De l’Homme/Section 2/Chapitre 4

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SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 181-186).
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CHAPITRE IV.

Comment l’esprit agit.

Toutes les opérations de l’esprit se réduisent à l’observation des ressemblances et des différences, des convenances et des disconvenances que les divers objets ont entre eux et avec nous. La justesse de l’esprit dépend de l’attention plus ou moins grande avec laquelle on fait ces observations.

Veux-je connoître les rapports de certains objets entre eux ? que fais-je ? je place sous mes yeux, ou rends présents à ma mémoire, plusieurs ou du moins deux de ces objets ; ensuite je les compare. Mais qu’est-ce que comparer ? C’est observer alternativement et avec attention l’impression différente que font sur moi ces deux objets présents ou absents[1]. Cette observaton faite, je juge, c’est-à-dire je rapporte exactement l’impression que j’ai reçue. Ai-je, par exemple, grand intérêt de distinguer entre deux nuances persque imperceptibles de la même couleur laquelle est la plus foncée ? j’examine long-temps et successivement les morceaux de draps teints de ces deux nuances ; je les compare, c’est-à-dire je les regarde alternativement. Je me rends très attentif à l’impression différente que font sur mon œil les rayons réfléchis des deux échantillons, et je juge enfin que l’un est plus foncé que l’autre, c’est-à-dire, je rapporte exactement l’impression que j’ai reçue : tout autre jugement seroit faux. Tout jugement n’est donc que le récit de deux sensations, ou actuellement éprouvées, ou conservées dans ma mémoire.

Lorsque j’observe les rapports des objets avec moi, je me rends pareillement attentif à l’impression que j’en reçois. Cette impression est agréable ou désagréable. Or, dans l’un ou l’autre cas, qu’est-ce que juger ? C’est dire ce que je sens. Suis-je frappé à la tête ? la douleur est-elle vive ? le simple récit de la sensation que j’éprouve forme mon jugement.

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que je viens de dire ; c’est qu’à l’égard des jugements portés sur les rapports que les objets ont entre eux ou avec nous, il est une différence qui, peu importante en apparence, mérite cependant d’être remarqués. Lorsqu’il s’agit de juger du rapport des objets entre eux, il faut pour cet effet en avoir au moins deux sous les yeux. Mais, si je juge du rapport d’un objet avec moi, il est évident, puisque tout objet peut exciter une sensation, qu’un seul suffit pour produire un jugement.

Je conclus de cette observation que toute assertion sur le rapport des objets entre eux suppose comparaison de ces objets, toute comparaison une peine, toute peine un intérêt puissant pour se la donner ; et qu’au contraire, lorsqu’il s’agit du rapport d’un objet avec moi, c’est-à-dire d’une sensation, cette sensation, si elle est vive, devient elle-même l’intérêt puissant qui me force à l’attention. Toute sensation de cette espece emporte donc toujours avec elle un jugement. Je ne m’arrêterai pas davantage à cette observation, et répéterai, d’après ce que j’ai dit ci-dessus, que, dans tous les cas, juger est sentir.

Cela posé, toutes les opérations de l’esprit se réduisent à de pures sensations. Pourquoi donc admettre en nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir ? Mais cette opinion est générale, j’en conviens ; elle doit même l’être. On s’est dit : Je sens et je compare ; il est donc en moi une faculté de juger et de comparer distincte de la faculté de sentir. Ce raisonnement suffit pour en imposer à la plupart des hommes. Cependant, pour en appercevoir la fausseté, il ne faut qu’attacher une idée nette au mot comparer. Ce mot éclairci, on reconnoît qu’il ne désigne aucune opération réelle de l’esprit ; que l’opération de comparer, comme je l’ai déja dit, n’est autre chose que se rendre attentif aux impressions différentes qu’excitent en nous des objets ou actuellement sous nos yeux ou présents à notre mémoire ; et qu’en conséquence tout jugement ne peut être que le prononcé des sensations éprouvées.

Mais, si les jugements portés d’après la comparaison des objets physiques ne sont que de pures sensations, en est-il ainsi de toute autre espece de jugement ?


  1. Si la mémoire, conservatrice des impressions reçues, me fait éprouver dans l’absence des objets à-peu-près les mêmes sensations qu’a excitées en moi leur présence, il est indifférent, relativement à la question que je traite, que les objets sur lesquels je porte un jugement soient présents à mes yeux ou à ma mémoire.