De la ville au moulin/3

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 41-59).
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III


Au grand contentement de tante Rude je demandai à faire la moisson en remplacement de Manine. La petite somme que m’avaient laissée mes parents et qu’ils devaient renouveler chaque mois fut dépensée en moins de rien, et je me rendis compte que si je ne gagnais pas moi-même un peu d’argent j’allais être obligée de mesurer la nourriture aux enfants.

Tante Rude me dit : « À quinze ans toutes les filles gagnent leur vie ».

Oncle meunier m’expliqua :

— Lorsque vous étiez tous ensemble, le même toit vous abritait, la même lampe vous éclairait, le même feu vous chauffait. Maintenant que la famille est divisée, il faut pourvoir à trois feux, trois lampes et trois demeures. Et comment tes parents le pourraient-ils, eux qui avaient déjà tant de peine à joindre les deux bouts ? Tu comprends Annette ? »

Je fis signe que oui, tandis qu’en moi-même je répondais :

« Oui oncle meunier, je comprends très bien qu’il me faut non seulement gagner ma vie, mais faire en sorte que les petits n’aient pas trop à souffrir de la misère qui nous guette. »

La moisson m’apporta une fatigue à laquelle j’étais loin de m’attendre. À être restée si longtemps immobile, mon corps avait perdu toute souplesse et il m’était difficile de rester courbée derrière le faucheur, pour mettre en javelles le blé qu’il fauchait par trois sillons à la fois. Incapable d’aller vite je me laissais distancer et le faucheur suivant me criait :

— Avance, avance, Annette, ou je vais te couper les jambes.

Et, à tout instant, sa faux sifflait à mes talons.

Arrivée au bout du champ de blé, au lieu de me redresser je m’aplatissais de tout mon long sur la terre chaude, et, le visage caché, prête à pleurer sous les moqueries des autres moissonneuses, rebutée par ce travail trop dur pour mes forces, je décidais de l’abandonner sur l’heure et de rester ainsi étendue jusqu’au soir. Puis l’instant de repos écoulé, entendant les hommes passer la pierre à aiguiser sur leur faux, je me levais d’un bond et reprenait ma place pour ramasser les épis, et coucher bien en rang les javelles du nouveau sillon.

Manine, pleine de pitié, ne me laissait rien faire chez nous et m’obligeait à me mettre au lit en rentrant ; mais j’étais trop lasse pour dormir, et je passais mes nuits à m’agiter en appelant le sommeil.

Au jour levant, pour m’exhorter au courage, je me tapotais les joues en disant comme autrefois grand’mère :

— Allons, Annette, lève-toi ma fille.

Il y avait des matins où il me fallait le répéter bien des fois avant d’obéir.

Les travaux qui vinrent ensuite me furent moins pénibles. La batteuse même, sur laquelle je dus rester de longues heures à délier les gerbes ne me fit pas penser à la révolte quoiqu’elle m’eût étourdie et rendue sourde pour plusieurs jours. Et puis pour me payer de ma peine, j’avais les jumeaux ; tous deux se disputaient mes caresses et les leurs m’étaient aussi douces que le repos. J’avais encore la petite Reine que j’aimais presque à l’égal des jumeaux depuis la nuit où nous avions souffert et pleuré ensemble. C’était maintenant une petite fille aux cheveux fins et aux yeux plein d’intelligence. Je la prenais sur mes genoux, et je chantais pour l’amuser. Elle m’écoutait sans que son regard se détachât du mien, remuant les doigts devant ma bouche comme pour saisir les mots ou les sons ; ou encore, elle mettait à hauteur de mon visage l’envers d’un de ses pieds, me montrant un talon soyeux et des orteils frais et roses et tout semblables à de petits fruits mûrissants.

Et surtout, j’avais Firmin. Sa gaîté, son insouciance, éloignaient toute idée de fatigue ou de tristesse.

La moisson était pour lui un jeu très amusant. Avec une faux, faite d’un bâton ou d’une plaque de tôle, il fauchait les cailloux et les mottes de terre de la cour, entraînant derrière lui Clémence et Nicole et leur disant fièrement :

— Faites comme Annette, suivez l’homme à la faux.

Actif ou au repos, il n’était jamais à court d’imagination pour nous distraire. Lui qui ne pouvait retenir deux lignes entières de ses leçons, débitait sans se tromper ni s’embrouiller jamais, les histoires les plus compliquées de son invention.

Aujourd’hui parce que c’est dimanche et que nous sommes à nous reposer au bord de la rivière, il retient l’attention de Nicole et Nicolas en lançant au fil de l’eau de tout petits bouts de bois, qui grandiront en cours de route, dit-il, et deviendront des navires magnifiques auxquels il donne déjà des noms. Et soudain, au moment où on s’y attendait le moins, le voilà debout, tout en gestes et nous disant :

— Dès que j’aurais fait fortune avec mes navires, nous aurons une belle maison à Paris. Nous aurons aussi une grande automobile, et notre chauffeur s’appellera Gaston. Puis, je ferai bâtir un vieux château sur la mer, et nous passerons l’été à nous baigner et à jouer à cache-cache dans les oubliettes. Seulement, nous n’aurons que du poisson à manger.

— Ah ! non, crie Angèle qui n’aime pas le poisson.

Mais Firmin la rassure :

— Sois tranquille, j’ai pensé à toi, nous avons un canot à vapeur.

Et, la voix nette et forte, il commande :

— Gaston, filez à la Rochelle, nous chercher des vivres.

Et, tourné vers l’aval de la rivière, la main en abat-jour pour mieux voir Gaston filer en pleine mer, il nous renseigne :

— Le maladroit ! il a failli couler une barque de pêche. Bon, voilà qu’il se croit maintenant sur les grands boulevards avec son auto. Entendez-vous sa trompe ? Troum, troum, troum. Il fait peur aux petits poissons. Ah ! voilà une baleine ! Qu’il est bête ce Gaston, il croit que c’est un tramway, et il veut à toute force le déposer. Plouf ! la baleine a retourné le canot, elle va l’avaler, c’est sûr et Gaston avec…

Et tandis qu’Angèle tire son chapelet à l’intention du malheureux Gaston, et que les jumeaux devenus des baleines essayent de s’avaler l’un l’autre, Firmin s’écroule à bout de souffle, et le front en nage, comme chaque fois qu’il raconte ou se démène un peu fort.


Les vacances passées, tante Rude organisa notre vie. Les jumeaux allèrent à l’école. Angèle fut placée demoiselle de boutique chez le charcutier du village, et Firmin trop faible encore pour apprendre un métier retourna en classe comme par le passé. Quant à moi, je devenais en remplacement de Manine, la femme de journée du moulin où j’allais apprendre de tante Rude tout ce qu’il est nécessaire de savoir pour vivre à la campagne.

Comme le temps était venu d’arracher les pommes de terre, je suivis l’homme à la bêche pour les ramasser ainsi que j’avais suivi l’homme à la faux pour ramasser le blé.


À l’encontre de ce que je redoutais, Firmin ne montra aucune répugnance pour l’école du village. Il trouvait même qu’il apprenait mieux qu’à Paris. En tout cas il m’expliquait beaucoup plus clairement les leçons, car il était redevenu mon professeur. Le soir, les jumeaux couchés et la porte verrouillée nous repassions nos devoirs à la lueur du foyer pour économiser le pétrole de la lampe.

La vieille horloge toute longue et presque invisible dans son coin était notre amie autant que le foyer. Elle nous avertissait du temps écoulé et nous empêchait de rire trop souvent. Elle était si vieille qu’elle ne pouvait plus sonner. Elle toussait à la place ; mais sa toux, discrète et comme voilée, se faisait entendre au bon moment, sans jamais avancer ni retarder.

Et Firmin qui oubliait toujours de compter, me demandait, sans que l’idée nous vint d’en rire :

— Quelle heure qu’elle vient de tousser ?

Puis, les livres et les cahiers rangés, Firmin s’agenouillait pour une courte prière qu’il terminait ainsi :

— Mon Dieu ! Faites que mon père et ma mère soient toujours d’accord.

Ces paroles me troublaient au point de me donner envie de pleurer ; malgré cela, je gardais le secret sur la séparation de nos parents, tant j’avais l’espoir d’une réconciliation entre eux.

Ce fut une lettre de ma mère qui vint détruire la belle confiance de Firmin.

Dans cette lettre arrivée le jeudi comme à l’ordinaire, Firmin, au lieu des trois feuillets écrits à chacun de nous en particulier n’avait trouvé qu’une seule page dans laquelle ma mère me priait de lui envoyer certain papier que je trouverais à la mairie du village et absolument nécessaire à son divorce qu’elle désirait voir aboutir le plus rapidement possible. En même temps, elle me donnait l’adresse de mon père, et me prévenait qu’il me faudrait dorénavant lui réclamer chaque mois, une somme toute pareille à celle qu’elle nous enverrait elle-même et dont nous avions besoin pour vivre.

Firmin raidi et blême, me remit la feuille de papier, puis il eut un fort balancement et, avant que j’aie pu le retenir, il ferma les yeux et tomba sur la face.

Mes pleurs plus que mes soins le ranimèrent. Il dit, navré :

— Le bonheur était revenu chez nous, le voilà reparti.

Et le front logé au creux de mon bras comme un de nos petits, il laissa longtemps aller son chagrin.

Les jours suivants il cacha sa peine au fond de lui-même, mais sur son visage de jeune garçon, les rides se creusèrent, et dans ses yeux pourtant très noirs on apercevait des choses plus noires encore qui semblaient s’agiter et vouloir s’enfuir.

Il me fallut bien alors dire la vérité à Angèle. Elle ne s’évanouit pas comme Firmin. Elle m’écouta avec un rapide battement des paupières, puis elle tira son chapelet, s’agenouilla devant le lit des jumeaux et, les mains jointes à hauteur de son front, elle pria longtemps.

Nos dimanches de pluie ou de grand froid se passaient chez Mme Lapierre dont la maison était grande et bien chauffée. Angèle qui s’ennuyait dans sa charcuterie venait nous y rejoindre. Et dans la pièce carrelée, où les jumeaux, Clémence et le petit Jean pouvaient jouer à l’aise, nous formions une famille un peu bruyante mais très unie.

Mme Lapierre se trouvait assise sur un siège à haut dossier auquel était accrochées ses béquilles. Elle nous enseignait des jeux, nous apprenait des chansons ou nous lisait des histoires amusantes. L’heure de la quitter arrivait toujours trop tôt à notre gré.

Certains jours de semaine m’apportaient encore de bons moments. C’étaient les jours où oncle meunier m’emmenait couper des branches de coudrier destinées à faire les fourches de la prochaine fenaison. Le choix de ces branches nous prenait beaucoup de temps et nous entraînait souvent loin de la maison, mais au retour, les réponses que préparait oncle meunier, aux reproches prévus de tante Rude, me faisaient rire de si bon cœur que j’en oubliais ma charge et la longueur du chemin.

C’était aussi de l’osier que nous allions couper pour en fabriquer de longs et larges paniers servant à toutes sortes d’usage. Tante Rude n’aimait pas à prêter les siens et il me fallait bien apprendre à faire ceux dont j’avais besoin. Je m’y prenais mal, l’osier sifflait et m’échappait des mains, et mes paniers avaient des formes dont se moquait Manine elle-même. Là encore je retrouvais l’aide d’oncle meunier. Il venait en cachette me retrouver dans le fournil, car tante Rude le grondait à mon sujet :

« Si tu lui fais tout, elle n’apprendra jamais rien. »

L’osier s’assouplissait sans peine sous ses doigts, et j’étais émerveillée de voir son panier fini alors que le mien était seulement ébauché.

Un jour qu’il était resté plus longtemps que de coutume dans le fournil et qu’on entendait au dehors la voix grondeuse de tante Rude, il me dit :

— Si tu vois entrer ma femme, avertis-moi, afin que je me sauve.

Je me mis à rire, car je me demandais par où il pourrait bien se sauver puisque le fournil n’avait qu’une porte. Il montra la gueule du four :

— J’entrerais là, dit-il.

Et comme à ce moment tante Rude ouvrait justement la porte, il lâcha son ouvrage, et, la tête en avant, battant des coudes et le corps tout de travers, il courut vers la gueule du four, imitant le cri et l’envolement ridicule d’une poule affolée par la peur.

Cette fois tante Rude rit au lieu de gronder.

Peut-être n’était-elle pas méchante ainsi que le disait souvent oncle meunier. Pour lui, il ne tenait jamais compte de ses colères qu’il calmait d’une moquerie ou d’un mot drôle. Lorsque, semblable à une bête enragée, elle tournait en criant dans la maison, il la suivait et marchait dans ses pas d’une façon si comique que j’avais bien de la peine à ne pas rire. Il avait encore une autre manière de la faire taire. Il chantait un refrain où il était question du diable rencontré au fond d’un bois, et tout de suite reconnaissable :

        À ses pieds fourchus
        À son front cornu.

Cette chanson m’amusait, et j’aurais bien voulu l’apprendre, mais oncle meunier embrouillait les couplets de telle sorte, que tante Rude s’arrêtait toujours de crier pour lui en faire la remarque.


En février, j’appris à travailler la terre. Le jardin attenant à notre maison et abandonné depuis la mort de grand’mère était devenu un fouillis d’herbes où toute la basse-cour du moulin circulait à l’aise. Oncle meunier y fit passer la charrue et, avec l’aide de Manine, j’en traçai les plates-bandes et y déposai les premières semences.

Je prenais goût à ces travaux dont je ressentais de moins en moins la fatigue. J’avais enfin cessé de grandir et ma maigreur commençait à disparaître. Firmin prenait la bêche aussi mais c’était pour semer des fleurs. Il en semait tout autour de la maison. Il en eût semé sur le seuil même si cela eut été possible. À mes taquineries, il répondait :

— « Laisse-les seulement pousser, et tu verras si je ne vais pas les vendre à la ville ! »

Grâce aux conseils de Manine, notre maison se transformait peu à peu en petite ferme. J’eus bientôt une demi-douzaine de lapins, autant de poules et de canards, payés en journées de travail au moulin. Et pour augmenter cette basse-cour si durement acquise, le hasard me fit don d’une couvée tout à fait inattendue. Une couvée magnifique, comme jamais tante Rude n’en avait eue, et qui la plongea dans un étonnement excessif.

D’où venait cette couvée ? À qui appartenait cette grosse poule blanche à la tête jaune comme de l’or que j’avais trouvée dans mon jardin, grattant mes salades de ses fortes pattes, et gloussant éperdument au milieu de ses nombreux poussins ? Tante Rude et Manine accourues à mon appel, ne la reconnurent pas pour leur bien propre, et pas davantage les ménagères des habitations voisines. Seule, Clémence assurait l’avoir déjà vue dans la cour du moulin où elle se défendait contre les poules de tante Rude qui la chassait à grands coups de bec. Oncle meunier riait :

— Au moins, dit-il, si mes poules l’ont chassée, il ne paraît pas que mes coqs lui aient fait mauvais accueil. Et, tout en continuant de rire, il compta vingt-trois poussins, tous vigoureux, et des teintes les plus diverses.

Au cours de la journée on fit des recherches au village et dans les fermes avoisinantes, mais la poule n’appartenait à personne. Du reste, elle ne pouvait venir de bien loin avec sa couvée. Intriguée, je cherchai son nid autour de chez nous, et je finis par le trouver, presque au faîte de la grande meule de blé qui s’appuyait à la grange. Aux pailles froissées, aux déchets de grains broyés, on voyait que la poule avait dû nourrir là ses poussins pendant plusieurs jours avant de les obliger à descendre à terre.

Tante Rude ne voulait pas croire à un nid si haut, mais oncle meunier dit :

— Elle l’aurait fait tout en haut du clocher s’il l’avait fallu.

Manine vint à moi toute réjouie :

— Oh ! Annette ! quelle aubaine !

Oui, c’était une aubaine. Et le soir, lorsque j’eus mis bien à l’abri la poule et ses poussins, je me crus pour le moins aussi riche qu’une grosse fermière.

Au moment où tout semblait prospérer autour de moi Angèle quitta la place de charcutière que tante Rude avait choisie pour elle. Je vis son retour avec une réelle contrariété car elle ne pouvait m’être d’aucune utilité à la maison.

Tante Rude la gronda sans mesure. Oncle meunier la sermonna ; rien n’y fit. Elle baissait la tête sous les remontrances, et dès que nous étions seules, elle pleurait et suppliait : « Garde-moi, Annette ».

Dans l’espoir qu’elle retournerait chez ses patrons qui ne demandaient qu’à la reprendre, je lui parlais de la misère qui nous attendait tous, si elle ne travaillait pas pour son propre compte. Elle pleura plus fort en me disant :

— Je me priverai de manger si tu le veux, mais garde-moi, je t’en prie.

Firmin se joignit à elle, et les larmes de tous deux firent couler les miennes. Pourtant je ne cédais pas encore ; l’avenir m’effrayait car mes parents comme d’un commun accord, venaient de diminuer la somme déjà si minime qu’ils m’envoyaient. Et les jumeaux couraient pieds nus en dehors de l’école pour économiser leurs chaussures. Cependant à regarder Angèle, la pitié chassa bientôt mes craintes d’avenir. Ainsi que moi elle avait grandi trop vite, et ses quatorze ans paraissaient ne pas être assez forts pour la soutenir. Elle marchait le buste fléchissant, et le corps si mal d’aplomb, que je craignais toujours de lui voir perdre l’équilibre. Je me souvins de ma propre faiblesse au temps de la dure moisson. Et, sans plus vouloir écouter les conseils de tante Rude ni réfléchir à ce qui pouvait arriver, je cédai aux pleurs de Firmin et gardai Angèle à la maison. Elle devint vite une lourde charge ainsi que je l’avais prévu. Sans activité aucune, elle était au milieu de nous comme une pierre dans un rouage, nous gênant, et désorganisant ce que tante Rude avait si bien organisé. Elle réclamait cependant un métier qui la laisserait tout le jour assise auprès d’une fenêtre avec son travail sur les genoux.

Malgré sa répugnance pour les travaux des champs elle dut m’aider à faire les foins. Elle traînait plutôt qu’elle ne portait ses instruments de fanage, et à tout instant je l’entendais dire :

— Vierge Marie, vous qui pouvez tout, faites que ma fourche soit moins lourde.

Firmin n’était pas moins déprimé qu’Angèle. Le chagrin qu’il portait en lui et cachait à tous, lui ôtait avec le goût du jeu celui du boire et du manger. Il ne pouvait se faire à l’idée de savoir notre père hors de la maison. Il disait :

— Je vois toujours maman seule chez nous, et c’est comme si papa était mort.

Et souvent, le soir, à mon retour des champs, je le retrouvais, le regard fixe, et les bras ballants, à côté d’Angèle, accroupie et somnolente.

À travers son tourment, il eut pourtant un instant de gaîté pour se moquer de tante Rude. Elle les supportait mal, Angèle et lui, à cause de leur indolence, et il ne faisait pas bon pour eux à se trouver sur son chemin. Un jour qu’elle sortait de chez nous en fermant la porte avec un fracas qui avait fait trembler les murs, Firmin se précipita comme pour rouvrir derrière elle et se lancer à sa poursuite, mais au lieu d’ouvrir, il resta la main sur le loquet dans une pose pleine de menace, nous disant :

— Vous croyez qu’elle est partie ? Eh bien ! moi, je parie qu’elle est en train de nous tirer la langue derrière la porte.

Et comme les jumeaux craintifs, se serraient davantage l’un contre l’autre, Firmin prit une pose plus menaçante encore pour les rassurer :

— N’ayez pas peur ! elle n’osera pas venir la tirer devant moi.

Manine qui se trouvait par hasard auprès de nous riait de tout son cœur, et j’en faisais autant, mais Angèle n’avait pas envie de rire, car c’était sur elle que venaient de tomber les plus lourds reproches. Elle dit en essuyant ses larmes :

— Pourquoi le bon Dieu l’a-t-il faite si méchante ?

Et Firmin de répondre aussitôt :

— Si tu crois qu’elle a été facile à faire ?

Avec une précipitation qui lui chassait la salive aux coins de la bouche, il ajouta :

— Et puis, le diable la guettait, c’est pour cela que le bon Dieu l’a envoyée chez nous sans prendre le temps de la fignoler.

Angèle qui n’avait jamais rien compris à l’esprit malicieux de son frère joignit les mains en grand sérieux :

— Dieu bon ! vous pouviez la faire plus tard puisque vous aviez devant vous l’éternité.

J’étais de son avis, et je trouvais que tante Rude aurait aussi bien pu naître cent ans après nous, mais Manine qui continuait à rire nous dit :

— Et comment aurait fait oncle meunier pour être heureux si tante Rude n’était pas venue sur la terre en même temps que lui ?

Et comme si oncle meunier approuvait grandement ces paroles, on entendit sa forte voix chanter dans la cour :

    Le Diable partit en fumée
    Et je fus transporté soudain
    Chez ma meunière bien-aimée
    Dans une chambre du moulin.

La faiblesse d’Angèle augmenta ; l’idée même du mouvement lui devint pénible et elle commença de passer ses journées dans une sorte de langueur qui la faisait pleurer et dormir dans tous les coins.

Profondément inquiète et ne sachant que faire, j’appelai mes parents à mon aide. La réponse de chacun d’eux arriva en même temps. Mon père envoyait le prix d’une visite de médecin et ma mère une robe de cotonnade. Et tous deux s’en rapportaient à moi pour donner à Angèle les soins dont elle avait besoin et la garder au moulin aussi longtemps que cela serait nécessaire.

Au reçu de ces deux envois, une violente indignation me souleva. « Ainsi, c’était là tout le secours que nous pouvions attendre de ceux qui nous avaient mis au monde, et dont le premier devoir était de nous protéger. » Dans ma colère je trouvais des mots désagréables que j’aurais voulu faire entendre à mes parents. « Et si je tombe malade moi aussi, qui donc me soignera ? les jumeaux, peut-être ? Qu’avions-nous à voir dans leurs dissentiments, nous, les enfants ? Parce qu’ils allaient se séparer pour toujours comptaient-ils nous abandonner de même ? »

Ce fut dans cet état de violence que je regardai en face la responsabilité qui m’incombait. Elle me parut énorme et bien au-dessus de mes forces : « Jamais, jamais, quoique je fasse, je ne pourrais empêcher la misère et la maladie d’entrer chez nous ».

Et ces mots que je répétais à tout instant m’accablèrent d’un tel découragement, que je cessai tout travail et restai comme Angèle, pleurant et somnolant dans les coins les plus obscurs de la maison. Tante Rude cria contre moi comme elle seule savait crier, et oncle meunier dont le visage gardait un air soucieux me disait :

— Tu ne donnes pas bon exemple aux petits, tu sais, Annette.

Ma vivacité naturelle ne me permit pas de rester longtemps dans cet état d’engourdissement, mais lorsque j’en sortis, ce fut pour tomber dans un autre travers.

Après réflexion je décidai de quitter le moulin pour aller gagner ma vie ailleurs. De cette façon mes parents seraient bien obligés de s’occuper de leurs enfants. Ma mère reprendrait les jumeaux, Firmin irait vivre chez son père. Et puisqu’Angèle était malade, elle resterait à la garde de Manine jusqu’à sa guérison ainsi que je l’avais fait moi-même.

Et cette décision bien arrêtée j’allai en faire part à oncle meunier occupé à réparer une vieille voiture sous le hangar.

Il m’écouta sans m’interrompre, puis il demanda :

— Quel âge as-tu donc Annette ?

Je m’étonnai de la question :

— Mais, oncle, j’ai seize ans passés, vous le savez bien.

Il se moqua, ouvrant de grands yeux :

— Seize ans passés ! Et voyez donc cette petite fille qui joue encore à punir ses poupées.

Je le regardai sans comprendre, car je ne voyais aucun rapport entre ses paroles et ce que je venais de lui dire.

Lui aussi me regardait ; son visage perdit son expression moqueuse, et il eut un autre ton pour demander ensuite :

— Ce grand amour que tu avais pour chacun des tiens et qui emplissait ton cœur, est-il parti sans retour ?

D’un seul coup j’aperçus le mal que la violence avait mis en moi :

« Qu’était devenue ma tendresse pour les jumeaux ? Où s’en était allée ma vive affection pour Firmin ? Et l’attachement tout fait de confiance qui me rendait si joyeuse auprès d’oncle meunier ? »

À la place de ce grand amour dont il parlait, je ne retrouvais que sécheresse et dureté.

Oncle meunier continuait à me regarder, et son regard si pénétrant et si indulgent tout à la fois fut soudain comme une douce pluie sur ma sécheresse et ma dureté. J’eus honte de ma révolte contre mon père et ma mère. J’eus plus honte encore d’avoir pensé à disperser les enfants. Je détournai les yeux pour cacher ma confusion, et la douce pluie qui venait d’amollir mon cœur se mit à couler goutte à goutte sur mes joues.

Oncle meunier parla de nouveau :

— Ne te laisse pas abattre par les difficultés, et surtout ne chasse pas l’amour de ton cœur. Avec de l’amour et du courage, on peut beaucoup.

Il m’avait fait asseoir auprès de lui sur l’un des brancards de la vieille voiture, et selon son habitude il lissait doucement mes cheveux.

Autour de nous, à cette heure de midi, les canards et les poules cherchaient l’ombre. Oncle meunier attira mon attention sur la grosse poule blanche à tête jaune :

— Tu la vois ? Eh bien ! si après quelques jours de couvée, elle avait abandonné son nid trop difficile, tous ses œufs étaient perdus, tandis que…

Et d’un geste large, il désignait les vingt-trois poussins, bien emplumés, hauts sur pattes, et presque aussi gros que leur mère, juchée à quelque distance comme pour les surveiller encore.

Oui, je la voyais la brave couveuse. Elle était là, belle, forte, redressant sa tête magnifique, et tournant vers nous un petit œil noir tout brillant d’intelligence. Je me la représentais égarée dans la campagne, menacée de mort par les hommes, traquée par les chiens, battue par ses pareilles et faisant son nid aussi haut que possible afin de le mettre à l’abri des bêtes et des gens. Comment avait-elle pu sans aide amener à bien une si nombreuse couvée ? Où avait-elle pris la force de s’élancer chaque jour sur cette meule presque aussi haute qu’une maison ?

Pour les couveuses de tante Rude on bourrait de foin et de fougère sèche des corbeilles faites exprès. On plaçait leur nid très bas, dans une pièce bien close afin que rien ne vînt les distraire ou les tourmenter. Chaque matin on les aidait à quitter leurs œufs pour les mener prendre l’air et manger une pâtée préparée spécialement pour elles ; puis la promenade et le repas terminés on les faisait rentrer avec mille précautions. Tout cela pour que la poule amenât, le plus souvent, une dizaine de poussin sur seize ou dix-huit œufs qu’on lui avait confiés.

En quittant le hangar, je m’arrêtais auprès de l’intelligente poule ; j’avais envie de lui parler, comme à quelqu’un.

Et les jours suivants, courbée de nouveau derrière l’homme à la faux, je me répétais les paroles d’oncle meunier.

« Avec de l’amour et du courage on peut beaucoup. »

Et malgré le soleil qui semblait vouloir fondre mes os, malgré les épis durs qui déchiraient mes paumes, et me griffaient au visage, ma pensée s’emplissait d’espoir et de projets qui arrangeaient toute chose.