De l’Homme/Section 4/Chapitre 24

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SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 75-80).
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CHAPITRE XXIV.

Des grandes idées, effets de la constance de l’attention.

Un desir violent occasionne souvent un effort d’esprit plus vif que continu. Or l’acquisition des grands talents suppose un travail opiniâtre et un desir de s’instruire encore plus habituel que vif. Quelque occupés que les gens du monde soient de leur fortune et de leurs plaisirs, ils éprouvent par instants des desirs de gloire. Pourquoi ces desirs sont-ils stériles en eux ? c’est qu’ils ne sont pas assez durables ; c’est à la constance des desirs que sont attachés les grands succès. Si les Agnès trompent toujours les Arnolphes, c’est que le desir de voir leurs amants est en elles toujours plus habituel que le desir de les empêcher ne l’est à leurs surveillants.

Les habitants de Kamschatka, d’une stupidité sans égale à certains égards, sont à d’autres d’une industrie merveilleuse. S’agit-il de se faire des vêtements ? leur adresse, dit leur historien, surpasse celle des Européens[1]. Pourquoi ? c’est qu’ils habitent une des contrées de la terre les plus sujettes aux intempéries de l’air, où par conséquent le besoin d’être vêtu se fait le plus habituellement sentir. Le besoin habituel est toujours industrieux. Éprouve-t-on celui de la considération ? procure-t-elle pouvoir (cet objet commun du desir des hommes) ? on fait tout pour l’obtenir. C’est dans la possession de cette estime qu’on concentre tout son bonheur, et c’est alors que le desir de la gloire s’identifie avec l’amour de nous-mêmes.

Si ce dernier sentiment, comme l’expérience le prouve, est habituellement présent à tous les hommes, il doit donc les douer tous de l’espece d’attention à laquelle est attachée la supériorité de l’esprit.

Tous les hommes organisés comme le commun d’entre eux sont donc susceptibles non seulement de passions, mais encore du degré habituel de passion suffisant pour les élever aux plus grandes idées.

D’où provient l’extrême inégalité des esprits ? de ce que personne ne voit précisément (80) les mêmes objets, ne s’est précisément trouvé dans les mêmes positions (81), n’a reçu la même éducation, et de ce qu’enfin le hasard qui préside à notre instruction ne conduit pas tous les hommes à des mines également riches et fécondes.

C’est donc à l’éducation, prise dans toute l’étendue du sens qu’on peut attacher à ce mot, et dans lequel même l’idée du hasard se trouve comprise[2], qu’on peut rapporter l’inégalité des esprits.

Pour compléter les preuves de cette vérité, il me reste à montrer dans la section suivante les erreurs et contradictions où tombent ceux qui, sur ce même sujet, adoptent des principes différents des miens.

Je prendrai M. Rousseau pour exemple : c’est de tous les auteurs celui qui, dans ses ouvrages, a traité cette question avec le plus d’esprit et d’éloquence.

(80) Dans chaque pays il est certain nombre d’objets que l’éducation offre également à tous ; et c’est cette impression uniforme de ces objets qui produit dans les citoyens cette ressemblance d’idées et de sentiments à laquelle on donne le nom d’esprit et de caractere national.

Il est en outre un certain nombre d’objets divers que le hasard et l’éducation présentent à chacun des individus ; et c’est l’impression différente de ces objets qui, dans ces mêmes individus, produit cette diversité d’idées et de sentiments à laquelle on donne le nom d’esprit et de caractere particulier.

(81) Je suppose qu’on ne puisse s’illustrer dans les lettres sans partager son temps entre le monde et la retraite ; que ce soit dans les déserts que se ramassent les diamants, et dans les villes qu’on les taille, les polisse et les monte ; il est évident que le hasard et la fortune, qui me permettent d’habiter tour-à-tour la ville et la campagne, auront plus fait pour moi que pour un autre.


  1. Si les habitants de Kamschatka nous surpassent dans certains arts, ils peuvent nous égaler en tous. Les talents ne sont que la différente application du même esprit à des genres divers.

    Qui souleve une livre de plume ou de

    laine souleve une livre de fer ou de plomb. La différence apperçue entre l’industrie des habitants de Kamschatka et la nôtre tient donc à la différence des besoins que doivent éprouver, dans des climats différents, des peuples sauvages ou policés.
  2. Il est à Rome des conservatoires ou écoles de musique dont on sort toujours bon musicien, et dans lesquels il se forme tous les ans quelques hommes de génie. On voit aussi à Paris une école des ponts et chaussées dont il ne sort que des gens instruits, parmi lesquels se trouvent quelques hommes supérieurs.

    Une excellente éducation peut donc les multiplier dans une nation, et faire du reste des citoyens des gens de sens et d’esprit. Or, ces avantages d’une excellente éducation sont suffisants pour encourager à l’étude d’une science à la perfection de laquelle est en partie attaché le bonheur de l’humanité.