De l’Homme/Section 6/Chapitre 15

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SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 85-88).
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CHAPITRE XV.

Du moment où les richesses se retirent d’elles-mêmes d’un empire.

Il n’est point de pays où les richesses se fixent, et puissent à jamais se fixer. Semblables aux mers qui tour-à-tour inondent et découvrent différentes plages, les richesses, après avoir porté l’abondance et le luxe chez certaines nations, s’en retirent pour se répandre dans d’autres contrées (21). Elles s’accumulerent jadis à Tyr et à Sidon, passerent ensuite à Carthage, puis à Rome. Elles séjournent maintenant en Angleterre. S’y arrêteront-elles ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’un peuple enrichi par son commerce et son industrie appauvrit ses voisins, et les met à la longue hors d’état d’acheter ses marchandises ; c’est que, dans une nation riche, l’argent et les papiers représentatifs de l’argent se multipliant peu-à-peu, les denrées et la main-d’œuvre enchérissent[1]. C’est que, toutes choses d’ailleurs égales, la nation opulente ne pouvant fournir ses denrées et marchandises au prix d’une nation pauvre, l’argent de la premiere doit insensiblement passer aux mains de la seconde[2], qui, devenue opulente à son tour, se ruine de la même maniere (22).

Telle est peut-être la principale cause du flux et du reflux des richesses dans les empires. Or, les richesses, en se retirant d’un pays où elles ont séjourné, y déposent presque toujours la fange de la bassesse et du despotisme. Une nation riche qui s’appauvrit passe rapidement du dépérissement à sa destruction entiere. L’unique ressource qui lui reste seroit de reprendre des mœurs mâles, les seules convenables à sa pauvreté (23). Mais rien de plus rare que ce phénomene moral : l’histoire ne nous en offre point d’exemple. Une nation tombe-t-elle de la richesse dans l’indigence ? cette nation n’attend plus qu’un vainqueur et des fers. Il faudroit, pour l’arracher à ce malheur, qu’en elle l’amour de la gloire pût remplacer celui de l’argent. Des peuples anciennement policés et commerçants sont peu susceptibles de ce premier amour ; et toute loi qui refroidiroit en eux le desir des richesses hâteroit leur ruine.

Dans le corps politique, comme dans le corps humain, il faut une ame, un esprit, qui le vivifie et le mette en action.


(21) Supposons que la Grande-Bretagne attaque l’Inde, la dépouille de ses trésors, et les transporte à Londres ; les Anglais seront alors possesseurs d’immenses richesses. Qu’en feront-ils ? Ils épuiseront d’abord l’Angleterre de tout ce qui peut contribuer à leurs plaisirs ; ils tireront ensuite de l’étranger les vins exquis, les huiles, les cafés, enfin tout ce qui peut flatter leur goût ; et toutes les nations entreront en partage des trésors indiens. Je doute que des lois somptuaires puissent s’opposer à cette dispersion de leurs richesses. Ces lois, toujours faciles à éluder, donnent d’ailleurs trop d’atteinte au droit de propriété, le premier et le plus sacré des droits. Mais quel moyen de fixer les richesses dans un empire ? Je n’en connois aucun. Le flux et reflux de l’argent sont dans le moral l’effet des causes aussi constantes, aussi nécessaires et aussi puissantes, que le sont dans le physique le flux et reflux des mers.

(22) Rien de plus facile à tracer que les divers degrés par lesquels une nation passe de la pauvreté à la richesse, de la richesse à l’inégal partage de cette richesse, de cet inégal partage au despotisme, et du despotisme à sa ruine. Un homme pauvre s’applique-t-il au commerce, s’adonne-t-il à l’agriculture, fait-il fortune ? il a des imitateurs. Ces imitateurs se sont-ils enrichis ? leur nombre se multiplie, et la nation entiere se trouve insensiblement animée de l’esprit de travail et de gain. Alors son industrie s’éveille, son commerce s’étend ; elle croît chaque jour en richesse et en puissance. Mais si sa richesse et sa puissance se réunissent insensiblement dans un petit nombre de mains, alors le goût du luxe et des superfluités s’emparera des grands ; parceque, si l’on en excepte quelques avares, l’on n’acquiert que pour dépenser. L’amour des superfluités irritera dans ces grands la soif de l’or et le desir du pouvoir : ils voudront commander en despotes à leurs concitoyens. Ils tenteront tout à cet effet ; et c’est alors qu’à la suite des richesses le pouvoir arbitraire, s’introduisant peu-à-peu chez un peuple, en corrompra les mœurs, et l’avilira.

Lorsqu’une nation commerçante atteint la période de sa grandeur, le même desir du gain qui fit d’abord sa force et sa puissance devient ainsi la cause de sa ruine. Le principe de vie qui, se développant dans un chêne majestueux, éleve sa tige, étend ses branches, grossit son tronc, et le fait régner sur les forêts, est le principe de son dépérissement. Mais, en suspendant dans les peuples le développement trop rapide du desir de l’or, ne pourroit-on prolonger la durée des empires ? On n’y parviendroit, répondrai-je, qu’en affoiblissant dans les citoyens l’amour des richesses. Or, qui peut assurer qu’alors les citoyens ne tombassent point dans cette paresse espagnole, la plus incurable des maladies politiques ?

(23) Les vertus de la pauvreté sont dans une nation l’audace, la fierté, la bonne foi, la constance, enfin une sorte de férocité noble. Elles sont, chez des peuples nouveaux, l’effet de l’espece d’égalité qui regne d’abord entre tous les citoyens. Mais ces vertus séjournent-elles long-temps dans un empire ? Non ; elles y vieillissent rarement, et la seule multiplication des habitants suffit souvent pour les en bannir.


  1. On sait quelle augmentation subite apporta dans le prix des denrées le transport de l’or américain en Europe.
  2. La main-d’œuvre devenue très chere chez une nation riche, cette nation tire plus de l’étranger qu’elle ne lui porte ; elle doit donc s’appauvrir en plus ou moins de temps.