De l’Homme/Section 2/Chapitre 5

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SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 187-196).
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CHAPITRE V.

Des jugements qui résultent de la comparaison des idées abstraites, collectives, etc.

Les mots foiblesse, force, petitesse, grandeur, crime, etc., ne sont représentatifs d’aucune substance, c’est-à-dire d’aucun corps. Comment donc réduire à de pures sensations les jugements résultants de la comparaison de pareils mots ou idées ? Ma réponse, c’est que ces mots ne nous présentant aucune idée, il est impossible, tant qu’on ne les applique point à quelque objet sensible et particulier, qu’on porte sur eux aucun jugement. Les applique-t-on, à dessein ou sans s’en appercevoir, à quelque objet déterminé ? l’application faite, alors le mot de grandeur exprimera un rapport c’est-à-dire une certaine différence ou ressemblance observée entre des objets présents à nos yeux ou à notre mémoire. Or, le jugement porté sur des idées devenues physiques par cette application ne sera, comme je le répete, que le prononcé des sensations éprouvées.

On me demandera peut-être pas quels motifs les hommes ont inventé et introduit dans le langage de ces expressions, si je l’ose dire, algébriques, qui, jusqu’à leur application à des objets sensibles, n’ont aucune signification réelle, et ne sont représentatives d’aucune idée déterminée. Je répondrai que les hommes ont par ce moyen cru pouvoir se communiquer plus facilement, plus promptement, et même plus clairement, leurs idées. C’est la raison pour laquelle ils ont, dans toutes les langues, créé tant de ces mots adjectifs et substantifs, à-la-fois si vagues et si utiles[1]. Prenons pour exemple de ces expressions insignifiantes celle de ligne, considérée en géométrie indépendamment de sa longueur, largeur, et épaisseur : ce mot en ce sens ne rappelle aucune idée à l’esprit ; une pareille ligne n’existe pas dans la nature ; on ne s’en forme point l’idée. Que prétend donc le maître en se servant de cette expression ? Simplement avertir son disciple de porter toute son attention sur le corps considéré comme long, et sans égard à ses autres dimensions.

Lorsque, pour la facilité du calcul, on substitue dans cette science les lettres A et B à des quantités fixes, ces lettres présentent-elles aucune grandeur réelle ? Non. Or ce qui s’exprime dans la langue algébrique par A et par B s’exprime dans la langue usuelle par les mots foiblesse, force, petitesse, grandeur, etc. Ces mots ne désignent qu’un rapport vague de choses entre elles, et ne nous présentent d’idées nettes et réelles qu’au moment où on les applique à un objet déterminé, et que l’on compare cet objet à un autre. C’est alors que ces mots, mis, si je l’ose dire, en équation ou en comparaison, expriment très précisément le rapport des objets entre eux. Jusqu’à ce moment, le mot de grandeur, par exemple, rappellera à mon esprit des idées très différentes, selon que je les appliquerai à une mouche ou à une baleine. Il en est de même de ce qu’on appelle dans l’homme l’idée ou la pensée. Ces expressions sont insignifiantes en elles-mêmes ; cependant à combien d’erreurs n’ont-elles pas donné naissance ! combien de fois n’a-t-on pas soutenu dans les écoles que la pensée n’appartenant pas à l’étendue et à la matiere, il étoit évident que l’ame étoit spirituelle ! Je n’ai, je l’avoue, jamais rien compris à ce savant galimatias. Que signifie en effet le mot penser ? Ou ce mot est vuide de sens ; ou, comment se mouvoir, il exprime simplement une maniere d’être de l’homme. Or, dire qu’un mode ou une maniere d’être n’est point un corps ou n’a point d’étendue, rien de plus clair ; mais faire de ce mode un être, et même un être spirituel, rien, selon moi, de plus absurde.

Quoi de plus vague encore que le mot crime ? Pour que ce terme collectif rappelle à mon esprit une idée nette et déterminée, il faut que je l’applique à un vol, à un assassinat, ou à quelque action pareille. Les hommes n’ont inventé ces sortes de mots que pour se communiquer plus facilement, ou du moins plus promptement, leur idées. Je suppose qu’on crée une société où l’on ne veuille admettre que des honnêtes gens : pour s’éviter la peine de transcrire le long catalogue de toutes les actions qui doivent en exclure, on dira en un seul mot qu’on en bannit tout homme taché de quelque crime. Mais de quelle idée nette ce mot crime sera-t-il alors représentatif ? D’aucune. Ce mot, uniquement destiné à rappeler au souvenir de cette société les actions nuisibles dont ses membres peuvent se rendre coupables, l’avertit seulement d’inspecter leur conduite ; ce mot enfin n’est proprement qu’un son, et une maniere plus courte et plus abrégée de réveiller à cet égard l’attention de la société.

Aussi, dans la supposition où, forcé de déterminer les peines dues au crime, je dusse m’en former des idées claires et précises, il faudroit alors que je rappelasse successivement à ma mémoire les tableaux des différents forfaits que l’homme peut commettre ; que j’examinasse lesquels de ces forfaits sont les plus nuisibles à la société, et que je portasse enfin un jugement qui ne seroit, comme je l’ai dit tant de fois, que le prononcé des sensations reçues à la présence des divers tableaux de ces crimes.

Toute idée quelconque peut donc, en derniere analyse, se réduire toujours à des faits ou sensations physiques. Ce qui jette quelque obscurité sur les discussions de cette espece est la signification incertaines et vague d’un certain nombre de mots, et la peine qu’il faut quelquefois se donner pour en extraire des idées nettes. Peut-être est-il aussi difficile d’analyser quelques unes de ces expression, et de les rappeler, si je l’ose dire, à leurs idées constituantes, qu’il l’est en chymie de décomposer certains corps. Qu’on emploie cependant à cette décomposition la méthode et l’attention nécessaire, on est sûr du succès.

Ce que j’ai dit suffit pour convaincre le lecteur éclairé que toute idée et tout jugement peut se ramener à une sensation. Il seroit donc inutile, pour expliquer les différentes opérations de l’esprit, d’admettre en nous une faculté de juger et de comparer distincte de la faculté de sentir. Mais quel est le principe ou le motif qui nous fait comparer les objets entre eux, et qui nous doue de l’attention nécessaire pour en observer les rapports ? L’intérêt, qui est pareillement, comme je vais le montrer, un effet de la sensibilité physique.



  1. Dans la composition de la langue d’un peuple civilisé il entre toujours une infinité de pronoms, de conjonctions, enfin de ces mots qui, vuides de sens en eux-mêmes, empruntent leurs différentes significations des expressions auxquelles on les unit, ou des phrases dans lesquelles on les emploie. L’invention de la plupart de ces mots est due à la crainte qu’eurent les peuples de trop multiplier les signes de leurs langues, et au desir de se communiquer plus facilement leurs idées. Si les hommes, en effet, eussent été obligés de créer autant de mots qu’il est de choses auxquelles on peut appliquer, par exemple, els adjectifs blanc, fort, gros, comme un gros cable, un gros bœuf, un gros arbre, etc. ; il est évident que la multiplicité des expressions nécessaires pour rendre leurs idées eût surchargé leur mémoire. Ils ont donc cru devoir inventer des mots qui, n’étant, en eux-mêmes représentatifs d’aucune idée réelle, n’ayant qu’une signification locale, et n’exprimant enfin que le rapport des objets entre eux, rappelleroient cependant à leur esprit des idées distinctes, au moment même où ces mêmes mots seroient unis aux objets dont ils désignent les rapports.