De l’Homme/Section 9/Chapitre 22

La bibliothèque libre.
SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 13-14).


CHAPITRE XXII.

Un intérêt secret cacha toujours aux parlements la conformité de la morale des jésuites et du papisme.

Les parlements ont à-la-fois condamné la morale des jésuites, et respecté celle du papisme : cependant la conformité de ces deux morales est sensible. La protection accordée aux jésuites, et par le pape, et par la plupart des évêques catholiques (17), rend cette conformité frappante. On sait que l’église papiste approuva toujours dans les ouvrages de ces religieux des maximes aussi favorables aux prétentions de Rome, que défavorables à celles de tout gouvernement ; que le clergé à cet égard fut leur complice. La morale des jésuites est néanmoins la seule condamnée. Les parlements se taisent sur celle de l’église : pourquoi ? c’est qu’ils craignent de se compromettre avec un coupable trop puissant.

Ils sentent confusément que leur crédit n’est point proportionné à cette entreprise ; qu’à peine il a suffi pour contrebalancer celui des jésuites. Leur intérêt en conséquence les avertit de ne pas tenter davantage, et leur ordonne d’honorer le crime dans le coupable qu’ils ne peuvent punir.

(17) Si la morale des jésuites eût été l’œuvre d’un laïque, elle eût été condamnée aussitôt qu’imprimée.

Ce n’est pas la chose, c’est l’auteur que le clergé juge. Il eut toujours deux poids et deux mesures. S. Thomas en est un exemple. Machiavel, dans son Prince, n’avança jamais les propositions que ce saint enseigne dans son Commentaire sur la cinquieme des politiques, texte 11. Voyez ses propres mots :

Ad salvationem tyrannidis excellentes potentia vel divitiis interficere ; quia tales, per potentiam quam habent, possunt insurgere contra tyrannum. Iterum expedit interficere sapientes ; tales enim, per sapientiam eorum, possunt invenire vias as expellendam tyrannidem. Nec scholas, nec alias congregationes per quas contingit vacara circa sapientiam permittendum est ; sapientes enim ad magna inclinantur, et ideo magnanimi sunt, et tales de facili insurgunt. Ad salvandam tyrannidem oportet quod tyrannus procuret ut subditi imponant sibi invicem crimina, et turbent seipsos, ut amicus amicum, et populus contra divites, et divites inter se dissentiant ; sic enim minus poterunt insurgere propter eorum divisionem. Oportet etiam subditos facere pauperes ; sic enim minus poterunt insurgere contra tyrannum. Procreanda sunt vectigalia, hoc est exactiones multæ, magnæ ; sic enim cito poterunt depauperari subditi. Tyrannus debet procurare bella inter subditos, vel etiam extraneos, ita ut non possint vacare ad aliquid tractandum contra tyrannum. Regnum salvatur per amicos ; tyrannus autem ad salvandam tyrannidem non debet confidere amicis.

Texte 12 il ajoute :

Expedit tyrannus, ad salvandam tyrannidem, quod non appareat subditis sœvus seu crudelis : nam si appareat sœvus, reddit se odiosum ; ex hoc autem facilius insurgunt in eum : sed debet se reddere reverendum propter excellentiam alicujus boni excellentis, reverentia enim debetur bono excellenti ; et si non habeat bonum illud excellens, debet simulare se habere illud. Tyrannus debet se reddere talem ut videatur subditis ipsum excellere in aliquo bono excellenti un quo ipsi deficiunt, ex quo eum reverentur. Si non habeat virtutes secundum veritatem, faciat ut opinentur habere eas.

Voici la traduction de ce passage par Naudé :

« Pour maintenir la tyrannie il faut faire mourir les plus puissants et les plus riches, parceque de telles gens se peuvent soulever contre le tyran par le moyen de l’autorité qu’ils ont. Il est aussi nécessaire de se défaire des grands esprits et des hommes savants, parcequ’ils peuvent trouver par leur science les moyen de ruiner la tyrannie. Il ne faut pas même qu’il y ait des écoles ni autres congrégations par le moyen desquelles on puisse apprendre les sciences ; car les savants ont de l’inclination pour les choses grandes, et sont par conséquent courageux et magnanimes ; et de tels homme se soulevent facilement contre les tyrans. Pour maintenir la tyrannie, il faut que les tyrans fassent en sorte que leurs sujets s’accusent les uns les autres, et se troublent eux-mêmes ; que l’ami persécute l’ami, et qu’il y ait de la dissension entre le même peuple et les riches, et de la discorde entre les opulents ; car en le faisant ils auront moins de moyens de se soulever, à cause de leurs divisions. Il faut aussi rendre pauvres les sujets, afin qu’il leur soit d’autant plus difficile de se soulever contre le tyran. Il faut établir des subsides, c’est-à-dire de grandes exactions, et en grand nombre ; car c’est le moyen de rendre bientôt pauvres les sujets. Le tyran doit aussi susciter des guerres parmi ses sujets, et même parmi les étrangers, afin qu’ils ne puissent négocier aucune chose contre lui. Les royaumes se maintiennent par le moyen des amis ; mais un tyran ne se doit fier à personne pour se conserver en la tyrannie.

« Il ne faut pas qu’un tyran, pour se maintenir dans la tyrannie, paroisse à ses sujets être cruel ; car, s’il leur paroît tel, il se rend odieux ; ce qui les peut faire plus facilement soulever contre lui : mais il doit se rendre vénérable par l’excellence de quelque éminente vertu, car on doit toute sorte de respect à la vertu ; et s’il n’a pas cette qualité excellente, il doit faire semblant qu’il la possede. Le tyran se doit rendre tel qu’il semble à se sujets qu’il possede quelque éminente vertu qui leur manque, et pour laquelle ils lui portent respect. S’il n’a point de vertus, qu’il fasse en sorte qu’ils croient qu’il en ait. »

Telles sont sur ce sujet les idées de S. Thomas. Je remarquerai avec Naudé que voilà des préceptes bien étranges dans la bouche d’un saint. Machiavel, dans son Prince, n’est que le commentateur de S. Thomas.