De l’Homme/Section 9/Chapitre 30

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SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 12 (p. 36-42).


CHAPITRE XXX.

Les prétentions de l’église prouvées par le fait.

Les mêmes droits, dit l’église, que mon infaillibilité me donne sur les rois, une possession immémoriale me les confirme. Les princes furent toujours mes esclaves, et j’ai toujours versé le sang humain. En vain l’impie a cité contre moi ce passage : « Rendez à César ce qui est dû à César ». Si César est hérétique, que lui doit l’église ? la mort[1].

Les princes catholiques ont-ils pu même jusqu’à présent poser les bornes précises des deux autorités ?

L’Europe nie maintenant l’infaillibilité de l’église ; mais elle n’en doutoit point lorsque le clergé transportoit aux Espagnols la couronne de Montézume, qu’il armoit l’occident contre l’orient, qu’il ordonnoit à ses saints de prêcher des croisages, et disposoit enfin à son gré des couronnes de l’Asie. Ce que l’église put en Asie elle le peut en Europe. Quels sont d’ailleurs les droits réclamés par le clergé ? ceux dont on joui les prêtres de toutes les religions.

Lors du paganisme, les dons les plus magnifiques n’étoient-ils pas portés en Suede au fameux temple d’Upsal ? les plus riches offrandes, dit M. Mallet, n’y étoient-elles point, dans les temps de calamités publiques ou particulieres, prodiguées aux druides ? Or, du moment où le prêtre catholique eut succédé aux richesses et au pouvoir de ces druides, il eut comme eux part à toutes les révolutions de la Suede. Que de séditions excitées par les archevêques d’Upsal ! que de changements faits par eux dans la forme du gouvernement ! Le trône alors n’étoit point un abri contre la puissance de ces redoutables prélats.

En Allemagne, elle voulut que les empereurs, pieds et têtes nus, vinssent devant le pape reconnoître en elle la même autorité.

En France, elle ordonna que les rois, dépouillés de leurs habits par les ministres de la religion, seroient attachés aux autels, y seroient frappés de verges, et qu’ils expieroient dans ce supplice les crimes dont l’église les déclaroit coupables.

En Portugal, on a vu l’inquisition déterrer le cadavre du roi don Juan IV[2] pour l’absoudre d’une excommunication qu’il n’avoit pas encourue.

Lors des différends de Paul V avec la république de Venise, l’église anathématisa le savant dont la plume vengeoit la république : elle fit plus, elle assassina Fra-Paolo, et nul ne lui en contesta le droit[3] : l’Europe sut l’action, et garda un silence respectueux.

Lorsque Rome frappa pareillement de l’anathême le seigneur de Milan[4], lorsqu’elle le déclara hérétique, et publia des croisades contre les Malateste, les Ordolafée et les Manfrédi[5], les puissances de l’Europe se turent, et leur silence fut la reconnoisance tacite du droit aujourd’hui réclamé par l’église, droit exercé par elle en tous les temps, et fondé sur la base inébranlable de son infaillibilité (25).

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet, et me contenterai d’observer que s’il est vrai, comme je l’ai dit ci-dessus, que tout homme, ou du moins tout corps, soit ambitieux ;

Que l’ambition soit en lui vertu ou vice, selon les moyens divers par lesquels il la satisfait ;

Que ceux employés par l’église soient toujours destructifs du bonheur des nations ;

Que sa grandeur, fondée sur l’intolérance, doive appauvrir les peuples, avilir les magistrats, exposer la vie des souverains ; et qu’enfin jamais l’intérêt du sacerdoce ne puisse se confondre avec l’intérêt public ;

On doit conclure que la religion, non cette religion douce et tolérante établie par Jésus-Christ, mais celle du prêtre, celle au nom de laquelle il se déclare vengeur de la Divinité, et prétend au droit de brûler et de persécuter les hommes, est une religion de discorde et de sang, une religion régicide, et sur laquelle un clergé ambitieux pourra toujours établir les droits horribles dont il a si souvent fait usage. Mais que peuvent les rois contre l’ambition de l’église ?

(25) L’église de France refuse maintenant au pape le droit de disposer des couronnes ; mais le refus de cette église est-il sincere ? est-il l’effet de sa conviction ? C’est à sa conduite passée à nous en instruire. Quel respect le clergé peut-il avoir pour une loi humaine, lui qui croit, en qualité d’interprete de la loi divine, pouvoir la changer et la modifier à son gré ? Quiconque s’est créé le droit d’interpréter une loi finit toujours par la faire. L’église, en conséquence, s’est faite Dieu. Aussi rien de moins ressemblant que la religion de Jésus et la religion actuelle des papistes.

Quelle surprise pour les apôtres si, rendus au monde, ils lisoient un catéchisme qu’ils n’ont point fait ; s’ils apprenoient que naguere l’église interdisoit aux laïques la lecture même des écritures saintes, sous le vain prétexte qu’elles étoient scandaleuses pour les foibles !

(26) Les gouvernements sont juges des actions, et non des opinions. Que j’avance une erreur grossiere, j’en suis puni par le ridicule et le mépris ; mais qu’en conséquence d’une opinion erronée j’attente à la liberté de mes semblables, c’est alors que je deviens criminel.

Que, dévot adorateur de Vénus, je brûle le temple de Sérapis, le magistrat doit me punir, non comme hérétique, mais comme perturbateur du repos public, comme un homme injuste, et qui,


  1. Au siecle de Henri III et de Henri IV, des Clément et des Ravaillac, telle étoit la maniere dont les sorbonniste interprétoient ce passage.
  2. Le crime de ce don Juan fut la défense faite aux inquisiteurs de s’approprier les biens de leurs victimes. Cette défense n’étoit pas même contraire à la nouvelle bulle qu’à l’insu du prince les dominicains avoient obtenue du pape.
  3. Fra-Paolo, percé d’un coup de poignard en disant la messe, tombe, et prononce ces mots célebres : Agnosco stylum romanum.
  4. Le seul crime dont le pape accusoit Visconti, c’étoit, en qualité de vassal de l’empire, d’avoir pris avec trop de zele le parti de l’empereur Louis de Baviere. Ce zele fut déclaré hérétique.
  5. Le crime de Malateste fut d’avoir surpris Rimini. Celui des Ordolafée et des Manfrédi fut de s’être emparés de Faënza, ville sur laquelle le pape s’étoit créé des prétentions. Tous les papes étoient alors usurpateurs, et tous leurs ennemis déclarés hérétiques. Ces papes cependant se confessoient, et ne restituoient point. Leurs successeurs ont depuis joui sans scrupule de ces biens mal acquis. Cette jouissance peut paroître un mystere d’iniquité : j’aime mieux croire que c’est une mystere de théologie.