Description de la Chine (La Haye)/Sur la lecture des Livres

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Scheuerlee (3p. 204-205).


Sur la lecture des livres.


La fin qu’on doit se proposer dans la lecture des livres, c’est de perfectionner sa raison ; quand l’esprit est éclairé, le cœur a un guide sûr : on est en état de démêler le vrai d’avec le faux, et de faire le discernement du bien et du mal. Si l’on se trouve dans des conjonctures délicates et difficiles, on se porte aisément au parti que la raison approuve : si le succès ne répond pas à nos soins, on ne rougit point du parti qu’on a pris.

Il ne s’agit pas de beaucoup lire : mais d’être réglé dans ses lectures, et de ne les pas interrompre pendant un temps considérable. Il y en a qui travaillent[1] tout un jour avec une extrême application, et qui prennent dix jours de repos. Ce n’est pas le moyen de devenir habile.

En apprenant tous les jours deux cents caractères, et en retenant leur signification, au bout de six ans on saurait tout ce qu’il y a de caractères dans les cinq livres, sur lesquels on peut être examiné ; est-ce là la peine de se rebuter du travail ? Autrefois on examinait les lettrés sur trente livres différents.

Les anciens ont dit : on n’ouvre point un livre, qu’on n’en retire quelque utilité : je dis après eux que tout livre peut servir à me rendre plus habile ; j’en excepte les romans ; ils me révoltent. Ce sont de dangereuses fictions, dont l’amour est la passion dominante. Les traits les plus déshonnêtes y passent pour des tours d’esprit ; les confidences, les libertés criminelles y sont données pour des manières aisées et galantes ; les rendez-vous secrets, le crime même y est exposé d’une manière à inspirer la plus forte passion. Il y aurait du danger pour des gens d’âge et d’une probité à toute épreuve. Que ne doivent donc pas craindre de jeunes gens, dont la raison est encore faible, et dont le cœur est si facile à s’émouvoir ? Pourront-ils avaler ce poison sans en recevoir des atteintes mortelles ?

Savoir se glisser par une issue secrète, sauter adroitement un mur, ce sont des faits qu’on trouve joliment placés, et qui enchantent un jeune cœur. A la vérité l’intrigue se dénoue par le mariage qui se conclut du consentement des parents, et selon les rits prescrits. Mais parce que dans le corps de l’ouvrage il y a bien des endroits qui choquent les bonnes mœurs, qui renversent les louables coutumes, qui violent les lois, et détruisent les devoirs essentiels de l’homme, la vertu se trouve exposée aux attaques les plus dangereuses.

Mais, dira-t-on, dans ces histoires romanesques, l’auteur ne se propose autre chose que de représenter le vice puni, et la vertu récompensée. Je le veux : mais le grand nombre des lecteurs remarque-t-il ces châtiments et ces récompenses ? Leur esprit n’est-il pas entraîné ailleurs ? Peut-on croire que l’art employé par l’auteur pour inspirer l’amour de la vertu, l’emportera sur cette foule de pensées, qui induisent au libertinage ? Afin de traiter ce sujet de telle sorte, que ce qui précède la leçon de morale, ne soit précisément qu’un ingénieux artifice, pour la faire recevoir d’une manière plus agréable, il faudrait un sage du premier ordre ; et dans notre siècle, où trouver des savants de cette haute vertu ?

Ce que je souhaiterais donc, c’est que ceux qui sont chargés de veiller à la réforme des mœurs, employassent leur autorité à supprimer tous ces livres capables de corrompre la jeunesse, et qu’on ne mît entre ses mains que nos livres d’histoire ; ce serait là le moyen de bannir la corruption du siècle, de rappeler l’ancienne probité, et de rendre au gouvernement son premier lustre.


  1. L'expression chinoise est, un jour chaud comme braise, et dix jours froids comme glace.