De l’Homme/Section 7/Chapitre 3

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SECTION VII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 140-143).
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CHAPITRE III.

Quelle espece de religion seroit utile.

Le principe le plus fécond en calamités publiques est l’ignorance(13). C’est de la perfection des lois que dépendent les vertus des citoyens, et des progrès de la raison humaine que dépend la perfection des lois(14). Pour être honnête, il faut être éclairé(15). Toute religion qui dans les hommes honore la pauvreté d’esprit est une religion dangereuse. La pieuse stupidité des papistes ne les rend pas meilleurs. Quelle armée dévaste le moins les contrées qu’elle traverse ? est-ce l’armée dévote, l’armée des croisés ? Non ; c’est la mieux disciplinée. Si la discipline, si la crainte du général, réprime la licence des troupes, et contient dans le devoir des soldats jeunes, ardents, et journellement accoutumés à braver la mort dans les combats, que ne peut la crainte des lois sur les timides habitants des villes !

Ce ne sont point les anathêmes de la religion, c’est l’épée de la justice, qui, dans les cités, désarme l’assassin ; c’est le bourreau qui retient le bras du meurtrier. La crainte du supplice peut tout dans les camps(16) ; elle peut tout aussi dans les villes. Elle rend dans les uns l’armée obéissante et brave, et dans les autres les citoyens justes et vertueux. En est-il ainsi des religions ? Le papisme commande la tempérance : cependant quelles sont les années où l’on voit le moins d’ivrognes ? Sont-ce celles où l’on débite le plus de sermons ? Non ; mais celles où l’on recueille le moins de vin. Le catholicisme défendit en tout temps le vol, la rapine, le viol, le meurtre, etc. ; et dans les siecles les plus dévots, dans le neuvieme, le dixieme, et le onzieme, l’Europe n’étoit peuplée que de brigands. Quelle cause de tant de violences et de tant d’injustices ? La trop foible digue que les lois opposoient alors aux forfaits. Une amende plus ou moins considérable étoit le seul châtiment des grands crimes. On payoit tant pour le meurtre d’un chevalier, d’un baron, d’un comte, d’un légat ; enfin, jusqu’à l’assassinat d’un prince, tout étoit tarifé[1].

Le duel fut long-temps à la mode en Europe, et sur-tout en France. La religion le défendoit, et l’on se battoit tous les jours[2]. Le luxe a depuis amolli les mœurs françaises, la peine de mort est portée contre les duellistes, ils sont du moins presque tous forcés de s’expatrier : il est peu de duels. Qui fait maintenant la sûreté de Paris ? Ce n’est pas la dévotion de ses habitants, mais l’exactitude et la vigilance de sa police(17). Les Parisiens du siecle passé étoient plus dévots et plus voleurs.

Les vertus sont donc l’œuvre des lois[3], et non de la religion.

(13) Presque toute religion défend aux hommes l’usage de leur raison, les rend à-la-fois brutes, malheureux et cruels. Cette vérité est assez plaisamment mise en action dans une piece anglaise intitulée la Reine du Bon-sens. Les favoris de la reine sont, dans cette piece, la Jurisprudence, sous le nom de Law ; la Médecine, sous le nom de Physick ; un prêtre du Soleil, sous le nom de Firebrand, ou Boutefeu. Ces favoris, las d’un gouvernement contraire à leurs intérêts, conspirent, appellent l’Ignorance à leur secours. Elle débarque dans l’île du Bon-sens, à la tête d’une troupe de bateleurs, de ménétriers, de singes, etc. Elle est suivie d’un gros d’Italiens et de Français. La reine du Bon-sens marche à sa rencontre ; Firebrand l’arrête. « Ô reine, lui dit-il, ton trône est ébranlé ; les dieux s’arment contre toi : leur colere est l’effet funeste de ta protection accordée aux incrédules. C’est par ma bouche que le Soleil te parle ; tremble. Remets-moi ces impies, que je les livre aux flammes, ou le ciel consommera sur toi sa vengeance. Je suis prêtre ; je suis infaillible : je commande ; obéis, si tu ne crains que je maudisse le jour de ta naissance comme un jour fatal à la religion ». La reine, sans écouter, fait sonner la charge ; elle est abandonnée de son armée ; elle se retire dans un bois ; Firebrand l’y suit, et l’y poignarde. « Mon intérêt et ma religion demandoient, dit-il, cette grande victime. Mais m’en déclarerai-je l’assassin ? Non. L’intérêt qui m’ordonna ce parricide veut que je le taise. Je pleurerai en public mon ennemie ; je célébrerai ses vertus ». Il dit : on entend un bruit de guerre ; l’Ignorance paroît, fait enlever le corps du Bon-sens, le dépose dans un tombeau. Une voix en sort, et prononce ces mots prophétiques : « Que l’ombre du Bon-sens erre à jamais sur la terre ; que ses gémissements soient l’éternel effroi de l’armée de l’Ignorance ; que cette ombre soit uniquement visible aux gens éclairés ; et qu’ils soient en conséquence toujours traités de visionnaires. »

(14) Les lois sont les fanaux dont la lumiere éclaire le peuple dans le chemin de la vertu. Que faut-il pour rendre les lois respectables ? Qu’elles tendent évidemment au bien public, et soient long-temps examinées avant d’être promulguées. Les lois des douze tables furent chez les Romains un an entier exposées à la censure publique. C’est par une telle conduite que des magistrats prouvent le desir sincere qu’ils ont d’établir de bonnes lois. Tout tribunal qui, sur la requisition d’un homme en place, enregistreroit légèrement une peine de mort contre le citoyens, rendroit la législation odieuse, et la magistrature méprisable.

(15) Quatre choses, disent les Juifs, doivent détruire le monde, l’une desquelles est un homme religieux et fou.

(16) Tout homme craint la douleur et la mort. Le soldat même obéit à cette crainte ; elle le discipline. Qui ne redouteroit rien ne feroit rien contre sa volonté. C’est en qualité de poltronnes que les troupes sont braves.

(17) Si la police, nécessaire pour réprimer le crime, est trop coûteuse, elle est à charge aux citoyens ; elle devient une calamité publique. Si la police est trop inquisitive, elle corrompt les mœurs, elle étend l’esprit d’espionnage, elle devient une calamité publique. Il ne faut pas que la police serve la vengeance du fort contre le foible, et qu’elle emprisonne le citoyen sans faire juridiquement son procès. Elle doit, de plus, se surveiller sans cesse elle-même. Sans la plus extrême vigilance, ses commis, devenus des malfaiteurs autorités, sont d’autant plus dangereux, que leurs crimes nombreux et cachés restent inconnus comme impunis.


  1. Voyez M. Hume, vol. I de son Histoire d’Angleterre.
  2. Tout crime non puni par la loi est une crime journellement commis.
  3. On donne une fête publique : est-elle mal ordonnée ? il s’y fait beaucoup de vols ; est-elle bien ordonnées ? il ne s’y en commet aucun. Dans ces deux cas, ce