Description de la Chine (La Haye)/De la Civilité et de ses devoirs

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Scheuerlee (3p. 212-215).


De la civilité, et de ses devoirs.


Les civilités qui se pratiquent dans le commerce du monde, sont à la vérité de pures cérémonies ; cependant il n’est pas permis à un honnête homme de les ignorer : il faut qu’il sache comment on se salue l’un l’autre, soit de loin, soit en s’abordant ; quand et de quelle manière il faut céder le pas ; de quelle sorte on fait la plus profonde révérence ; quelles cérémonies se doivent observer dans un festin ; enfin cent autres manières honnêtes et polies, que l’usage et la bienséance prescrivent. Ceux qui négligent de s’en instruire, seront fort embarrassés[1] de leur contenance, lorsqu’ils se trouveront dans l’obligation indispensable de les pratiquer.

Nos jeunes gens ont coutume de dire : alors comme alors, on en sera quitte en faisant quelques petits mouvements, comme si l’on voulait faire les civilités dans les formes ; ne voit-on pas souvent les mandarins en user ainsi entr’eux ? Ils agissent et abrègent ces cérémonies ; dans un festin, après avoir fait un petit salut, en remuant et élevant les deux mains jointes, Y kung, ils vont prendre leurs places sans façon. Que dites-vous, jeunes gens ? On voit bien que vous avez peu d’expérience. Ces mandarins savent parfaitement tous les rits qui se pratiquent, et ils n’y manqueront pas au besoin, au lieu que vous autres, vous ne vous en dispensez, que parce que vous les ignorez. Quand on ne s’est pas formé de bonne heure à ces civilités, il est aussi difficile de s’en tirer avec honneur, que de transporter une montagne d’un lieu à un autre.

C’est une coutume établie de se faire des présents en certains jours, et dans certaines occasions ; on ne s’en dispense pas, si l’on sait vivre. Mais je voudrais qu’on offrît des choses utiles. Aujourd’hui on présente des poules, du poisson, des cochons, des canards, des gâteaux, des confitures et autres choses propres à manger. Un mandarin, dont on célèbre la naissance, voit ce jour-là la cour de sa maison et sa cuisine regorger de ces sortes de présents ; pourra-t-il en faire la consomption, surtout dans les brûlantes chaleurs de l’été ? Ces mets délicats se trouvent gâtés, avant même qu’on les ait tirés des caisses vernissées où ils ont été portés. Cependant on s’est mis en grands frais pour faire ces présents : quel est l’avantage qu’en retire le mandarin à qui ils sont offerts ?

Ma pensée serait donc qu’on donnât moins, mais qu’on fît un bon choix des choses qu’on donne, et qu’on ne se bornât point à ce qui se sert dans un repas. Je voudrais qu’en été, par exemple, vous offrissiez des mouchoirs, des pantoufles propres à tenir les pieds frais, des vases de terre sigillée, où l’eau se purifie, des éventails bien choisis, des petits chevets de rotin creux, et percés à jour, des nattes de jonc extrêmement fines, des meilleurs pinceaux pour écrire, des pièces d’encre, quelque belle porcelaine : et si vous voulez, de la gaze, des soieries, des toiles fines et déliées. Si c’est un temps d’hiver, vous pourrez offrir des corbeilles remplies de chandelles rouges, des charges de charbon, des bas de feutre, un bonnet de peau bien étoffé, des cassolettes d’un bon goût, des garnitures de chaises, des livres, des peintures, d’excellent vin : et si vous souhaitez donner des choses plus précieuses, des pièces de brocard, des bottes de soie, de riches habits fourrés de peaux : tout cela se peut présenter, et épargnera de la dépense à celui qui le reçoit.

On peut aussi se contenter d’envoyer un billet d’honnêteté, avec une liste des différentes choses qu’on veut donner, sans les acheter d’avance ; et se réservant à n’acheter que les pièces qu’on aura daigné agréer. Si l’on n’accepte rien, il n’en aura coûté qu’un peu de papier rouge, et il vous en reviendra un honnête remerciement. Si l’on accepte, outre qu’il y aura un retour de politesse, vous n’aurez point fait de frais inutiles. C’est ainsi que s’entretient le commerce d’amitié que l’on se doit les uns aux autres.

J’en vois qui affectent de me donner des marques extraordinaires de respect : je juge que dans le fonds ils me respectent peu. J’en vois d’autres qui me font la cour par de basses flatteries : je juge qu’ils seront les premiers à parler mal de moi en mon absence.

Lorsqu’à la mort de vos parents plusieurs personnes sont venues chez vous faire la cérémonie tiao, vous devez, après les sept premiers jours, aller aussitôt les remercier ; c’est un devoir indispensable pour un fils bien né, et plein de respect pour ses parents.

Il faut donc alors, que vêtu d’un habit grossier, et vous appuyant sur un bâton, vous paraissiez à la porte de chaque maison, et que là vous vous prosterniez, et frappiez du front contre terre : il faut de même qu’au nouvel an qui suivra, de grand matin, pour n’être aperçu de personne en un jour si solennel, vous parcouriez toutes les maisons de ceux qui ont fait chez vous le tiao, et que vous mettiez dans les fentes de la porte votre billet de visite.

Autrefois un gouverneur de ville vit tout le peuple, grands et petits, venir à son hôtel faire le tiao, et le consoler de la mort de son père. Dès que la cérémonie fut finie, ce mandarin ne pouvant aller dans toutes les maisons, se rendit à pied aux quatre portes de la ville, et de là se tournant vers les maisons des particuliers, il fit plusieurs fois les prosternements accoutumés. Si une personne de ce rang a cru devoir en user ainsi à l’égard du petit peuple, oserait-on manquer à un devoir si nécessaire ?

Parmi les abus introduits dans ce siècle, en voici un, contre lequel je ne saurais assez me récrier : on fait des processions ; on porte dans les rues des idoles ; chaque quartier se dispute la gloire de faire un plus grand fracas. On en voit qui s’habillent à la mode de nos anciens sages. D’autres, pour donner cours au culte des idoles, s’unissent ensemble, prêchent leur fausse doctrine, et exaltent leur pouvoir. Les jeunes gens, qui n’ont pas encore assez de discernement, sont effrayés de ces discours : la crainte produit dans leurs cœurs le respect pour ces idoles, et ils ne plaignent point l’argent qu’on leur demande pour la réparation de leurs temples. Quel désordre !

Autre abus qui concerne les enterrements. Ignore-t-on qu’aussitôt que la mort a enlevé un parent ou un ami, il n’a plus de commerce avec nous ? Ce qu’on lui doit après sa mort, ce sont des marques de douleur et d’une tendre affliction : l’on ne peut trop en donner. Mais faire précéder le convoi de gens qui marchent sur des échasses, et d’autres qui portent sur des caisses différentes figures d’hommes ; mêler aux funérailles des troupes de comédiens[2] qui jouent leur rôle en accompagnant le cercueil ; croire que ce fracas est nécessaire pour une pompe funèbre ; n’est-ce pas être dans une erreur tout à fait ridicule ?

Dans la cérémonie du tiao pour les morts, on ne doit pas être vêtu de peaux, ni porter un grand bonnet ; l’habit doit être simple, sans être doublé ; c’est au vêtement que l’on connaît l’estime qu’on fait de celui à qui on rend les derniers devoirs.

C’est par des manières civiles et honnêtes, qu’on témoigne le respect qu’on porte aux autres : si on a ce respect dans le cœur, il le produira au dehors par les civilités ordinaires ; si l’on néglige ces marques extérieures de considération, et qu’on les regarde comme de vaines pratiques, le cœur perdra bientôt les sentiments respectueux.

Les cérémonies (ly) se réduisent à quatre principales, qui sont la cérémonie de la prise de bonnet au temps de l’adolescence, les cérémonies du mariage, celles des enterrements, et celles du tsi, c’est-à-dire, des parfums qu’on brûle, des chandelles qu’on allume, des viandes et des fruits qu’on met devant le cercueil ou sur la sépulture, et des prosternations accoutumées. Le ly de la prise de bonnet n’est plus en usage ; les trois autres sortes de ly sont rapportées au long dans le livre Ouen kung kia ly. Si l’on fait plus qu’il n’est marqué dans ce cérémonial, cet excès naît de l’orgueil : si l’on fait moins, on se rend coupable d’une incivilité grossière : Kin yu man.


  1. L'expression chinoise dit : ne sauront que faire de leurs pieds et de leurs mains.
  2. Il y a apparence que par comédiens il entend une troupe de bonzes.