De l’Homme/Section 7/Chapitre 2

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SECTION VII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 133-140).
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CHAPITRE II.

De l’esprit religieux, destructif de l’esprit législatif.

L’obéissance aux lois est le fondement de toute législation ; l’obéissance au prêtre est le fondement de presque toute religion.

Si l’intérêt du prêtre pouvoit se confondre avec l’intérêt national, les religions deviendroient les confirmatrices de toute loi sage et humaine. C’est tout le contraire. L’intérêt du corps ecclésiastique fut par-tout isolé et distinct de l’intérêt public. Le gouvernement sacerdotal a, depuis celui des Juifs jusqu’à celui du pape, toujours avili la nation chez laquelle il s’est établi. Par-tout le clergé voulut être indépendant du magistrat ; et, dans presque toutes les nations, il y eut en conséquence deux autorités suprêmes, et destructives l’une de l’autre.

Un corps oisif est ambitieux : il veut être riche et puissant, et ne peut le devenir qu’en dépouillant les magistrats de leur autorité[1], et les peuples de leurs biens. Les prêtres, pour se les approprier, fonderent la religion sur une révélation, et s’en déclarerent les interpretes. C’est en eux, ce n’est point en Dieu, que l’on croit. Ils peuvent en son nom ordonner la violation de toute loi contraire à leurs intérêts, et la destruction de toute autorité rebelle à leurs décisions.

L’esprit religieux, par cette raison, fut toujours incompatible avec l’esprit législatif, et le prêtre toujours l’ennemi du magistrat. Le premier institua les lois canoniques ; le second, les lois politiques. L’esprit de domination et de mensonge présida à la confection des premieres : elles furent funestes à l’univers. L’esprit de justice et de vérité présida plus ou moins à la confection des secondes : elles furent en conséquence plus ou moins avantageuses aux nations.

Si la justice et la vérité sont sœurs, il n’est de lois réellement utiles que les lois fondées sur une connoissance profonde de la nature et des vrais intérêts de l’homme. Toute loi qui pour base a le mensonge(9) ou quelque fausse révélation est toujours nuisible. Ce n’est point sur un tel fondement que l’homme éclairé édifiera les principes de l’équidé. Si le Turc permet de tirer de son Koran les principes du juste et de l’injuste, et ne souffra pas qu’on els tire du Veddam, c’est que, sans préjugés à l’égard de ce dernier livre, il craindroit de donner à la justice et à la vertu un fondement ruineux. Il ne veut pas en confirmer les préceptes par de fausses révélations(10).

Le mal que font les religions est réel, et le bien imaginaire. De quelle utilité, en effet, peuvent-elles être ? Leurs préceptes sont ou contraires ou conformes à la loi naturelle, c’est-à-dire à celle que la raison perfectionnée dicte aux sociétés pour leur plus grand bonheur. Dans le premier cas, il faut rejeter les préceptes de cette religion comme contraires au bien public ; dans le second, il faut les admettre : mais alors que sert une religion qui n’enseigne rien que l’esprit et le bon sens n’enseignent sans elle ?

Du moins, dira-t-on, les préceptes de la raison, consacrées par une révélation, en paroissent plus respectables. Oui, dans un premier moment de ferveur. Alors des maximes crues vraies parcequ’on les croit révélées agissent plus fortement sur les imaginations. Mais cet enthousiasme est bientôt dissipé.

De tous les préceptes, ceux dont la vérité est démontrée sont les seuls qui commandent constamment aux esprits. Une révélation, par cela même qu’elle est incertaines et contestée, loin de fortifier la démonstration d’un principe morale, doit à la longue en obscurcir l’évidence(11). L’erreur et la vérité sont deux être hétérogenes ; ils ne s’allient jamais ensemble. Tous les hommes, d’ailleurs, ne sont pas mus par la religion : tous n’ont pas la foi ; mais tous sont animés du desir du bonheur, et le saisiront par-tout où la loi le leur présentera.

Des principes respectés parcequ’ils sont révélés(12) sont toujours les moins fixes. Journellement interprétés par le prêtre, ils sont aussi variables que ses intérêts. Toute nation, par exemple, desire que le prince soit éclairé ; le sacerdoce desire, au contraire, que le prince soit abruti. Que d’art n’emploie-t-il pas !

On connoît cette anecdote. Il s’agissoit dans un royaume de savoir quels seroient les livres dont on permettroit la lecture au jeune prince. On assemble le conseil à ce sujet ; le confesseur du jeune prince y préside. On propose d’abord les Décades de Tite-Live commentées par Machiavel, l’Esprit des lois, Montaigne, Voltaire, etc. Ces ouvrages successivement rejetés, le confesseur, jésuite, se leve enfin, et dit : « J’ai vu l’autre jour sur la table du prince le Catéchisme, et le Cuisinier français ; point de lecture pour lui moins dangereuse. »

Du temps du czar Pierre, Sévach-Hussein, sophi de Perse, persuadé par les visirs, par les prêtres, et par sa paresse, que sa dignité ne lui permettoit pas de s’occuper des affaires publique, s’en décharge sur ses favoris. Peu d’années après, ce sophi est détrôné.


(9) La vertu est si précieuse, et sa pratique si liées à l’avantage national, que, si la vertu n’étoit qu’une erreur, il lui faudroit sans doute sacrifier jusqu’à la vérité. Mais pourquoi ce sacrifice ? et pourquoi le mensonge seroit-il pere de la vertu ? Par-tout où l’intérêt particulier se confond avec l’intérêt public, la vertu devient dans chaque individu l’effet nécessaire de l’amour de soi et de l’intérêt personnel.

Tous les vices d’une nation se rapportent toujours à quelques vices de sa législation. Pourquoi si peu d’hommes honnêtes ? C’est que l’infortune poursuit presque par-tout la probité. Qu’au contraire les honneurs et la considération en soient les compagnes, tous les hommes seront vertueux. Mais il est des crimes secrets auxquels la religion seule peut s’opposer. Le vol d’un dépôt confié en est un exemple. Mais l’expérience prouve-t-elle que ce dépôt soit plus sûrement confié au prêtre qu’à Ninon de l’Enclos ?

(10) Si tous les hommes sont esclaves nés de la superstition, pourquoi, dira-t-on, ne pas profiter de leur foiblesse pour les rendre heureux et leur faire honorer les lois ? Est-ce le superstitieux qui les respecte ? C’est, au contraire, lui qui les viole. La superstition est une source empoisonnée d’où sont sortis tous les malheurs et les calamités de la terre.

(11) C’est toujours à sa raison que l’homme honnête obéira de préférence à la révélation. Il est, dira-t-il, plus certain que Dieu est l’auteur de la raison humaine, c’est-à-dire de la faculté que l’homme a de discerner le vrai du faux, qu’il n’est certain que ce même Dieu soit l’auteur d’un tel livre. Il est plus criminel aux yeux du sage de nier sa propre raison, que de nier quelque révélation que ce soit.

(12) Le systême religieux rompt toute proportion entre les récompenses décernées aux actions des hommes, et l’utilité dont ces actions sont au public. Par quelle raison, en effet, le soldat est-il moins respecté que le moine ? Pourquoi donne-t-on au religieux qui fait vœu de pauvreté douze ou quinze mille livres de rente pour écouter une fois par an les péchés ou les sottises d’un grand, lorsqu’on refuse six cents livres à l’officier blessé sur la breche ?


    haine de l’autorité spirituelle pour la temporelle. Si le sacerdoce paroît quelquefois la respecter dans les rois, c’est lorsqu’ils lui sont soumis, et que par eux il commande aux lois.

  1. Lors de la destruction projetée des parlements en France, quelle joie indécente les prêtres de Paris ne firent-ils pas éclater ! Que les magistrats de toutes les nations reconnoissent à cette joie la