De l’Homme/Section 5/Chapitre 1

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SECTION V
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 121-131).
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SECTION V.

Des erreurs et contradictions de ceux qui rapportent à l’inégale perfection des sens l’inégale supériorité des esprits.




M. Rousseau et moi sommes sur cette question d’une opinion contraire. Mon objet, en réfutant quelques unes de ses idées, n’est point la critique de l’Émile. Cet ouvrage est à-la-fois digne de son auteur et de l’estime publique. Mais, trop fidele imitateur de Platon, peut-être M. Rousseau a-t-il souvent sacrifié l’exactitude à l’éloquence ; est-il tombé dans des contradictions, que sans doute il eût évitées, si, plus severe observateur de ses propres idées, il les eût plus attentivement comparées entre elles.

Ce que je me propose dans l’examen des principales assertions de l’auteur, c’est de montrer que presque toutes ses erreurs sont des conséquences nécessaires de ce principe trop légèrement admis,

Savoir,

« Que l’inégalité des esprits est l’effet de la perfection plus ou moins grande des organes des sens, et que nos vertus comme nos talents sont également dépendants de la diversité de nos tempéraments. »


CHAPITRE I.

Contradictions de l’auteur d’Émile sur les causes de l’inégalité des esprits.

Le simple rapprochement des idées de M. Rousseau prouvera leur contradiction.

Ire. Proposition.

Il dit, lettre III, p. 116, t. V de l’Héloïse[1] :

« Pour changer les caracteres il faudroit pouvoir changer les tempéraments. Vouloir pareillement changer les esprits, et d’un sot faire un homme de talents, c’est d’un blond vouloir faire un brun. Comment fondroit-on les cœurs et les esprits sur un modele commun ? Nos talents, nos vices, nos vertus, et par conséquent nos caracteres, ne dépendent-ils pas entièrement de notre organisation ? »

IIe. Proposition.

Il dit, p. 164, 165 et 166, t. V de l’Héloïse :

« Lorsqu’on nourrit les enfants dans leur premiere simplicité, d’où leur viendroient des vices dont ils n’ont pas vu d’exemple, des passions qu’ils n’ont nulle occasion de sentir, des préjugés que rien ne leur inspire ? Les défauts dont nous accusons la nature ne sont pas son ouvrage, mais le nôtre. Un propos vicieux est, dans la bouche d’un enfant, une herbe étrangere dont le vent apporte la graine. »

Dans la premiere de ces citations M. Rousseau croit que c’est à l’organisation que nous devons nos vices, nos passions, et par conséquent nos caracteres.

Dans la seconde, au contraire, il croit (et je le crois comme lui) qu’on naît sans vices, parcequ’on naît sans idées ; mais par la même raison on naît aussi sans vertus. Si le vice est étranger à la nature de l’homme, la vertu lui doit être pareillement étrangere. L’un et l’autre ne sont et ne peuvent être que des acquisitions (1). C’est pourquoi l’on est censé ne pouvoir pécher qu’à sept ans, parcequ’avant cet âge on n’a encore aucune idée précise du juste et de l’injuste, ni aucune connoissance de ses devoirs envers les hommes.

IIIe. Proposition.

M. Rousseau dit, p. 63, t. III de l’Émile, « que le sentiment de la justice est inné dans le cœur de l’homme ». Il répete, p. 107 du même volume, « qu’il est au fond des ames un principe inné de vertu et de justice. »

IVe. Proposition.

Il dit, p. 11, t. III de l’Émile : « La voix intérieure de la vertu ne se fait point entendre au pauvre (2) qui ne songe qu’à se nourrir ». Il ajoute, p. 161, t. IV, ibid. : « Le peuple a peu d’idées de ce qui est beau et honnête ». Et conclut, p. 112, t. III, ibid. « qu’avant l’âge de raison l’homme fait le bien et le mal sans le connoître. »

On voit que si, dans la troisieme de ces propositions, M. Rousseau croit l’idée de la vertu innée, il la croit acquise dans la quatrieme ; et il a raison. Ce n’est qu’une parfaite législation qui donneroit à tous les hommes une idée parfaite de la vertu, et qui les nécessiteroit à l’honnêteté.

Tous seroient justes, si le ciel eût, dès le berceau, gravé dans tous les cœurs les vrais principes de la législation. Il ne l’a point fait.

Le ciel a donc voulu que les hommes dussent à leur méditation l’excellence de leurs lois ; que la connoissance de ces lois fût une acquisition, et le produit du génie perfectionné par le temps et l’expérience. En effet, dirois-je à M. Rousseau, s’il étoit un sentiment inné de justice et de vertu, ce sentiment, comme celui de la douleur et du plaisir physique, seroit commun à tous les hommes, au pauvre comme au riche, au peuple comme au grand ; et l’homme distingueroit à tout âge le bien du mal (3).

Mais M. Rousseau dit, p. 109, t. III d’Émile : « Sans un principe inné de vertu, verroit-on l’homme juste et le citoyen honnête concourir, à son préjudice, au bien public » ? Personne, répondrai-je, n’a jamais concouru, à son préjudice, au bien public. Le héros citoyen qui risque sa vie pour se couronner de gloire, pour mériter l’estime publique, et pour affranchir sa patrie de la servitude, cede au sentiment qui lui est le plus agréable. Pourquoi ne trouveroit-il pas son bonheur dans l’exercice de la vertu, dans l’acquisition de l’estime publique et des plaisirs attachés à cette estime ? Par quelle raison enfin n’exposeroit-il pas sa vie pour la patrie, lorsque le matelot et le soldat, l’un sur mer et l’autre à la tranchée, l’exposent tous les jours pour un écu ? L’homme honnête qui semble concourir, à son préjudice, au bien public, n’obéit donc qu’au sentiment d’un intérêt noble. Pourquoi M. Rousseau nieroit-il ici que l’intérêt est le moteur unique et universel des hommes ? Il en convient en mille endroits de ses ouvrages. Il dit, p. 73, t. III de l’Émile : « Un homme a beau faire semblant de préférer mon intérêt au sien propre, de quelque démonstration qu’il colore ce mensonge, je suis très sûr qu’il en fait un ». P. 137, T. I, ibid. : « Je veux, quand mon éleve s’engage avec moi, qu’il ait toujours un intérêt présent et sensible à remplir son engagement, et que si jamais il y manque, ce mensonge attire sur lui des maux qu’il voie sortir de l’ordre des choses. »

Dans cette citation, si M. Rousseau se croit d’autant plus assuré de la promesse de son éleve que cet éleve a plus d’intérêt à la garder, pourquoi dire, t. I, p. 130 de l’Émile, « Celui qui ne tient que par son profit et son intérêt à sa parole, n’est guere plus lié que s’il n’avoit rien promis » ? Cet homme sans doute ne sera pas lié par sa parole, mais par son intérêt. Or ce lien en vaut bien un autre ; et M. Rousseau n’en doute point, puisqu’il veut que ce soit l’intérêt qui lie le disciple à sa promesse. L’on en est et l’on en sera toujours d’autant plus exact et fidele observateur de sa parole, qu’on aura plus d’intérêt à la tenir. Quiconque alors y manque est encore plus fou que mal-honnête.

J’avoue qu’il est rare de trouver des contradictions si palpables dans les principes du même ouvrage. La seule maniere d’expliquer ce phénomène moral, c’est de convenir que M. Rousseau s’est moins occupé dans son Émile de la vérité de ce qu’il dit que de la maniere de l’exprimer. Le résultat de ces contradictions, c’est que les idées de la justice et de la vertu sont réellement acquises.


(1) M. Rousseau, liv. IV, t. II de son Émile, après avoir dit un mot de l’origine des passions, ajoute : « Sur ce principe, il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes ». Mais, s’il est possible de diriger au bien ou au mal les passions des enfants, il est donc possible de changer leur caractere.

(2) « La voix intérieure de la vertu, dit M. Rousseau, ne se fait point entendre aux pauvres ». Cet auteur range apparemment les incrédules dans la classe des pauvres, lorsqu’il ajoute, page 207, tome III de l’Émile : « Un incrédule souhaite que tout l’univers soit dans la misere, pour s’épargner la moindre peine, et se procurer le moindre plaisir ». M. Rousseau est incrédule, et je ne l’accuse pas d’un pareil souhait. M. de Voltaire n’est pas un bigot, et c’est cependant lui qui prit en main la défense de l’innocente famille des Calas, qui leur ouvrit sa bourse, qui sacrifia en sollicitations un temps pour lui toujours si précieux, et qui protégea seul la veuve et les orphelins opprimés, lorsque l’église et les magistrats les abandonnoient. M. Rousseau n’auroit-il voulu dire autre chose sinon que l’incrédule s’aime de préférence aux autres ? Ce sentiment est commun au dévot comme à l’incrédule. Point de saint qui voulût être damné pour son voisin. Quand S. Paul a souhaité d’être anathême pour ses freres, ne s’est-il point exagéré la noblesse de ce sentiment, et ne lui falloit-il pas quinze jours de résidence en enfer pour s’assurer de sa vérité ?

(3) « Tant que la sensibilité de l’homme (Émile, liv. IV, tom. II) reste bornée à son individu, il n’y a rien de moral dans ses actions. Ce n’est que quand elle commence à s’étendre hors de lui qu’il prend d’abord ces sentiments, et ensuite ces notions du bien et du mal, qui le constituent véritablement homme ». Ce texte prouve l’ingénuité avec laquelle M. Rousseau se réfute lui-même.


  1. Je tire la plupart de mes citations de la lettre III, tome V de l’Héloïse. C’est un extrait de l’Émile, fait par l’auteur lui-même. Dans cette lettre il rassemble presque tous les principes de son grand ouvrage.