Description de Notre-Dame, cathédrale de Paris/Porte du Cloître

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Porte du Cloître.

La porte du croisillon septentrional est nommée porte du Cloître, parce qu’elle ouvrait sur l’enceinte réservée aux maisons canoniales. Au trumeau se dresse une statue de la Vierge, célébre par l’expression gracieuse de la tête et par la fierté maternelle de l’attitude. Elle exaltait des deux mains son divin fils, pour le montrer à tous et pour mieux proclamer les merveilles que le Seigneur a voulu accomplir en elle. C’est bien là cette femme que les générations appelleront bienheureuse ; on croirait l’entendre chanter le triomphal Magnificat. Un dragon monstrueux rampe sous le pied droit de la nouvelle Ève, non plus humiliée et bannie, mais victorieuse et reine. L’abbé Lebeuf a vu dans les six niches des ébrasures, à droite de la Vierge, les trois Mages venus de l’Orient avec leurs trésors ; à gauche, les trois Vertus théologales désignées par leurs attributs ; ces figures n’existent plus. Sous le linteau, quatre jolis anges balancent des encensoirs. Le tympan présente trois rangs superposés de sujets, comme ceux de la façade occidentale. Toute la sculpture est à la gloire de Marie ; elle se recommande surtout par la finesse du travail.

Au premier rang, la Vierge à demi couchée ; Jésus emmaillotté dans sa crèche ; le bœuf placé vers la tête de l’enfant, et l’âne aux pieds ; Joseph assis, et contemplant le mystère ; la Vierge tenant son fils debout sur un autel ; le vieillard Siméon tendant les mains pour le recevoir ; derrière la Vierge, une femme, et Joseph qui apporte, pour les offrir à Dieu, des colombes dans une corbeille ; Hérode assis, et donnant à un garde des ordres, que lui dicte un petit démon placé près de son oreille gauche ; les satellites, tout couverts de mailles, égorgeant de pauvres enfants que les mères s’efforcent vainement de défendre ; la Vierge tenant son fils et assise sur un âne, que Joseph conduit par la bride pour fuir en Égypte[1].

La légende du diacre Théophile, si populaire au moyen âge, a fourni les quatre sujets du second rang[2]. Théophile, tombé dans la disgrâce de son évêque, et assisté d’un juif qui lui sert d’entremetteur, renie la foi chrétienne et se donne au démon ; il est à genoux, les deux mains jointes et placées entre les griffes d’un diable, moitié homme, moitié bête, comme s’il prêtait un serment. Rétabli dans son ancienne dignité de vicaire, Théophile est assis près de son évêque ; un petit démon lui parle à l’oreille pour ne pas lui laisser oublier le pacte fatal. Le repentir a saisi le malheureux diacre ; il prie avec ferveur à l’entrée d’une chapelle, dont l’autel est surmonté d’une Vierge assise, son fils dans les bras. La Vierge exauce Théophile ; le diacre pénitent continue de prier ; auprès de lui, la Vierge, couronnée et armée d’une lance en forme de croix, retire des griffes du démon le contrat que Théophile avait écrit de son sang et scellé de son anneau. Le démon frémit de rage ; il ose même porter une de ses pattes sur la robe de la Vierge. Dans la troisième partie du tympan, Théophile est assis à côté de son évêque, qui montre au peuple le contrat. Un sceau est appendu à cet acte, sur lequel on lit, autant que la distance le permet : Carta Theophili, en caractères gothiques. Quatre personnages, hommes et femmes, assis sur leurs talons, comme on le fait en Orient, écoutent avec une extrême attention le récit de la merveilleuse aventure.

Les trois cordons de la voussure contiennent quarante-deux personnages, douze anges, quatorze saintes femmes et seize docteurs. Quatre anges ont des encensoirs à la main ; les autres tiennent des banderoles, un livre, des vases, un plateau, un calice moderne. Si ces figures n’avaient pas été restaurées, on serait plus à l’aise pour étudier leurs attributs. Il se pourrait que l’artiste eût voulu représenter ce beau sujet de l’iconographie byzantine qu’on appelle la divine liturgie, les anges apportant au Christ les instruments du sacrifice eucharistique. Les saintes femmes ont subi également quelques retouches ; ce sont probablement des vierges martyres ; la plupart tiennent d’une main une palme et de l’autre un vase, peut-être la lampe des vierges sages. Celle qui lit dans un livre a été certainement restaurée. Les personnages des deux premiers rangs sont debout. Les docteurs sont assis, les uns barbus, les autres imberbes ; ils interprètent, en les suivant du doigt, les textes de longues banderoles déroulées sur leurs genoux.

La façade du croisillon méridional offre la plus grande analogie, une identité même presque complète, avec celle du croisillon nord. On y trouve aussi une baie centrale accompagnée de chaque côté d’une arcature à double ogive et de trois niches ; six autres niches dans les ébrasures de la porte ; au-dessus de ces différentes divisions, cinq pignons de grandeurs diverses, ornés de roses, de trèfles et de mascarons ; plusieurs rangs de frises feuillagées : une arcature en application et une galerie à jour percée d’élégantes ogives[3], au-dessous de la rose ; plus haut, la grande rose égale en superficie à celle qui fait face ; un rang de balustrades, deux clochetons mutilés de la même manière que ceux du nord, et un pignon terminal avec une petite rose au centre et des œils-de-bœuf dans les angles. Cette façade est sérieusement dégradée. La rose, réparée en grande partie par les soins du cardinal de Noailles, vers 1726, menace encore une fois, et l’entablement qui la surmonte s’est brisé sous le poids du pignon. Beaucoup d’aiguilles, de balustrades et de motifs divers d’ornementation manquent dans les parties inférieures.

Nous signalerons quelques différences entre la façade du midi et celle du nord. Le stylobate des niches était décoré de charmantes petites fleurs de lis en relief dans des médaillons disposés en creux ; nous n’en avons retrouvé qu’une seule qui ait échappé entière aux destructeurs d’armoiries. Entre les archivoltes des niches qui existent en dehors de la porte, il y a des touffes de feuillages, des oiseaux, des animaux bizarres, une syrène. De chaque côté de la galerie à jour, une niche, creusée dans le contre-fort, renferme une grande statue ; à droite, Moïse, tenant des deux mains les tables de la loi ; deux petites cornes lui sortent du front ; à gauche, Aaron, coiffé de la tiare en pointe. Les attributs que pouvait avoir Aaron sont détruits. Deux autres niches, aujourd’hui vides, ont été préparées vers le haut des contre-forts, aux côtés de la rose. Le dessin des compartiments de la rose n’est pas exactement semblable à celui de la rose du nord. Un quatrefeuilles marque le centre ; autour, un premier rang de douze ogives, et un second qui en compte vingt-quatre ; compartiments tréflés à la circonférence, entre les arcs, dont le sommet touche les bords. Les roses et trèfles des angles du carré qui encadre la rose, sont mûrés. Une statue de saint Marcel, dont la tête est brisée, s’élève sur la pointe du pignon.

C’est au pied de cette façade, au-dessus d’un premier soubassement, que se lit l’inscription, composée de caractères magnifiques taillés en relief dans la pierre, qui nous apprend la date de la construction et le nom de l’architecte. Elle ne forme qu’une seule ligne dans tout le travers du portail :

ANNO. DNI.o.oC LVIo. MENSE. FEBRVARIO. IDUS SECUNDO.
ANNO. DNI.M.CC LVII. MENSE. FEBRVARIO. IDUS SECUNDO.
HOC.  FUIT.  INCEPTUM. CRISTI.   GENITCIS.  HONORE :
KALLENSI.  LATHOMO.  VIVENTE.   JOHANNE.  MAGISTRO :

Jean de Chelles était un homme de talent. Il naquit dans le bourg de Chelles, si célèbre par l’abbaye que sainte Bathilde y avait fondée. Comme Montereau, Bonneuil et Lusarches, qui ont donné naissance aux plus fameux architectes du XIIIe siècle, Chelles faisait partie du diocèse de Paris. Si Jean de Chelles n’avait pas pris soin de sa gloire, nous ne saurions pas même son nom. L’histoire garde un silence absolu sur les monuments qu’il a certainement construits.

Vers les angles du mur de face, aux deux extrémités, il existe, nous l’avons dit, une arcature à double ogive, destinée peut-être à recevoir des statues, bien qu’elle n’ait pas la profondeur ordinaire des niches. Au-dessous des arcs, une espèce de stylobate encadre de chaque côté quatre bas-reliefs, huit en tout, de l’exécution la plus habile et la plus soignée, placés dans des quatrefeuilles historiés. Dans les angles extérieurs des quatrefeuilles on voit encore une quantité de petits personnages, dont les uns courent, jouent avec des animaux, se livrent à la dissipation, tandis que les autres, au contraire, semblent absorbés par l’étude. Jusqu’à présent, le sens des bas-reliefs a résisté non-seulement à nos propres recherches, mais encore à celles de tous nos confrères en archéologie. Nous sommes persuadé que ces sculptures représentent un sujet légendaire, un des nombreux miracles de la Vierge, dont l’explication se rencontrera quelque jour par hasard. Nous avons reconnu sans peine, à la porte du cloître, l’histoire de Théophile ; on reconnaîtra plus tard ici un autre prodige du même genre. En attendant, notre ami, M. Félix de Verneilh, l’auteur de l’Architecture byzantine en France, a écrit sur ce sujet un ingénieux roman, qui paraîtra prochainement avec des planches dans les Annales archéologiques. M. de Verneilh trouve dans nos bas-reliefs une suite de scènes de la vie tantôt régulière, tantôt turbulente et désordonnée des écoliers du XIIIe siècle. Dans les quatre bas-reliefs à gauche, les étudiants se pressent autour de leurs maîtres, dont ils écoutent docilement les leçons ; les professeurs, en habit ecclésiastique, sont assis gravement dans leurs chaires ; quelques auditeurs prennent des notes. On remarque surtout un groupe charmant d’écoliers rangés en cercle autour d’un docteur jeune et spirituel. Une banderole, placée dans un des quatrefeuilles, donnait peut-être le mot de l’énigme ; on n’y lit plus rien. À droite, il semble que la sculpture représente la répression d’un de ces tumultes trop fréquents alors dans le monde des grandes écoles. Des personnages, appelés devant la justice ecclésiastique, prêtent serment sur les saints livres ; ceux qui les interrogent paraissent les avertir de la gravité de ce qu’ils font ; d’autres écrivent les réponses. Ailleurs, des jeunes gens, obligés peut-être de s’exiler de Paris, font leurs adieux et se disposent à partir à cheval. Enfin, au dernier bas-relief, un personnage est exposé sur une échelle de justice avec un écriteau sur la poitrine ; deux archers veillent au pied de l’échelle ; des spectateurs nombreux se tiennent sur la place ou regardent par les fenêtres des maisons voisines. Quelques lettres, encore visibles sur l’écriteau du patient, indiqueraient qu’il était puni pour avoir fait un faux serment. Le père Du Breul (Théâtre des antiquités de Paris, p. 49) raconte que Messieurs de Notre-Dame avaient une échelle de justice qu’on voyait encore de son temps à l’entrée de l’église. On la transportait, quand il y avait lieu, au parvis, devant le grand portail ; elle se terminait par une petite plateforme, où le patient était agenouillé, avec un écriteau contenant en deux mots son délit. Le bon père Du Breul y vit une exposition vers le milieu du XVIe siècle. C’était une manière de pilori. Le coupable y demeurait longtemps mocqué et injurié du peuple. Les moines de Saint-Germain des Prés avaient en leur église une échelle semblable, dont le père Du Breul regrette fort la destruction ; c’était, dit-il, une belle marque de la justice spirituelle et épiscopale de l’abbaye.

Au côté de la baie centrale, dans les deux tympans des ogives qui encadrent deux groupes de niches, la charité de saint Martin est dignement glorifiée. À gauche, le saint à cheval, jeune encore, coupe en deux son manteau avec son épée, pour en donner la moitié au pauvre d’Amiens[4]. À droite, Jésus-Christ montre à deux anges respectueusement inclinés le vêtement sanctifié : Martin, leur dit-il, n’étant encore que catéchumène, m’a revêtu de ce manteau. La ville d’Amiens a vu tomber naguère les dernières piles romanes d’une église élevée sur le lieu même où Martin avait ainsi couvert la nudité du pauvre. Une inscription appliquée au mur du palais de justice rappelle encore la charité du saint et l’existence de l’église.


  1. Le groupe du massacre des Innocents a été traité avec beaucoup de sentiment. Les malheureuses mères disputent avec désespoir leurs enfants aux bourreaux.
  2. Voir la Légende d’or, en la fête de la Nativité de la Vierge. Théophile, diacre en Cilicie, vivait vers l’an 238.
  3. Cette galerie n’a que seize baies ; celle du nord en compte dix-huit.
  4. Aucun trait de la vie des saints n’a été plus souvent peint ou sculpté dans toutes les églises du monde chrétien. On peut appliquer à la charité de saint Martin ce que le Christ a dit du parfum versé sur sa tête par Madeleine : Amen dico vobis, ubicumque prædicatum fuerit hoc evangelium, in toto mundo, dicetur et quod fecit in memoriam ejus. (Matth., XXVI.)