De l’Homme/Section 9/Chapitre 23

La bibliothèque libre.
SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 15-16).


CHAPITRE XXIII.

L’intérêt fait nier journellement cette maxime : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrois pas qu’on te fît. »

Le prêtre catholique, persécuté par le calviniste ou le musulman, dénonce la persécution comme une infraction à la loi naturelle : ce même prêtre est-il persécuteur ? la persécution lui paroît légitime ; c’est en lui l’effet d’un saint zele, et de son amour pour le prochain. Ainsi la même action devient injuste ou légitime, selon que ce prêtre est ou bourreau ou patient.

Lit-on l’histoire des différentes sectes religieuses et chrétiennes ? tant qu’elles sont foibles, elles veulent qu’on n’emploie dans les disputes théologiques d’autres armes que celles du raisonnement (18) et de la persuasion.

Ces sectes deviennent-elles puissantes ? de persécutées, comme je l’ai déja dit, elles deviennent persécutrices. Calvin brûle Servet : le jésuite poursuit le janséniste : et le janséniste voudroit faire brûler le déiste. Dans quel labyrinthe d’erreurs et de contradictions l’intérêt ne nous égare-t-il pas ! il obscurcit en nous jusqu’à l’évidence.

Que nous présente en effet le théâtre de ce monde ? rien que les jeux divers et perpétuels de cet intérêt (19). Plus on médite ce principe, plus on y découvre d’étendue et de fécondité : c’est une carriere inépuisable d’idées fines et grandes.

(18) Les moines disputent encore, ils ne raisonnent plus. Combat-on leurs opinions ? leur fait-on des objections ? n’y peuvent-ils répondre ? ils assurent qu’elles sont depuis long-temps résolues ; et, dans ce cas, cette réponse est réellement la plus adroite.

(19) Si l’espoir de la récompense peut seul exciter l’homme à la recherche de la vérité, l’indifférence pour elle suppose une grande disproportion entre les récompenses attachées à sa découverte et les peines qu’exige sa recherche. Pourquoi les puissants font-ils rarement usage des vérités découvertes par le philosophe ? C’est qu’ils s’intéressent rarement au bien public. Mais, supposé qu’il protégeassent la vérité, qu’arriveroit-il ? Qu’elle se propageroit avec une rapidité incroyable. Il n’en est pas ainsi de l’erreur. Est-elle favorisée du puissant ? elle est généralement mais non universellement adoptée. Il reste toujours à la vérité des partisans secrets. Ce sont, pour ainsi dire, autant de conjurés, toujours prêts dans l’occasion à se déclarer pour elle. Un mot du souverain suffit pour détruire une erreur. Quant à la vérité, son germe est indestructible. Il est sans doute stérile si le puissant ne le féconde ; mais il subsiste : et, si ce germe doit son développement au pouvoir, il doit son existence à la philosophie.