Description de la Chine (La Haye)/Maximes des auteurs modernes

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Scheuerleer (2p. 448-452).


SECONDE PARTIE


CHAPITRE PREMIER.
Maximes des auteurs modernes.


PARAGRAPHE I.
Maximes sur l’éducation de la jeunesse.


L’empereur Chao lié de la famille des Han étant prêt de mourir, donna cet avis au prince son fils qui devait lui succéder au gouvernement de l’empire. S’il se présente une bonne ou une mauvaise action à faire, ne dites pas : c’est peu de chose. On doit faire cas des choses les plus légères. Il n’y a point de bien, quelque léger qu’il soit, qu’il ne faille pratiquer : il n’y a point de mal, quelque petit qu’il paraisse, qu’on ne doive éviter.

Voici l’instruction que le premier ministre Lieu pié donnait à ses enfants : Ne pas avoir soin de sa propre réputation, disait-il, c’est déshonorer ses ancêtres, c’est se précipiter dans cinq sortes de vices, contre lesquels, on ne peut assez se précautionner. Je vais vous les rapporter, afin de vous en inspirer l’horreur qu’ils méritent.

Le premier, est de ces personnes qui ne s’occupent que du plaisir et de la bonne chère ; qui n’ont en vue que leurs commodités et leur propre intérêt ; qui s’étudient à étouffer dans leur cœur ce sentiment de compassion, que la nature inspire pour les malheureux.

Le second, est de ceux qui n’ont aucun goût pour la doctrine des anciens sages ; qui ne rougissent point de honte et de confusion, lorsqu’ils comparent leur conduite avec les grands exemples, que nous ont laissés les héros des siècles passés.

Le troisième est de certaines gens qui dédaignent ceux qui sont au-dessous d’eux ; qui n’aiment que les flatteurs ; qui ne se plaisent qu’aux bouffonneries et aux entretiens frivoles ; qui regardent d’un œil jaloux les vertus des autres, et qui n’apprennent leurs défauts que pour les publier ; qui font consister tout leur mérite dans le faste et la vanité.

Le quatrième, est de ceux qui n’aiment que les comédies et les festins, et qui négligent leurs devoirs les plus importants.

Le cinquième, est de quelques autres qui cherchent à s’élever aux charges et aux dignités, et qui pour y parvenir, ont recours aux plus indignes bassesses, et se font les esclaves de quiconque a du crédit.

N’oubliez jamais, mon cher enfant, ajoute-t-il, que les plus illustres familles ont été établies lentement par la piété filiale, par la fidélité, par la tempérance et l’application de ceux qui les gouvernaient ; et qu’elles ont été détruites avec une rapidité étonnante par le luxe, l’orgueil, l’ignorance, la fainéantise, et la prodigalité des enfants, qui ont dégénéré de la vertu de leurs ancêtres.

Fan che premier ministre, et confident de l’empereur avait un neveu, qui le pressait continuellement d’employer son crédit pour son élévation. Comme il était encore jeune et sans expérience, Fan che lui envoya l’instruction suivante. Si vous voulez mériter ma protection, mon cher neveu, commencez par mettre en pratique les conseils que je vous donne :

1° Distinguez-vous par la piété filiale, et par une grande modestie ; soyez soumis à vos parents, et à ceux qui ont sur vous quelque autorité ; et que dans toute votre conduite, il ne vous échappe jamais aucun trait de fierté, ni d’orgueil.

2° Mettez-vous bien dans l’esprit, que pour remplir de grandes charges, il faut y apporter une application extraordinaire, et beaucoup de connaissances. Ainsi ne perdez pas un moment de temps, et remplissez-vous l’esprit des maximes que nous ont laissées les anciens sages.

3° Ayez de bas sentiments de vous-même, reconnaissez le mérite des autres, et faites-vous un plaisir de rendre à chacun l’honneur qui lui est dû.

4° Ayez soin de ne point distraire votre esprit des occupations sérieuses, et de ne le pas dissiper par des amusements peu séants à un sage.

5° Soyez en garde contre l’amour du vin ; c’est le poison de la vertu : l’homme du plus beau naturel, qui se livre à une passion si basse, devient bientôt intraitable et féroce.

6° Soyez discret dans vos paroles : tout grand parleur se fait mépriser, et s’attire souvent de tristes affaires.

7° Rien de plus consolant que de se faire des amis ; mais pour les conserver, n’ayez point trop de sensibilité ; et ne soyez point du nombre de ces gens, que le moindre mot qui aura échappé, et qui leur déplaît, transporte de rage et de colère.

8° On en voit peu qui ne prêtent l’oreille aux discours flatteurs, et qui, après avoir savouré des louanges glissées à propos, n’en conçoivent une haute idée d’eux-mêmes : ne tombez jamais dans ce défaut ; et loin de vous laisser duper par les feintes douceurs de ceux qui vous flattent, regardez-les comme des séducteurs qui vous trompent.

9° C’est le propre d’une populace ignorante, d’admirer ces hommes vains, qui font parade d’un train superbe,  d’une longue suite de domestiques, de la magnificence des habits, et de tout ce que le luxe a inventé pour donner une prééminence, qui est rarement soutenue du mérite : mais les sages les regardent avec un œil de pitié ; ils ne savent estimer que la vertu.

10° Vous me voyez au comble de la prospérité et de la grandeur ; plaignez-moi, mon neveu, et n’enviez pas mon sort. Je me regarde comme un homme dont les pieds chancèlent sur les bords d’un précipice, ou qui marche sur une glace fragile. Croyez-moi, ce ne sont pas les grandes places qui rendent l’homme heureux, et il n’est pas aisé d’y conserver sa vertu. Suivez donc un conseil, qui est le fruit de ma longue expérience : renfermez-vous dans votre maison, vivez-y dans la retraite, étudiez la sagesse, craignez de vous montrer trop tôt au-dehors, et méritez les honneurs en les fuyant : celui qui marche trop vite, est sujet à broncher ou à tomber. La Providence est la dispensatrice des grandeurs et des richesses ; il faut attendre ses moments.


PARAGRAPHE II.
Maximes sur les cinq devoirs.


L’auteur entre dans le détail des devoirs des domestiques ; des cérémonies ordonnées, pour mettre le premier bonnet aux jeunes gens ; des honneurs funèbres qu’on doit rendre aux parents défunts ; du deuil triennal ; du soin qu’on doit avoir d’éviter les cérémonies introduites par les sectaires ; du devoir des magistrats ; de la précaution qu’on doit apporter aux mariages ; de l’amour qui doit être entre les frères, et des règles de l’amitié. Comme la plupart de ces réflexions se trouvent dans les livres précédents, je n’en rapporterai que quelques-unes, dont je n’ai point parlé jusqu’ici.

Autrefois c’eût été un scandale, et une faute punissable, que de manger de la viande et de boire du vin, lorsqu’on portait le deuil de ses parents décédés : que les temps sont changés ! Maintenant, on voit même des mandarins dans un temps, comme celui-là, consacré à la douleur et à la tristesse, se visiter, et se régaler les uns les autres : on ne fait pas difficulté de contracter des mariages ; parmi le peuple on invite les parents, les amis, les voisins à des repas qui durent tout le jour et où souvent on s’enivre. O mœurs ! qu’êtes-vous devenues ?

Les rits de l’empire ordonnent qu’on s’abstienne de viande et de vin tout le temps que le deuil dure : on n’excepte de cette loi que les malades, et ceux qui ont atteint l’âge de cinquante ans, auxquels on permet de prendre des bouillons, et de manger de la viande salée : mais il leur est absolument défendu de se nourrir de viandes délicates, et d’assister à des festins. A plus forte raison, leur interdit-on toutes sortes de plaisirs, et de divertissements : c’est de quoi je ne parle point, car il y a des lois établies dans l’empire, pour réprimer ceux qui se rendraient coupables de cet excès.

Ces hommes superstitieux qui ajoutent foi aux mensonges de la secte de Fo, croient avoir satisfait à un devoir essentiel à l’égard de leurs parents défunts, lorsqu’ils ont chargé l’idole de présents, et offert des viandes à leurs ministres. A entendre ces imposteurs, ce sont ces offrandes, qui effacent les péchés des défunts, et qui leur facilitent l’entrée dans le Ciel. Écoutez l’instruction que le célèbre Yen donnait à ses enfants : Notre famille, leur disait-il, a toujours réfuté par de savants écrits les artifices de cette secte : prenez bien garde, mes enfants, de ne jamais donner dans ces vaines et monstrueuses inventions.

Quand vous avez dessein de marier votre fils ou votre fille, ne cherchez dans l’époux ou dans l’épouse que le beau naturel, la vertu, et la sage éducation qu’ils ont reçue de leurs parents : préférez ces avantages à tous les honneurs et à toutes les richesses. Un mari sage et vertueux, fût-il pauvre, et d’une condition abjecte, peut devenir un jour considérable par ses dignités, et par ses richesses : au contraire il est vraisemblable qu’un mari vicieux, quelque riche, et quelque noble qu’il soit, tombera bientôt dans le mépris et dans l’indigence.

La grandeur ou la ruine des familles vient souvent des femmes : si celle que vous épousez a de grandes richesses, elle ne manquera pas de vous mépriser, et son orgueil jettera le trouble dans votre maison. Je veux que cette riche alliance vous élève et vous enrichisse ; mais si vous avez un peu de cœur, ne rougirez-vous pas d’être redevable à votre femme de ces honneurs et de ces richesses ?

Le docteur Hou avait coutume de dire : lorsque vous mariez votre fille, choisissez-lui un mari dans une famille plus illustre que la vôtre : elle vivra toujours dans l’obéissance et le respect qu’elle lui doit, et la paix régnera dans la famille. De même lorsque vous mariez votre fils, choisissez-lui une femme dans une famille plus obscure que la vôtre : ; vous pouvez vous assurer par là que votre fils sera tranquille dans sa maison, et que sa femme ne s’écartera jamais du respect qu’elle lui doit.

Le docteur Ching avait raison de dire, qu’afin que l’amitié soit durable, il faut que les amis se respectent l’un l’autre, et qu’ils s’avertissent mutuellement de leurs défauts. Si vous ne choisissez pour amis que ceux qui vous flattent, et qui vous divertissent par leurs bons mots, par leurs plaisanteries, et par leur badinage, vous verrez bientôt la fin d’une amitié si frivole.


PARAGRAPHE III.
Maximes des auteurs modernes, sur le soin avec lequel on doit veiller sur soi-même.


Un ancien proverbe dit que celui qui veut se rendre vertueux, ressemble à un homme qui grimpe une montagne fort escarpée ; et que celui qui se livre au vice, est semblable à un homme qui descend une pente fort roide.

Le docteur Fan tchung siuen faisait cette instruction à ses enfants et à ses frères : faut-il censurer le prochain ? Les plus stupides sont clairvoyants. S’agit-il de se censurer soi-même ? les plus clairvoyants deviennent stupides. Tournez contre vous-même cette subtilité à critiquer le prochain, et ayez à son égard l’indulgence que vous avez pour vous.

Le cœur de l’homme est semblable à une terre excellente. La semence qu’on y jette, ce sont les vertus, la douceur, la justice, la fidélité, la clémence, etc. Les livres des sages, et les exemples des hommes illustres sont les instruments propres à cultiver cette terre. Les embarras du siècle et les passions sont les méchantes herbes, les épines qui y croissent, les vers qui rongent, qui dévorent la semence. Le soin, la vigilance, l’attention sur soi-même, l’examen de sa conduite c’est la peine qu’on prend à arroser et à cultiver cette terre. Enfin quand on a le bonheur d’acquérir la perfection, c’est le temps de la moisson, c’est la récolte.

Voici comment s’explique le docteur Hou ven ting : Un homme qui aspire à la sagesse, doit faire peu de cas des délices du siècle, et ne pas se laisser éblouir par le vain éclat des honneurs et des richesses. Les princes enivrés de leur grandeur, ne se distinguent que par leur faste et leur orgueil : ils ont de grandes salles superbement ornées, des tables servies avec toute la délicatesse et la magnificence imaginable, un grand nombre de seigneurs et de domestiques qui les environnent, et leur font la cour. Certainement si j’étais à leur place, je me garderais bien de les imiter.

Celui qui veut être véritablement sage, doit détester le luxe, et sans avilir son esprit, en l’occupant de ces bagatelles, l’élever aux connaissances les plus sublimes : il doit se rappeler souvent l’exemple du célèbre Tchu ko Kung ming, qui fleurissait sous la fin de l’empire des Han. Il vivait tranquille dans la bourgade de Nan yang sans désirs et sans ambition, ne s’occupant qu’à cultiver ses terres, et à acquérir la sagesse. Lieou pi général des troupes impériales, fit tant par ses prières, qu’il l’engagea à prendre le parti de la guerre. Il s’acquit dans l’armée une si grande autorité, qu’après avoir partagé les champs et les provinces, il divisa tout l’empire en trois parties. Dans ce haut point de crédit, et d’autorité où il se trouvait, que de richesses ne pouvait-il pas accumuler. Cependant écoutez le discours qu’il tint à l’héritier de l’empire. J’ai, dit-il, dans ma terre natale 800 mûriers pour nourrir des vers à soie : j’ai 1.500 arpents de terre qu’on cultive avec soin, ainsi mes fils et mes petits-fils auront abondamment de quoi vivre. Cela leur suffit, et je me garderai bien d’accroître mes richesses ; je n’ai donc d’autre vue que de procurer le bien de l’empire : et pour prouver à Votre Majesté la vérité et la sincérité de mes paroles, je vous promets qu’à ma mort on ne trouvera ni riz dans mes greniers, ni argent dans mes coffres. Et en effet la chose arriva comme il l’avait promis.