Dictionnaire de théologie catholique/SACREMENTS II. La notion 5. Chez les théologiens du Moyen Âge
V. CHEZ LES THÉOLOGIENS DU MOYEN AGE. —
1° Avant le XIIe siècle. —
La définition isidorienne, parce qu’elle plaçait l’idée de signe au second plan, aboutissait à une notion moins précise du sacrement. Les auteurs du ixe siècle l’ont unanimement adoptée. Ainsi, Raban Maur, De institutione clericorum,
I. I, c. xxiv, P. L., t. cvii, col. 309. Voir le texte ici, t. x, col. 347, et Jonas d’Orléans, De institutione laicali, t. I, c. vii, P. L., t. evi, col. 134. Voir c. x, col. 138. Dans le De corpore et sanguine Domini, Pascase Radbert y puise le principe de son exposé eucharistique. Sacramentum.. est quidquid in aliqua celebratione divina nobis quasi pignus salutis traditur, cum res gesta visibilis longe aliud invisibile intus operatur, quod sancte accipiendum est : unde et sacramenta dicuntur a secreto, eo quod in re visibili divinilas intus aliquid ultra secretius fecit per speciem corporalem. P. L., t. cxx, col. 1275 A. Voir ici. t. xiii, col. 1634, et
II. Peltier. Pascase Radbert, Amiens, 1938, p. 203. Ratramnc s’inspire à la même source. Pour lui, les sacrements sont le secret du mystère divin, caché dans les choses sensibles : tegumento corporalium rentra virtus divina secretius salutem accipiendum (ideliter dispensât. De corpore et sanguine Domini, c. xlv, P. L.. t. CXXI, col. 110 C-117 A. Qui ne voit l’inconvénient d’une pareille notion, qui convient, certes, à tout le défini, mais non pas au seul défini ?’fout ce qui manifeste une action secrète de la divinité peut être appelé sacrement. Les auteurs de l’époque ne se sont pas privés d’étendre le nom de sacrement à toute manifestation de l’action secrète de la divinité. Ainsi, pour Pascase Radbert, non seulement le baptême et la confirmation sont des sacrements, mais l’Écriture sainte, parce que, sous la lettre des Écritures, l’Esprit-Saint agit efficacement ; mais l’incarnation, parce que, dans l’humanité visible de.lésus-Christ, la divinité agissait Intérieurement dans le secret.
Une telle application de la définition isidorienne aura pour effet de ranger parmi les sacrements tous les mystères de la foi chrétienne : « confusion qui entrava longtemps le développement du dogme du nombre des sacrements, écrit à juste titre P. Pourrai, op. rit., p. 33.
2° Au XIIe siècle. —
Le début du XIIe siècle marque un renouveau dans l’étude des sacrements : théologiens et surtout canonistes s’efforcent d’éclaircir les aspects généraux ou particuliers du problème sacramentaire. Les sources sont abondantes et l’inédit malheureusement en constitue la grande part. Le R. P. J. de Ghellinck avait annoncé un travail considérable sur ce sujet. Voir Le mouvement théologique du XIIe siècle. p. 339, note 1. Ce travail n’est jamais paru. Il faut donc se contenter d’indications sommaires.
La définition proprement augustinienne du sacrement, dans laquelle l’accent est mis sur la signification extérieure, est restaurée, on devine dans quel but hétérodoxe, par Bérenger de Tours, De sacra ccena, édit. Vischer, Berlin, 1834, p. 192 et 193. Bérenger, en effet, entendait démontrer que le corps du Christ n’est dans l’eucharistie qu’en signe. Voir ici, t. ii, col. 727. Cette définition, esquissée par les canonistes, est proposée par Abélard : Est aulrm sacramentum invisibilis graliæ visibilis species, vel sacrse rei signum (Bérenger avait dit : sacrée lei forma), id est alicujus seercti. La première partie de la formule est attribuée à saint Augustin par Roland Bandinelli ; cf. Gietl, Die Srntenzen Rolands, p. 155. En réalité, cette formule ne se trouve pas textuellement dans Augustin : elle a été formée par la juxtaposition de deux expressions augustiniennes, Qusest. in Heptateuchum, t. III, q. i.xxxiv. Voir col. 522. L’efficacité du signe sacré est nettement affirmée par Abélard qui distingue, dans le baptême comme dans les autres sacrements, d’une part, sacramentum, d’autre part, res sacramenti. La res sacramenti est l’effet intéiieur produit par le sacrement chez ceux qui le reçoivent dans les dispositions requises. Les autres ne reçoivent que le sacrement. Il semble difficile cependant à Abélard d’admettre que le Saint-Esprit n’opère aucune œuvre de sanctification dans la réception simplement valide du sacrement. Mais cette grâce ne fait que passer, ad horam transit. Epitome, pari. III, c. iii, P. L., t. clxxviii, col. 1738 sq.
Saint Bernard expose brièvement que le sacrement, sacrum signum. ou sacrum secretum ne fait pas que signifier la grâce : il la communique. C’est une sorte d’investiture de la grâce. L’anneau que poite l’héritier n’a par lui-même aucune valeur ; mais il est donné comme signe de l’investiture de l’héritage. Ainsi, appropinquans passioni Dominus, de gratia sua investire curavit suos ut invisibilis gratia signo aliquo visibili pnrstaretur. Scrmo in ccena Domini, P. L., t. clxxxhi, col. 271.
Cette définition est courante chez les auteurs du début du xii c siècle. Alger de Liège la reprend dès le début de son ouvrage De sacramentis corporis et sanguinis Domini, t. I, c. iv, P. L., t. clxxx, col. 751. Ses explications constituent une véritable réaction contre la notion isidorienne, car elles opposent très nettement sacramentum à mysterium : in hoc difjerunt quia sacramentum signum est visibile aliquid signiftcans, mysterium vero aliquid occultum ab eo signi/icatum. Id., ibid. D’autres auteurs sont pleinement d’accord avec Alger : Lanfranc, Liber de corpore et sanguine Domini. P. L., t. cl, col. 415 ; Guitmond, De corporis et sanguinis Domini veritatc, t. II, P. L., c. c.xLix, col. 1147. Lanfranc dit expressément : sacramentum dicitur a sacrando, P. L., t. cl, col. 423 BC, étymologie qu’on retrouve plus tard chez saint Thomas, In IV"" Sent., dist. I, q. i, a. 1, qu. 1, et chez Hugues de Strasbourg, Compendium theologise, t. VI, c. iv, dans les Alberti Magni opéra, édit. Borgnet, t. xxxiv, p. 203. Sur cette notion du signe sacramentel appliqué par Alger à l’eucharistie, voir L. Brigué, Alger de Liège, Paris, 1936, p. 96 sq. On doit également à Alger une rigoureuse mise au point de la doctrine de l’efficacité sacramentelle. Continuant la réaction de Bède et faisant appel aux principes de saint Augustin, il démontre, dans la dernière partie de son ouvrage, que « le sacrement ne dépend pas plus de la foi du ministre que de sa valeur morale. Ce qu’il avait toujours affirmé en ce qui concerne les indignes, il l’enseigna tout à fait en ce qui regarde les hérétiques. Leurs sacrements sont pleinement valides, s’ils sont conférés comme ils doivent l’être ; ils restent sacrements de l’Église, et sont capables de sanctifier, non les hérétiques eux-mêmes, mais ceux qui s’en approchent avec les dispositions convenables. » L. Brigué, op. cit., p. 181.
Voir également les textes de deux auteurs, Yves de Chartres et Hildebert du Mans, ce dernier surtout reprenant et expliquant la définition augustinienne. Les textes au t. x, col. 348.
La définition du sacrement par le signe achève de se compléter et de se propager par les travaux d’Hugues de Saint-Victor, de l’auteur de la Summa sententiarum et de Pierre Lombard.
1. Hugues de Saint-Victor. —
L’ancienne définition, sacrse rei signum, dans laquelle se trouve indiqué le signe visible, extérieur, et la grâce intérieure invisible, appelée aussi res sive virtus sacramenti, paraît insuffisante à Hugues. Car tout signe n’est pas sacrement. Hugues propose donc la définition suivante, qui accuse un progrès considérable sur toutes les notions antérieures : Sacramentum est corporale vel materiale elementum foris sensibiliter propositum ex similitudine représentons, et ex institulione signifteans, et ex sanctifieatione continens aliquam invisibilem et spirituulem gratium. De sacramentis, t. I, part. IX, c. ii, P. L., t. clxxvi, col. 317. Ainsi, la notion de sacrement, d’après Hugues, « comprend trois idées essentielles : l’aptitude de l’élément corporel ou matériel à représenter, en vertu d’une ressemblance naturelle, ce qu’il signifie ; l’institution divine, par laquelle est établi, de fait, le rapport de signification entre l’élément corporel et la grâce ; enfin, la sanctification du prêtre, qui remplit l’élément corporel de grâce et le rend capable de la donner au sujet. » Fourrât, op. cit., p. 35. Ce sont là, essentiellement, les idées de saint Augustin. Mais Hugues en précise quelques aspects. Il fait dépendre en effet de Jésus-Christ, auteur des sacrements, le rapport du signe à la grâce signifiée, idée qui était simplement confuse chez Augustin, lequel semblait faire dériver ce rapport plutôt de la parole de bénédiction. Au fond, nous ne croyons pas qu’il y ait opposition entre les deux doctrines, la bénédiction du prêtre n’ayant d’autre but que de rappeler le choix et l’institution faite par le Cbrist. Voir la remarque de dom de Puniet, col. 520. D’ailleurs, la définition d’Hugues, quel que soit le progrès qu’elle accuse, outre qu’elle est fort longue, demeure encore, sur un point, imprécise et incomplète. Il est difficile, en effet, de s’en tenir à une conception du sacrement qui serait simplement corporale vel materiale elementum foris sensibiliter propositum, quelle que soit par ailleurs son aptitude naturelle à représenter ce qu’il signifie. C’est l’usage de cet élément matériel qui constitue en réalité le sacrement, dont la signification est précisée dans l’ordre de la sanctification de l’âme par l’élément formel. Saint Thomas reprend vivement cette partie de la définition hugonienne : « Hugues, dans la définition commune du sacrement dit que (le sacrement) c’est l’élément matériel et, dans la définition du baptême, il dit que c’est l’eau. Mais cela n’est pas vrai. Dès là, en effet, que les sacrements de la Loi nouvelle opèrent une certaine sanctification, le sacrement se parfait là où se parfait la sanctification. Or, dans l’eau, il n’y a pas de sanctification qui se fasse ; ce qui s’y trouve, c’est une certaine vertu instrumentale de la sanctification, qui n’y demeure pas, mais qui passe dans l’homme, vrai sujet de la sanctification. Il s’ensuit que le sacrement ne se fait pas dans l’eau elle-même, mais dans l’application de l’eau à l’homme, application qui est l’ablution. » Sum. theol., IIP, q. lxvi. a. 1.
2. La Summa sententiarum. —
La comparaison de la notion de sacrement dans le De sacramentis d’Hugues avec la notion de la Summa sententiarum suffirait à démontrer que cet ouvrage n’est pas d’Hugues, bien qu’il s’inspire des doctrines victorines. Sur l’auteur de la Summa sententiarum, voir t. vii, col. 251 sq. Dans la notion du sacrement chrétien, l’auteur de la Summa corrige ce qu’il y avait d’incomplet et de défectueux dans la notion d’Hugues. Sur l’antériorité du De sacramentis, voir col. 256-257. C’est dans la notion de signe et dans l’efficacité du signe sacramentel que notre auteur cherche la note distinctive, spécifique, du sacrement de la nouvelle Loi. « Hugues définissait le baptême : l’eau sanctifiée par la parole de Dieu. Ce langage est tout à fait impropre aux yeux de l’auteur de la Summa. Pour lui, le baptême est un composé de l’immersion et de l’invocation de la Trinité ; l’eau et l’immersion sont le sacramentum du baptême, l’invocation de la Trinité en est la forma. Sum. sent., tract. V, c. i, iii, iv. Dans tous les sacrements, il discerne le sacramentum, qui est le signe extérieur par lequel la res sacramenti est signifiée. Sa pensée est ainsi amenée à faire, comme saint Augustin, de l’idée générale de signe le fondement de la définition du sacrement ; c’est dans l’efficacité qu’il cherche avec raison la note spécifique qui différencie le signe sacramentel de tout autre signe. Pourrat. op. cit.. p. 38. Après avoir rappelé les deux définitions augustiniennes : suerte rei signum, et : invisibilis gratin-visibilis forma, l’auteur s’objecte que cette définition pourrait convenir à bien des signes qui ne sont pas sacrements. Et il continue : Sedutsolis sacramentis competat, sic intelligendum est : sacramentum est visibilis forma invisibilis gratise i eo col LAT^E, QUAM SCILICET CONFiiKT ll’Sl VI SACRAMENTUM.
Non enim est solummodo sacrse rei signum, skd etiam efficacia. Op. cit., c. i. Cette précision heureuse permet a notre auteur d’établir la différence qui sépare le simple signe du sacrement : Ad hoc ut sit signum, non aliudexigit nisi ut illud significet cujus perhibetur signum, non ut conférât. Sacramentum vero non soliim signi/icat, sed etiam confert illud cujus est signum vel significatio. Autre différence : signum potest esse pro soin significatione quamvis careai similitudine (signe purement conventionnel), ut circulus vini ; sed sacramentum non solum ex institulione signi/icat, sed etiam ex similitudine repræsentat. là.., ibid. Cette notion est presque définitive et permet à l’auteur d’appliquer le nom de sacrement à six des lites sacrés connus sous ce nom. Pierre Lombard aura peu de chose à faire pour amener la notion de sacrement à sa perfection dernière.
3. Pierre Lombard.
C’est dans le 1. IV des Sentences de Pierre Lombard que se trouve le premier traité des sacrements en général, dont les traités IV-VII de la Summa avaient fourni l’ébauche. Pour Pierre Lombard, comme pour l’auteur de la Summa, le caractère spécifique qui différencie le sacrement de tout autre signe, même sacré, c’est l’efficacité. Omne sacramentum est signum, sed none converso. Sacramentum ejus rei similitudinem gerit, cujus signum est… Sacramentum enim proprie dicitur quod ila signum est gratise Dei, et invisibilis grediæ forma, ut ipsius imaginem gerat et causa existât. Sent., 1.IV, dist. I, n. 2. Ainsi, les observances cérémonielles de l’ancienne Loi, parce qu’elles ne causaient pas la grâce, ne peuvent être appelées sacrements.
Le progrès réalise par la théologie de Pierre Lombard, c’est la notion de cause introduite dans le concept de signe efficace. Efficaces parce que causes de la grâce, tels apparaissent désormais les signes sacrés auxquels, depuis le Maître des Sentences, on réservera dans l’Église le nom de sacrements. On doit également ajouter que la doctrine de Pierre Lombard sur la composition du signe sacramentel est plus précise que celle de ses devanciers, à part peut-être l’auteur de la Summa. Le sacrement n’est pas simplement l’élément corporel seul, mais il est constitué par l’élément corporel (matière) et par la formule (forme) qui accompagne l’administration du sacrement.
Ainsi, « le sacrement est à la fois le signe et la cause de la grâce ; le signe est le terme générique do la définition, la causalité en est l’élément spécifique. La formule augustinienne recevait ainsi au xiie siècle son complément nécessaire. » P. Pourrat, op. cit., p. 40-41. Sur tous ces points, voir J. de Ghellinck, Un chapitre dans l’histoire de la définition des sacrements au .XIIe siècle, dans Mélanges Mandonnet, t. ii, Paris, 1930, p. 70 sq.
Désormais le progrès du concept de sacrement portera plutôt sur le mode d’efficacité, c’est-à-dire sur la nature de la causalité sacramentelle. Cet aspect nouveau du problème sera étudié plus loin. Voir col. 614 sq. Accessoirement, les auteurs insisteront sur la différence de nature des sacrements de la Loi ancienne, voir col. 644 sq., et des sacrements chrétiens. Hnfin, il faut bien reconnaître que la manière de présenter la formule lombardienne revêtira plus d’une nuance particulière aux écoles qui s’en empareront. Nous signalerons ces nuances en traitant de la causalité sacramentelle. Jamais le magistère de l’Église n’a voulu trancher les divergences d’école ; aussi s’est-il abstenu prudemment de donner une définition du sacrement. Les formules employées seront à dessein assez souples pour condenser la doctrine commune sans dirimer les questions controversées. Le décret Pro Armenis reprendra une formule thomiste qu’il est possible d’interpréter largement : Illa (les sacrements de la Loi ancienne) non causabant gratiam : hœc vero nostra et continent gratiam et ipsam digne suscipientibus conferunt. Denz.-Bannw., n. 695. Au concile de Trente, le canon 6 de la viie session a repris les formules de Florence et anathématisé « quiconque dit que les sacrements de la Loi nouvelle ne contiennent pas la grâce qu’ils signifient et qu’ils ne confèrent pas cette grâce à ceux qui n’y mettent pas d’obstacles ». Denz.-Bannw. , n. 849. II y a, dans ce canon, une confirmation authentique de la doctrine traditionnelle du signe efficace. Enfin, à la xiiie session, le concile applique à l’eucharistie la définition traditionnelle de tout sacrement : Commune hoc quidem est sanctissimæ euchari.ttiæ cum céleris sacramentis, sijmbolum esse rei sacræ et invisibilis gratiæ formam visibilem. Denz.-Bannw. , n. 876. Cette quasi-consécration officielle montre qu’on ne saurait rejeter sans témérité cette notion générale du sacrement chrétien.