Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XXVIII

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 191-196).

CHAPITRE XXVIII.

DES INJURES ET DE L’HONNEUR.


Les injures personnelles, contraires à l’honneur, c’est-à-dire, à cette juste portion d’estime que tout homme a droit d’attendre de ses concitoyens, doivent être punies par l’infamie. Il y a une contradiction remarquable entre les lois civiles, principalement occupées de protéger la fortune et la vie de chaque citoyen, et les lois de ce qu’on appelle l’honneur, qui préfèrent l’opinion à tout.

Ce mot honneur est un de ceux sur lesquels on a fait les raisonnemens les plus brillans, sans y attacher aucune idée fixe et précise. Telle est la triste condition de l’esprit humain, qu’il connaît mieux les révolutions des corps célestes, que les vérités qui le touchent de près, et qui importent à son bonheur. Les notions morales qui l’intéressent le plus lui sont incertaines ; il ne les entrevoit qu’environnées de ténèbres, et flottantes au gré du tourbillon des passions.

Ce phénomène cessera d’être étonnant, si l’on considère que, pareilles aux objets qui se confondent à nos yeux, parce qu’ils en sont trop rapprochés, les idées morales perdent de leur clarté pour être trop à notre portée[1].

Malgré leur simplicité, nous discernons avec peine les divers principes de morale, et nous jugeons, souvent sans les connaître, les sentimens du cœur humain.

Celui qui observera avec quelque attention la nature et les hommes, ne s’étonnera point de toutes ces choses ; il pensera que pour être heureux et tranquilles, les hommes n’ont peut-être pas besoin de tant de lois, ni d’un si grand appareil de morale.

L’idée de l’honneur est une idée complexe formée non-seulement de plusieurs idées simples, mais aussi de plusieurs idées complexes elles-mêmes. Selon les différens aspects sous lesquels l’idée de l’honneur se présente à l’esprit, elle est plus ou moins compliquée. Pour mieux comprendre ce problème, il faut jeter un coup d’œil rapide sur la formation des sociétés[2].

Les premières lois et les premiers magistrats durent leur origine à la nécessité d’empêcher les désordres qu’aurait entraîné le despotisme naturel de tout homme plus robuste que son voisin. Ce fut là l’objet de l’établissement des sociétés, et c’est la base apparente ou réelle de toutes les lois, même de celles qui portent des principes de destruction.

Mais le rapprochement des hommes et les progrès de leurs connaissances, firent naître par la suite une infinité de besoins et de liaisons réciproques, entre les membres de la société. Ces besoins n’avaient pas tous été prévus par la loi ; et les moyens actuels de chaque citoyen ne lui suffisaient pas pour les satisfaire. Alors commença de s’établir le pouvoir de l’opinion, au moyen de laquelle on peut obtenir certains avantages que les lois ne pouvaient pas procurer, et repousser loin de soi des maux dont elles ne pouvaient garantir.

C’est l’opinion qui souvent fait à la fois le supplice du sage et du vulgaire. C’est elle qui accorde aux apparences de la vertu le respect qu’elle refuse à la vertu même. C’est l’opinion qui, d’un vil scélérat, fait un missionnaire ardent, quand il trouve son intérêt à cette hypocrisie.

Sous le règne de l’opinion, l’estime des autres hommes n’est pas seulement utile, elle est indispensable à celui qui veut se soutenir au niveau de ses concitoyens. L’ambitieux recherche les suffrages de l’opinion qui sert ses projets ; l’homme vain les mendie, comme un témoignage de son mérite ; l’homme d’honneur les exige, parce qu’il ne peut s’en passer.

Cet honneur, que beaucoup de gens préfèrent à leur existence, n’est connu que depuis la réunion des hommes en société ; il n’a pu être mis dans le dépôt commun. Le sentiment qui nous attache à l’honneur, n’est autre chose qu’un retour momentané vers l’état de nature, un mouvement qui nous soustrait pour l’instant à des lois dont la protection est insuffisante dans de certaines occasions.

Il suit de là, que, dans l’extrême liberté politique comme dans l’extrême dépendance, les idées d’honneur disparaissent ou se confondent avec d’autres idées.

Dans un état de liberté illimitée, les lois protègent si fortement, qu’on n’a pas besoin de rechercher les suffrages de l’opinion publique.

Dans l’état d’esclavage absolu, le despotisme qui annule l’existence civile, ne laisse à chaque individu qu’une personnalisé précaire et momentanée.

L’honneur n’est donc un principe fondamental que dans les monarchies tempérées, où le despotisme du maître est limité par les lois. L’honneur produit à peu près, dans une monarchie, l’effet que produit la révolte dans les états despotiques. Le sujet rentre pour un moment dans l’état de nature, et le souverain se rappelle le souvenir de l’ancienne égalité.


  1. Cette raison est fausse. Le défaut de clarté des principes moraux, vient du croisement des passions humaines qui les obscurcissent, de la multiplicité des systèmes philosophiques, du défaut d’attention, et de l’imbécillité de la plupart des lecteurs. (Note de Brissot de Warville.)
  2. Nous avons suivi, dans cette phrase, un traducteur anglais, qui a un peu abrégé l’original, pour le rendre clair. Voici le texte :

    « Selon les différentes faces sous lesquelles l’idée d’honneur se présente à l’esprit, elle renferme quelquefois et d’autres fois elle exclut quelques-uns de ces élémens qui la composent, en ne conservant dans ces différentes situations qu’un petit nombre d’élémens communs, comme plusieurs quantités algébriques admettent un commun diviseur. Pour trouver ce diviseur commun des différentes idées que les hommes se forment de l’honneur, jetons un coup d’œil rapide sur la formation des sociétés. » (Traduction de Morellet.)

    Il est fâcheux qu’il se trouve deux ou trois passages comme celui-là, dans l’admirable ouvrage des délits et des peines ; mais notre simple devoir de traducteur nous oblige à tout donner avec fidélité.