De l’Homme/Section 2/Chapitre 21

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SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 107-114).
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CHAPITRE XXI.

Impostures des ministres des fausses religions.

En tout pays, et les mêmes motifs d’intérêt, et les mêmes faits à combiner, ont fourni au corps sacerdotal les mêmes moyens d’en imposer aux peuples ; en tout pays les prêtres en ont fait usage[1].

Un particulier peut être modéré dans ses desirs, être content de ce qu’il possede ; un corps est toujours ambitieux. C’est plus ou moins rapidement, mais c’est constamment, qu’il tend à l’accroissement de son pouvoir et de ses richesses. Le desir du clergé fut en tous les temps d’être puissant et riche. Par quel moyen parvint-il à le satisfaire ? Par la vente de la crainte et de l’espérance. Les prêtres, négociants en gros de cette espece de denrée, sentirent que le débit en étoit sûr et lucratif, et que, s’il nourrit le colporteur qui vend dans les rues l’espoir du gros lot, et le charlatan qui vend sur des tretaux l’espoir de la guérison et de la santé, il pourroit pareillement nourrir le bonze et le talapoin qui vendroient dans leurs temples la crainte de l’enfer et l’espoir du paradis ; que si le charlatan fait fortune en ne débitant qu’une de ces deux especes de denrées, c’est-à-dire l’espérance, les prêtres en feroient une plus grande en débitant encore la crainte. L’homme, se sont-ils dit, est timide ; ce sera par conséquent sur cette derniere marchandise qu’il y aura le plus à gagner. Mais à qui vendre la crainte ? Aux pécheurs. À qui vendre l’espoir ? Aux pénitents. Convaincu de cette vérité, le sacerdoce comprit qu’un grand nombre d’acheteurs supposoit un grand nombre de pécheurs, et que si les présents des malades enrichissent le médecin, ce seroient les offrandes et les expiations qui désormais enrichiroient les prêtres ; qu’il falloit des malades aux ns, et des pécheurs aux autres. Le pécheur devient toujours l’esclave du prêtre ; c’est la multiplication des péchés qui favorise le commerce des indulgences, des messes, etc., accroît le pouvoir et la richesse du clergé. Mais, parmi les péchés, si les prêtres n’eussent compté que les actions vraiment nuisibles à la société, la puissance sacerdotale eût été peu considérable ; elle ne se fût étendue que sur un certain nombre de scélérats et de frippons : or, le clergé vouloit même l’exercer sur les hommes vertueux. Pour cet effet il falloit créer des péchés que les honnêtes gens pussent commettre. Les prêtres voulurent donc que les moindres libertés entre filles et garçons, que le desir seul du plaisir fût un péché : de plus, ils instituerent un grand nombre de rits et de cérémonies superstitieuses ; ils voulurent que tous les citoyens y fussent assujettis ; que l’inobservation de ces rits fût réputée le plus grand des crimes, et que la violation de la loi rituelle, s’il étoit possible, fût, comme chez les Juifs, plus sévèrement punie que les forfaits les plus abominables.

Ces rits et ces cérémonies, plus ou moins nombreux chez les diverses nations, furent par-tout à-peu-près les mêmes ; par-tout ils furent sacrés, et assurerent au sacerdoce la plus grande autorité sur les divers ordres de l’état (34).

Cependant, parmi les prêtres des différentes nations, il en fut qui, plus adroits que les autres, exigerent du citoyen, non seulement l’observation de certains rits, mais encore la croyance de certains dogmes. Le nombre de ces dogmes, insensiblement multiplié par eux, accrut celui des incrédules et des hérétiques. Que prétendit ensuite le clergé ? Que l’hérésie fût punie en eux par la confiscation de leurs biens, et cette loi augmenta les richesses de l’église ; elle voulut de plus que la mort fût la peine des incrédules, et cette loi augmenta son pouvoir. Du moment où les prêtres eurent condamné Socrate, le génie, la vertu, et les rois eux-mêmes, tremblerent devant le sacerdoce. Son trône eut pour soutient l’effroi et la terreur panique. L’un et l’autre, étendant sur les esprits les ténebres de l’ignorance, devinrent d’inébranlables appuis du pouvoir pontifical. Lorsque l’homme est forcé d’éteindre en lui les lumieres de la raison, alors, sans connoissance du juste ou de l’injuste, c’est le prêtre qu’il consulte, c’est à ses conseils qu’il s’abandonne.

Mais pourquoi l’homme ne consulteroit-il pas de préférence la loi naturelle ? Les fausses religions sont elles-mêmes fondées sur cette base commune. J’en conviens ; mais la loi naturelle n’est autre chose que la raison même (35). Or, comment croire à sa raison lorsqu’on s’en est défendu l’usage ? Qui peut d’ailleurs appercevoir les préceptes de la loi naturelle à travers le nuage mystérieux dont le corps sacerdotal les enveloppe ? Cette loi est le canevas de toutes les religions ; mais le prêtre a sur ce canevas brodé tant de mysteres, que la broderie en a entièrement couvert le fond. Qui lit l’histoire y voit la vertu des peuples diminuer en proportion que leur superstition s’augmente[2]. Un pays où l’on ne trouve d’hommes instruits que dans l’ordre sacerdotal est un pays où l’on ne se formera jamais d’idées nettes et vraies de la vertu.

L’intérêt des prêtres n’est pas que le citoyen agisse bien, mais qu’il ne pense point. « Il faut, disent-ils, que le fils de l’homme sache peu, et croie beaucoup[3]. »

(34) J’assistois un jour aux représentations que le clergé d’une cour d’Allemagne faisoit à son prince. J’étois porteur de l’anneau merveilleux qui fait dire et écrire aux hommes non ce qu’ils veulent que les autres entendent et lisent, mais ce qu’ils pensent réellement. Sans la vertu de mon anneau, je n’aurois jamais sans doute entendu ni lu le discours suivant.

Lorsque le clergé croyoit assurer le prince que la religion étoit perdue dans ses états, que la débauche et l’impiété y marchoient le front levé, que les saints jours y étoient profanés par le travail, que la liberté de la presse ébranloit les fondements du trône et des autels, et qu’en conséquence les évêques enjoignoient au souverain d’armer les lois contre la liberté de penser, de protéger l’église, et d’en détruire les ennemis ; telles sont les paroles que je crus entendre dans cette adresse :

« Prince, votre clergé est riche et puissant, et voudroit l’être encore davantage. Ce n’est point la perte des mœurs et de la religion, c’est celle de son crédit qu’il déplore ; il desire le plus grand, et vos peuples sont sans respect pour le sacerdoce : nous les déclarons donc impies : nous vous sommons de ranimer leur piété, et de donner à cet effet à votre clergé plus d’autorité sur eux. Le moment choisi pour se porter accusateur de vos peuples et vous irriter contre eux n’est peut-être pas le plus favorable ; jamais vos soldats n’ont été si braves, vos artisans plus industrieux, vos citoyens plus amis du bien public, et par conséquent plus vertueux. On vous dira sans doute que les peuples les plus immédiatement soumis au clergé, que les Romains modernes, n’ont ni la même valeur, ni le même amour pour la patrie, ni par conséquent la même vertu. On ajoutera peut-être que l’Espagne et le Portugal, où le clergé commande si impérieusement, sont ruinés et dévastés par l’ignorance, la paresse et la superstition, et qu’enfin, entre tous les peuples, ceux qui sont généralement honorés et respectés sont ces mêmes peuples éclairés auxquels l’église catholique donnera toujours le nom d’impies.

« Que votre oreille, ô prince, soit toujours fermée à de pareilles représentations ; que, de concert avec son clergé, elle répande les ténebres dans son empire, et sache qu’un peuple instruit, riche et sans superstition, est aux yeux du prêtre un peuple sans mœurs. Sont-ce en effet des citoyens aisés et industrieux qui, par exemple, auront pour la vertu de la continence tout le respect qu’elle mérite ?

« Il en est, dira-t-on, à cet égard, du siecle présent comme des siecles passés. Charlemagne, créé saint pour sa libéralité envers le sacerdoce, aimoit les femmes comme François I et Henri VIII. Henri III, roi de France, avoit un goût moins décent. Henri IV, Élisabeth, Louis XIV, la reine Anne, caressoient leurs maîtresses ou leurs amants de la même main dont ils terrassoient leurs ennemis. On ajoutera que les moines eux-mêmes ont presque toujours cueilli en secret les plaisirs défendus, et qu’enfin, sans changer la constitution physique des citoyens, il est très difficile de les arracher au penchant damnable qui les porte vers les femmes. Il est cependant un moyen de les y soustraire, c’est de les appauvrir. Ce n’est point des corps sains et bien nourris qu’on peut chasser le démon de la chair ; l’on n’y parvient que par la priere et le jeûne.

« Qu’à l’exemple de quelques uns de ses voisins votre majesté nous permette donc de dépouiller ses sujets de toute superfluité, de dîmer leurs terres, de piller leurs biens, et de les tenir au plus étroit nécessaire. Si, touchée de ces pieuses remontrances, elle se rend à nos prieres, que de bénédictions accumulées sur elle ! Tout éloge seroit au-dessous d’une action si méritoire. Mais dans un siecle où la corruption infecte tous les esprits, où l’impiété endurcit tous les cœurs, peut-on espérer que votre majesté et ses ministres adoptent un conseil si salutaire, un moyen si facile d’assurer la continence de ses sujets ?

« Quant à la profanation des saints jours, nos remontrances à cet égard paroîtront encore absurdes. L’homme qui travaille fêtes et dimanches ne s’enivre point ; il ne court point les femmes ; il ne nuit à personne ; il sert son pays ; il accroît l’aisance de sa famille ; il augmente le commerce de sa nation.

« De deux peuples également puissants et nombreux, que l’un fête, comme en Espagne, cent trente jours de l’année, et quelquefois le lendemain ; que l’autre, au contraire, n’en fête aucun ; le dernier de ces peuples aura quatre-vingt ou nonante jours de travail plus que le premier. Il pourra donc fournir à plus bas prix les marchandises de ses manufactures ; ses terres seront mieux cultivées, ses moissons plus abondantes. Mais qu’importe à vos prêtres ? Ce que leur apprend l’expérience, c’est que moins un homme fréquente les temples, moins il a de respect pour leurs ministres, et moins ces ministres ont de crédit sur lui. Or si la puissance est la premiere passion du prêtre, peu lui importe que le jour de fête soit pour l’artisan un jour de débauche ; qu’au sortir du temple il coure les filles et les cabarets, et qu’enfin les après-vêpres soient si scandaleuses. Plus de péchés, plus d’expiations, plus d’offrandes, plus le sacerdoce acquiert de richesses et de pouvoir. Quel est l’intérêt de l’église ? de multiplier les vices : que demande-t-elle aux hommes ? d’être stupides et pécheurs. Quant à la liberté de la presse, si votre clergé s’éleve si violemment contre elle, s’il vous redit sans cesse qu’elle sape les fondements de la foi, et rend la religion ridicule ; ce n’est pas qu’il ne sente, comme le solide et l’ingénieux auteur de l’Investigator anglais, que la vérité est à l’épreuve du ridicule ; que le ridicule ne mord point sur elle, et qu’il en est la pierre de touche. Un ridicule jeté sur une démonstration est de la boue jetée sur du marbre ; elle le tache un instant, se seche ; il pleut, et la tache a disparu. Convenir qu’une religion ne peut supporter le ridicule, ce seroit en avouer la fausseté. L’église catholique ne répete-t-elle pas sans cesse que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre elle ? Oui : mais les prêtres ne sont pas la religion. Le ridicule peut affoiblir leur autorité, peut enchaîner leur ambition ; ils crieront donc toujours contre la liberté de la presse, exigeront que votre majesté interdise à ses sujets le droit d’écrire et de penser ; qu’elle les dépouille, à cet égard, des privileges de l’homme, et ferme enfin la bouche à quiconque pourroit l’instruire.

« Si tant de demandes vous paroissent indiscretes, et que, jaloux du bonheur de vos peuples, vous vouliez, sire, ne commander qu’à des citoyens éclairés, sachez que la même conduite qui vous rendra cher à vos sujets et respectable à l’étranger vous sera imputée à crime par votre clergé. Redoutez la vengeance d’un corps puissante, et, pour la prévenir, remettez-lui votre épée ; c’est alors qu’assuré de la piété de vos peuples, le sacerdoce pourra recouvrer sur eux son ancienne autorité, l’étendre de jour en jour, et, lorsque cette autorité sera affermie, s’en servir pour vous y soumettez vous-même.

« Nous desirons d’autant plus vivement que votre majesté ait égard à cette supplique et nous octroie notre demande, qu’elle nous délivrera d’une inquiétude sourde, et qui n’est pas sans fondement. Il peut s’établir des quakers dans ses états ; ils peuvent se proposer de donner gratis aux villes, bourgs, villages et hameaux, toute l’instruction morale et religieuse qui leur est nécessaire. Il peut d’ailleurs se former quelque compagnie de finance qui prenne au rabais l’entreprise de cette même instruction, et la fournisse meilleure et à meilleur compte. Qui sait s’il ne prendroit point envie aux magistrats de s’emparer de nos richesses, d’acquitter avec nos biens une partie de la dette nationale, et par ce moyen de faire peut-être de votre nation la plus redoutable de l’Europe ? Or, il nous importe peu, sire, que vos peuples soient heureux et redoutés, mais beaucoup que le sacerdoce soit riche et puissant. »

Voilà ce que me parurent contenir les représentations du clergé. Je ne me lassois point de considérer l’adresse, l’habileté avec laquelle les prêtres avoient, en tous pays, toujours demandé au nom du ciel la puissance et les richesses de la terre ; j’admirois la confiance qu’ils avoient toujours eue dans la sottise des peuples, et sur-tout des puissants. Mais ce qui m’étonnoit encore plus, c’étoit (en me rappelant les siecles d’ignorance) de voir qu’à cet égard la plupart des souverains avoient toujours été au-delà de l’attente du clergé.

(35) Quelques uns veulent qu’au moment de notre naissance Dieu grave en nos cœurs les préceptes de la loi naturelle : le contraire est prouvé par l’expérience. Si Dieu doit être regardé comme l’auteur de la loi naturelle, c’est en tant qu’il est l’auteur de la sensibilité physique, et qu’elle est mere de la raison humaine. Cette espece de sensibilité, lors de la réunion des hommes en société, les força, comme je l’ai déja dit, de faire entre eux des conventions et des lois, dont la collection compose ce qu’on appelle la loi naturelle. Mais cette loi fut-elle la même chez les divers peuples ? Non : sa plus ou moins grande perfection fut toujours proportionnée aux progrès de l’esprit humain, à la connoissance plus ou moins étendue que les sociétés acquirent de ce qui leur étoit utile ou nuisible ; et cette connoissance fut chez toutes les nations le produit du temps, de l’expérience et de la raison.


  1. Aux Indes, les prêtres attachent certaines vertus et certaines indulgences à des tisons brûlés, et les vendent fort cher. À Rome, le P. Péepe, jésuite, vendoit pareillement de petites prieres à la Vierge ; il les faisoit avaler aux poules, et assuroit qu’elles en pondoient mieux.
  2. La superstition est encore aujourd’hui la religion des peuples les plus sages. L’Anglais ne se confesse, ni ne fête les saints. Sa dévotion consiste à ne point travailler, à ne point chanter, le dimanche. L’homme qui ce jour-là joueroit du violon seroit un impie ; mais il est bon chrétien s’il passe ce même jour au cabaret avec des filles.
  3. Les prêtres ne veulent pas que Dieu rende à chacun selon ses œuvres, mais selon sa croyance.