Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XXXVI

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Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 234-239).

CHAPITRE XXXVI.

DE CERTAINS DÉLITS DIFFICILES À CONSTATER.


Il se commet dans la société certains délits qui sont assez fréquens, mais qu’il est difficile de prouver. Tels sont l’adultère, la pédérastie, l’infanticide.

L’adultère est un crime qui, considéré sous le point de vue politique, n’est si fréquent que parce que les lois ne sont pas fixes, et parce que les deux sexes sont naturellement attirés l’un vers l’autre[1].

Si je parlais à des peuples encore privés des lumières de la religion, je dirais qu’il y a une grande différence entre ce délit et tous les autres. L’adultère est produit par l’abus d’un besoin constant, commun à tous les mortels, antérieur à la société dont il est lui-même le fondateur ; au lieu que les autres délits, qui tendent plus ou moins à la destruction du pacte social, sont plutôt l’effet des passions du moment que des besoins de la nature.

Ceux qui ont lu l’histoire, et qui ont étudié les hommes, peuvent reconnaître que le nombre des délits produits par la tendance d’un sexe vers l’autre, est, dans le même climat, toujours égal à une quantité constante. Si cela est, toute loi, toute coutume dont le but serait de diminuer la somme totale des effets de cette passion, serait inutile et même funeste, parce que l’effet de cette loi serait de charger une portion de la société de ses propres besoins et de ceux des autres. Le parti le plus sage serait donc de suivre en quelque sorte la pente du fleuve des passions, et d’en diviser le cours en un nombre de ruisseaux suffisans pour empêcher partout deux excès contraires, la sécheresse et les débordemens.

La fidélité conjugale est toujours plus assurée à proportion que les mariages sont plus nombreux et plus libres. Si les préjugés héréditaires les assortissent, si la puissance paternelle les forme et les empêche à son gré, la galanterie en brise secrètement les liens, malgré les déclamations des moralistes vulgaires, sans cesse occupés à crier contre les effets, en excusant les causes.

Mais ces réflexions sont inutiles à ceux que les motifs sublimes de la religion retiennent dans les bornes du devoir, que le penchant de la nature les pousse à franchir.

L’adultère est un délit d’un instant ; il s’entoure du mystère ; il se couvre d’un voile, dont les lois même prennent soin de l’envelopper, voile nécessaire, mais tellement transparent, qu’il ne fait qu’augmenter les charmes de l’objet qu’il cache. Les occasions sont si faciles, les conséquences si douteuses, qu’il est bien plus aisé au législateur de le prévenir lorsqu’il n’est pas commun, que de le réprimer lorsqu’il est établi.

Règle générale : dans tout délit, qui, par sa nature, doit presque toujours demeurer impuni, la peine est un aiguillon de plus. Notre imagination n’est que plus vivement excitée, et ne s’attache qu’avec plus d’ardeur à poursuivre l’objet de ses désirs, lorsque les difficultés qui se présentent ne sont point insurmontables, et qu’elles n’ont pas un aspect trop décourageant, relativement au degré d’activité que l’on a dans l’esprit. Les obstacles deviennent pour ainsi dire autant de barrières qui empêchent notre imagination capricieuse de s’en écarter, et la forcent de songer continuellement aux suites de l’action qu’elle médite. Alors l’âme saisit bien plus fortement les côtés agréables qui la séduisent, que les conséquences dangereuses dont elle s’efforce d’éloigner l’idée.

La pédérastie, que les lois punissent avec tant de sévérité[2], et contre laquelle on emploie si facilement ces tortures atroces qui triomphent de l’innocence même, est moins l’effet des besoins de l’homme isolé et libre, que l’écart des passions de l’homme esclave qui vit en société. Si quelquefois elle est produite par la satiété des plaisirs, elle est bien plus souvent l’effet de cette éducation, qui, pour rendre les hommes utiles aux autres, commence par les rendre inutiles à eux-mêmes, dans ces maisons où une jeunesse nombreuse vive, ardente, mais séparée par des obstacles insurmontables du sexe dont la nature lui peint fortement tous les charmes, se prépare une vieillesse anticipée, en consumant d’avance, inutilement pour l’humanité, une vigueur à peine développée.

L’infanticide est encore le résultat presque inévitable de l’affreuse alternative où se trouve une infortunée, qui n’a cédé que par faiblesse, ou qui a succombé sous les efforts de la violence. D’un côté l’infamie, de l’autre la mort d’un être incapable de sentir la perte de la vie, comment ne préférerait-elle pas ce dernier parti, qui la dérobe à la honte, à la misère, elle et son malheureux enfant ?

Le meilleur moyen de prévenir cette espèce de délit, serait de protéger, par des lois efficaces, la faiblesse et le malheur, contre cette sorte de tyrannie, qui ne s’élève que contre les vices qu’on ne peut pas couvrir du manteau de la vertu.

Je ne prétends pas affaiblir la juste horreur que doivent inspirer les crimes dont nous venons de parler. J’ai voulu en indiquer les sources, et je pense qu’il me sera permis d’en tirer cette conséquence générale, qu’on ne peut appeler précisément juste ou nécessaire (ce qui est la même chose), la punition d’un délit que les lois n’ont pas cherché à prévenir, par les meilleurs moyens possibles, et selon les circonstances où se trouve une nation.


  1. Cette attraction ressemble en beaucoup de choses à la pesanteur universelle. La force de ces deux causes diminue par la distance. Si la pesanteur modifie les mouvemens des corps, l’attraction naturelle d’un sexe vers l’autre affecte tous les mouvemens de l’âme, tant que dure son activité. Ces causes diffèrent en ce que la pesanteur se met en équilibre avec les obstacles qu’elle rencontre, tandis que la passion de l’amour trouve dans les obstacles mêmes plus de force et de vigueur. (Note de l’auteur.)
  2. Ce n’est pas en France au moins. — Les lois prononcent des peines sévères, mais on ne les exécute plus. En Italie, le riche s’en exempte aisément ; l’imprudent peu aisé en est seul la victime. (Note de Brissot de Warville. Bibliothèque du législateur ; 1782.)