Description de la Chine (La Haye)/De l’idée qu’on doit avoir du monde

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Scheuerlee (3p. 210-212).


De l’idée qu’on doit avoir du monde.


Ce monde est comme une vaste mer : nous sommes semblables à un vaisseau qui vogue au milieu des flots agités : notre habileté à nous conduire, est comme la voile de ce vaisseau : la science nous sert de rames : la bonne ou mauvaise fortune, ce sont les vents favorables ou contraires : le jugement, c’est le gouvernail. Si malheureusement il vient à manquer, je désespère du vaisseau ; il fera infailliblement naufrage.

Un vase fêlé dure encore longtemps. Une petite santé dure plusieurs années. Ce qui manque sert à conserver ce qu’on possède. Un emploi où l’on n’est pas chargé de beaucoup d’affaires, se perd difficilement. Une pauvre maison et des champs peu fertiles passeront sans peine du père aux enfants, et aux petits-fils.

C’est du milieu des adversités que le mérite se produit et éclate. Trop de bonheur est souvent nuisible.

Ceux qui font plus sûrement fortune, ce sont des savants doux et paisibles. Ceux qui perdent les plus belles occasions de s’avancer, ce sont des gens entêtés de leurs idées, et qui n’écoutent personne.

Il n’y a personne qui ne cherche à se rendre heureux. Parviendra-t-on à ce prétendu bonheur par tous les mouvements qu’on se donne ? Celui qui sait se contenter, est bientôt content. J’attends, dit-on, pour vaquer à cette affaire, que j’aie un peu de temps à moi : et quand l’aurez-vous ce temps ? On a du temps pour tout, quand on sait le ménager.

Lorsqu’il fait un jour froid et un jour chaud, et que la saison n’est pas encore bien réglée, s’il survient un jour d’été, ne pliez pas vos habits d’hiver. Si vous êtes élevé tout à coup à une haute fortune, ne tournez pas le dos à vos anciens amis.

Un commerce où l’on s’enrichit bien vite, je ne songe point à le faire. Ces postes élevés où tant de gens aspirent, je ne souhaite point de m’y voir placé. D’affreux revers succèdent souvent aux fortunes subites.

Vous voulez faire une œuvre utile, faites en sorte qu’elle soit utile au public ; l’intérêt particulier sera traversé. Vous formez un projet qui demande des précautions et des ménagements, communiquez-le à peu de personnes ; si plusieurs en ont connaissance, il échouera.

Une haute réputation est communément attaquée par la calomnie : les ouvrages les plus exquis de l’art périssent d’ordinaire par quelque fâcheux accident.

L’indigence et l’obscurité produisent la vigilance et l’économie ; la vigilance et l’économie produisent les richesses et les honneurs ; les richesses et les honneurs produisent l’orgueil et le luxe ; l’orgueil et le luxe produisent l’impureté et l’oisiveté ; l’impureté et l’oisiveté produisent de nouveau l’indigence et l’obscurité : voilà le cours des révolutions présentes.

Le malheur de la plupart des hommes vient de ce qu’ils se mêlent de trop d’affaires. On voit un homme dans l’opulence et dans l’éclat ; on veut avoir avec lui des rapports familiers, et c’est là souvent ce qui ruine notre fortune. Le grand secret de maintenir une maison, c’est de s’appliquer uniquement à ce qui est de son devoir. A quoi bon s’embarrasser de tant de soins toujours inutiles, et souvent nuisibles ?

Les heureux du siècle exécutent aisément ce qu’ils entreprennent ; et même quoi qu’ils fassent, on le trouve toujours bien fait : l’un d’eux est invité à un festin, s’il se rend trop tôt à la maison, le maître du logis ne laisse pas de le recevoir avec un visage épanoui, témoignant lui savoir bon gré de ce qu’il s’est ainsi hâté ; s’il se fait attendre de la compagnie, on le prévient, en disant que ses grandes affaires l’ont sans doute arrêté. Un homme du commun n’est pas traité de même : s’il arrive tant soit peu avant le temps, on ne se presse pas de venir le recevoir ; s’il vient tant soit peu tard, on rejette son excuse, et on lui reproche d’avoir fait différer le repas ; ainsi est fait le monde.

Vous êtes d’un rang distingué, songez à vous rendre humain et accessible. N’examinez point si les visites qu’on vous rend, ont été précédées de présents : qu’on ait rempli ce devoir, ou qu’on y ait manqué, la politesse exige que vous receviez tout le monde avec un air affable et honnête.

Si vous êtes invité chez un ami, ne faites pas l’homme important, dérobez-vous, même à vos affaires, afin de vous rendre à l’heure marquée, et que ce ne soit pas avec un nombreux cortège de domestiques, qui ne sont bons que pour le faste.

Dans les visites de civilité qu’on se rend à certains jours de l’année, affectez de prévenir vos parents et vos amis qui sont peu à leur aise. Faites réflexion que si ces parents et ces amis refusent votre invitation, c’est souvent parce qu’ils ne peuvent pas paraître avec honneur dans une compagnie, faute d’habits décents ; c’est peut-être pour ne pas gêner les autres qui seraient obligés de leur céder le pas à cause de leur grand âge. C’est encore par la crainte qu’ils ont, que le repas se prolongeant bien avant dans la nuit, ils ne soient embarrassés pour le retour, n’ayant point de valets qui les reconduisent avec des lanternes.

Si les présents qu’ils font au nouvel an, et dans d’autres rencontres, sont peu considérables, faites attention qu’ils s’incommodent encore beaucoup en vous les offrant ; les moindres civilités qu’ils doivent faire, les inquiètent, par le désir qu’ils ont de s’en bien acquitter. Ainsi soyez porté à les excuser, s’ils manquent à quelque cérémonie.

Pour ce qui est des personnes d’un rang inférieur, lorsqu’ils se trouvent invités à un repas, et au milieu d’une compagnie illustre, ils doivent bien s’observer pour ne rien faire contre les règles de la bienséance : on en voit quelquefois qui mettent la main sur tout ce qu’il y a de meilleur, qui ne quittent la tasse qu’avec peine, et après l’avoir vidée d’un seul trait, qui dégoûtent par leur malpropreté, qui en viennent même jusqu’à cacher dans leurs manches des fruits et des confitures ; les honnêtes gens souffrent étrangement de cette grossièreté ; mais le maître du logis en souffre encore davantage.

Parmi les dons du Ciel, il y en a que l’industrie et le travail des hommes lui a, pour ainsi dire, enlevé. Je m’explique. On a trouvé le miroir ardent, par le moyen duquel on produit le feu ; la pierre fang tchu, qui ramasse l’humidité, et donne de l’eau ; la boussole, qui marque le Chariot de la partie méridionale ; l’art de faire le calendrier, pour déterminer les saisons ; la connaissance des éclipses ; enfin plusieurs autres choses admirables, qui sont autant d’inventions de l’esprit humain. La terre même ne produirait pas des grains, si elle n’était labourée au printemps, et si en été on n’en arrachait les mauvaises herbes. Je veux dire qu’il ne faut pas attendre les bras croisés ce que fera le Ciel, mais qu’il faut mettre la main à l’œuvre, si l’on veut obtenir ce qu’on attend du Ciel.

Le sage qui réfléchit sur les continuelles vicissitudes de la vie, se maintient dans la tranquillité, en se précautionnant contre tout ce qui pourrait le troubler. C’est l’inconstance et la légèreté du cœur humain qui porte les petits génies à courir témérairement les plus grands hasards, dans le dessein de faire fortune.