De l’Homme/Section 6/Chapitre 16

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SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 88-91).
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CHAPITRE XVI.

Des divers principes d’activité des nations.

Parmi les hommes, en est-il sans desirs ? Presque aucun. Parmi ces desirs, il en est deux qui leur sont communs : le premier est celui du bonheur ; le second, celui de la puissance nécessaire pour se le procurer. Ai-je un goût ? je veux pouvoir le satisfaire. Le desir du pouvoir, comme je l’ai prouvé, est donc nécessairement commun à tous. Par quel moyen acquiert-on du pouvoir sur ses concitoyens ? Par la crainte dont on les frappe, ou par l’amour qu’on leur inspire, c’est-à-dire par les biens et les maux qu’on leur peut faire ; et de là la considération conçue pour le fort, ou méchant, ou vertueux.

Mais, dans un pays libre où l’argent n’a point cours, quel avantage cette considération procure-t-elle au héros qui, par exemple, contribue le plus au gain d’une bataille ? Elle lui donne le choix sur les dépouilles ennemies : elle lui assigne pour récompense la plus belle esclave, le meilleur cheval, le plus riche tapis, le plus beau char, la plus belle armure (24). Dans une nation libre, la considération et l’estime publique est un pouvoir[1], et le desir de cette estime y devient en conséquence un principe puissant d’activité. Mais ce principe moteur est-il celui d’un peuple soumis au despotisme, d’un peuple où l’argent a cours, où le public est sans puissance, où son estime n’est représentative d’aucune espece de plaisir et de pouvoir ? Dans ce pays, les deux seuls objets du desir des citoyens sont, l’un, la faveur du despote, et l’autre, de grandes richesses, à la possession desquelles chacun peut aspirer.

Leur source, dira-t-on, est souvent infecte. L’amour de l’argent est destructif de l’amour de la patrie, des talents, et de la vertu (25). Je le sais : mais comment imaginer qu’on puisse mépriser l’argent qui soulagera l’homme dans ses besoins, qui le soustraira à des peines, et lui procurera des plaisirs ? Il est des pays où l’amour de l’argent devient le principe de l’activité nationale, où cet amour, par conséquent, est salutaire. Le plus vicieux des gouvernements est un gouvernement sans principe moteur (26). Un peuple sans objet de desirs est sans action : il est le mépris de ses voisins. Cependant leur estime importe plus qu’on ne pense à sa prospérité (27).

En tout empire où l’argent a cours, où le mérite ne conduit ni aux honneurs ni au pouvoir, que le magistrat se garde bien d’affoiblir ou d’éteindre dans les citoyens le desir de l’argent et du luxe. Il étoufferoit en eux tout principe de mouvement et d’action.

(24) Point de talents et de vertus que ne crée dans un peuple l’espoir des honneurs décernés par l’estime et la reconnoissance publique. Rien que n’entreprenne le desir des les mériter et de les obtenir. Les honneurs sont une monnoie qui hausse et baisse selon le plus ou le moins de justice avec laquelle on la distribue. L’intérêt public exigeroit qu’on lui conservât la même valeur, et qu’on la dispensât avec autant d’équité que d’économie. Tout peuple sage doit payer en honneurs les services qu’on lui rend. Veut-il les acquitter en argent ? il épuise bientôt son trésor ; et, dans l’impuissance alors de récompenser le talent et la vertu, l’un et l’autre sont étouffés dans leur germe.

(25) L’argent est-il devenu l’unique principe d’activité dans une nation ? c’est un mal. Je n’y connois plus de remede. Les récompenses en nature seroient sans doute plus favorables à la production des hommes vertueux ; mais, pour les proposer, que de changements à faire dans les gouvernements de la plupart des états de l’Europe !

(26) À quelle cause attribuer l’extrême puissance de l’Angleterre ? Au mouvement, au jeu de toutes les passions contraires. Le parti de l’opposition, excité par l’ambition, la vengeance, ou l’amour de la patrie, y protege le peuple contre la tyrannie. Le parti de la cour, animé du desir des places, de la faveur, ou de l’argent, y soutient le ministere contre les attaques quelquefois injustes de l’opposition. L’avarice et la cupidité toujours inquietes des commerçants y réveillent à chaque instant l’industrie de l’artisan. Les richesses de presque tout l’univers sont par cette industrie transportées en Angleterre. Mais, dans une nation aussi riche, aussi puissante, comment se flatter que les divers partis se conserveront toujours dans cet équilibre de force qui maintenant assure sont repos et sa grandeur ?

(27) C’est l’esprit de juiverie d’une métropole qui souvent porte le feu de la révolte dans ses colonies. En traite-t-elle les colons en negres ? ce traitement les irrite. S’ils sont nombreux ils lui résistent, et s’en séparent enfin, comme le fruit mûr se détache de sa branche. Pour s’assurer l’amour et la soumission de ses colonies une nation doit être juste. Elle doit souvent se rappeler qu’elle ne transporte dans des terres étrangeres qu’un superflu de citoyens qui lui eût été à charge ; qu’elle n’est par conséquent en droit d’exiger d’eux que des secours en temps de guerre, et la signature d’un traité fédératif, auquel se soumettront toujours les colonies lorsque la métropole ne voudra pas s’approprier tout le profit de leurs travaux.


  1. Cette estime est réellement un pouvoir que les anciens désignoient par le mot auctoritas.