ces derniers veulent être appuyés sur un grand nombre de faits ; ce sont les seuls qu’on puisse enseigner dans les écoles publiques, pourvu néanmoins qu’on n’en soutienne point encore la vérité cent ans après que l’expérience en a démontré la fausseté.

(31) Pourquoi, demandoit-on à un certain cardinal, fut-il en tous les temps des prêtres, des religions, et des sorciers ? C’est, répondit-il, qu’en tous les temps il fut des abeilles et des frêlons, des laborieux et des paresseux, des dupes et des frippons.

(32) Sans examiner s’il est de l’intérêt public d’admettre le dogme de l’immortalité de l’ame, j’observerai qu’au moins ce dogme n’a pas toujours été regardé politiquement comme utile. Il prit naissance dans les écoles de Platon ; et Ptolomée Philadelphe, roi d’Égypte, le crut si dangereux, qu’il défendit sous peine de mort de l’enseigner dans ses états.

(33) On sait que les anciens druides étoient animés du même esprit que le prêtre papiste ; qu’ils avoient, avant lui, inventé l’excommunication ; qu’ils vouloient, comme lui, commander aux peuples et aux rois ; et qu’ils prétendoient avoir, comme les inquisiteurs, droit de vie et de mort chez tous les peuples où ils s’établissoient.


  1. Le beau moral ne se trouve que dans le Paradis des fous, où Milton fait pirouetter sans cesse les agnus, les scapulaires, les chapelets, les indulgences.
  2. Les sauvages ne refusent l’ame à quoi que ce soit ; ils en donnent à leurs fusils, à leurs chaudieres, et à leurs briquets. Voyez le P. Hennepin, Voyage de la Louisiane, page 94.
  3. Si catholique veut dire universel, c’est à tort que le papisme en prend le titre. La religion du fétichisme et celle des païens ont été les seules vraiment catholiques.