Description de la Chine (La Haye)/Du devoir des amis

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Scheuerlee (3p. 173-175).


Du devoir des amis.


Quelque union qu’il y ait entre des amis, il est difficile qu’ils s’accordent toujours ensemble : un mot échappé au hasard à votre ami pourra vous déplaire, et blesser votre délicatesse. Quel parti devez-vous prendre ? Celui de dissimuler, et de laisser tomber cette bagatelle. Donnez-vous bien de garde de répondre durement, ou de faire confidence au premier venu de votre mécontentement : le cœur de votre ami ne manquerait pas de se refroidir, ou par une réponse désagréable, ou par le rapport indiscret dont on aurait soin de l’informer.

Tandis que les enfants sont renfermés dans le domestique, et avant qu’ils aient commerce au-dehors, ils ne connaissent que leur père, leur mère, et leurs frères : ensuite ils commencent à avoir des compagnons d’école, avec qui ils exercent leur esprit, et auxquels ils s’attachent. Lorsqu’ils ont atteint un certain âge, on les marie, et ils ont des rapports nécessaires avec les parents de leur femme : rien de plus aisé que d’en prendre les mœurs et les usages. Si les parents sont gens laborieux, appliqués, économes, un jeune homme se formera sur leurs exemples ; et au contraire s’ils donnent dans le faste, dans la bonne chère, et le plaisir, il les suivra bientôt dans leurs égarements.

Quand on est homme fait, ou l’on s’engage dans le commerce, et l’on s’unit à des associés ; ou l’on entre dans le maniement des affaires, et on se lie avec les officiers auxquels on a rapport. Les liaisons se forment encore avec ceux qui ont été admis ensemble au même grade, ou bien avec les lettrés qui demeurent dans la même ville. Ces liaisons produisent insensiblement, et sans qu’on s’en aperçoive, un grand changement dans le caractère, et dans les mœurs. Si par cette voie-là le vice s’enracine dans un jeune cœur, il sera bien difficile de l’en arracher. C’est pourquoi on doit être très attentif aux amitiés qu’on forme ; parce que d’ordinaire elles produisent de grands changements, ou pour la vertu, ou pour le vice : on en marque les devoirs dans le corps de notre grande doctrine, et l’on y dit avec raison, que le choix des amis est un point de la dernière importance.

Il n’y a rien qu’on doive fuir davantage qu’un esprit de travers et un mauvais cœur : la moindre familiarité avec des gens de ce caractère, est très dangereuse. Agissez avec eux comme si vous ne les connaissiez point : c’est le moyen d’éviter bien des querelles, et de prévenir les mauvaises affaires qu’ils seraient capables de vous susciter.

Fuyez avec le même soin un homme pervers, mais sans qu’il paraisse que vous le fuyez : ce serait vous faire un dangereux ennemi : recherchez la compagnie d’un sage ; mais agissez à son égard sans détours, et avec ouverture de cœur ; c’est ainsi qu’il vous sera utile, et que vous vous l’attacherez.

Quand on choisit un ami, on remarque d’abord en lui cent belles qualités : quand on le fréquente longtemps, on lui trouve mille défauts. Est-ce que dans la suite il se trouve avoir moins de mérite qu’il en avait d’abord ? Non, cet ami n’a pas changé ; mais votre cœur s’en est dégoûté, et l’esprit n’en juge plus de même.

Voici une bizarrerie à peu près semblable : durant la vie des personnes qu’on connaît, on ne parle guère que de leurs défauts ; sont-elles mortes ? On ne fait mention que de leur mérite. Est-ce que sur la fin de leur vie leur mérite a comme absorbé leurs défauts ? Point du tout : c’est qu’à leur mort la compassion a disposé autrement votre cœur à leur égard. Celui qui traiterait des amis vivants avec la même estime et la même affection qu’il sent pour eux, dès qu’ils sont morts, tirerait de grands avantages de l’amitié.

Il n’y a nulle utilité, ou plutôt il y a bien des inconvénients à lier amitié avec un grand nombre de personnes. Nos anciens sages ont dit : faites connaissance avec une personne, à la bonne heure : encore ne sera-t-il pas aisé de vous connaître à fond l’un l’autre. Que si vous vous livrez à la multitude, et que vous vouliez avoir une foule d’amis ; comment pourrez-vous les connaître ? Aussi les témoignages d’estime, d’amitié, et de zèle, que ces sortes de personnes se donnent mutuellement, n’ont rien de solide : toutes ces protestations ne sont que sur les lèvres, si dans une bagatelle vous venez à leur déplaire, ils se retirent, et sont les premiers à vous déchirer par les traits de leur langue médisante.

C’est ce qui prouve qu’on ne saurait être trop circonspect dans le choix des amis. Mon ami, qui était d’une condition pauvre et obscure, se trouve tout à coup dans l’abondance et dans la splendeur : je dois sonder la disposition présente de son cœur : il est à craindre que si je viens à le traiter avec ma familiarité ordinaire, il ne me fasse un froid accueil à dessein de m’en éloigner. Au contraire si mon ami, qui était riche, tombe dans l’indigence, après ce changement de fortune, je dois lui marquer de plus grands égards que jamais ; sans quoi il me pourrait soupçonner d’une affectation d’indifférence, afin de rompre tout commerce avec lui. Il faut donc que j’évite jusqu’aux moindres choses qui pourraient fortifier en son esprit un pareil soupçon.

L’homme sage, qui sait que les amitiés sont souvent exposées à des ruptures d’éclat, ne s’engage jamais qu’après y avoir longtemps réfléchi. La véritable amitié, quand elle se forme, n’a rien que de simple et d’aisé : elle n’a point recours à ces vaines démonstrations, qui sont presque toujours trompeuses. Que si l’on se trouve obligé de rompre certaines amitiés, il faut le faire sans éclat, et se retirer insensiblement, et à petit bruit. C’est une belle leçon de nos anciens : les amitiés, disent-ils, qui se forment lentement et sans tant d’appareil, sont ordinairement durables.