Dictionnaire de théologie catholique/SACREMENTS II. La notion 6. Analyse théologique de la notion de sacrement

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané ( Tome 14.1 : ROSNY - SCHNEIDERp. 273-275).

VI. ANALYSE THÉOLOGIQUE DE LA NOTION DE SACREMENT.

Cette notion de sacrement, telle qu’elle résulte du long travail de la tradition chrétienne, a été élaborée, on l’a vii, surtout à propos du baptême et de l’eucharistie. La systématisation théologique qui commence à Pierre Lombard obligera les auteurs à en faire l’application à tous les sacrements sans exception. Nous rappellerons ce travail d’adaptation à propos du nombre des sacrements. Les théologiens se sont pareillement exercés à analyser le contenu de la notion de sacrement : ils ont, à ce sujet, élaboré des considérations fort intéressantes, OÙ se mêlent souvent des disputes d’écoles, et que nous devons ici nous contenter de rappeler sommairement. Trois aspects de la définition ont été principalement étudiés : d’abord, l’élément sensible dont est constitué tout sacrement et, de cette première considération, on a pu élaborer la doctrine catholique de la matière et de la forme des sacrements ; ensuite, l’élément symbolique ou proprement sacramentel qui résulte, dans chaque sacrement, de l’intention même du Christ ; enfin, le rapport du signe à la chose signifiée, principalement à la grâce produite, d’où la doctrine de la causalité des sacrements.

L’être physique et sensible du sacrement.


D’après sa nature et sa définition, le sacrement est un signe accessible à nos sens : il doit donc renfermer toujours un élément sensible. Toute la tradition affirme cette existence de l’élément sensible dans le sacrement : accedit verbum ad elementum et fit sacramentum. Cet élément varie selon chaque sacrement ; mais il existe en tout sacrement. Il est constitué par des choses, des gestes ou des paroles. Les choses sont l’élément purement matériel du sacrement : par exemple, l’eau, l’huile, le saint chrême, le pain et le vin ; les gestes sont les actes extérieurs par lesquels le ministre ou même le sujet concourent à la réalisation du sacrement : l’ablution, l’onction, l’imposition des mains, l’accusation des péchés ; enfin, les paroles qui donnert aux choses et aux gestes accomplis leur signification plus précise. On a étudié à Matière et forme des sacrements le rapport des choses aux paroles et leur union dans la constitution du sacrement. Il est inutile d’y revenir. Les théologiens font remarquer la haute convenance d’un élément sensible dans le sacrement. Trois raisons principales sont données.

Premièrement : le sacrement étant un signe, il doit être constitué de manière à faire connaître à celui qui le reçoit les mystères religieux dont il est le signe : « Il est naturel à l’homme de parvenir par des choses sensibles à la connaissance des choses intelligibles. » S. Thomas, Sum. theol., III a, q. lx, a. 4. On précise même que la vue et l’ouïe étant les deux sens qui servent davantage à la connaissance intellectuelle, il est souverainement convenable que les sacrements soient constitués d’éléments visibles (choses, gestes) et audibles (paroles). Cf. S. Bonaventure, Breviloquium, part. VI, c. iv, dans Opéra (édition de Quaracchi), t. v, p. 268.

Deuxièmement : une raison christologique demande que le sacrement soit constitué d’éléments sensibles. Les sacrements ont, dans l’Homme-Dieu, non seulement leur principe et leur source, mais leur modèle et leur type. Ils sont, entre les mains de Jésus-Christ, des instruments pour la sanctification des hommes, voir plus loin, col. 534, il faut donc qu’ils aient une certaine ressemblance avec Jésus-Christ. C’est ici le cas. La chose, l’élément matériel du sacrement, rappelle l’humanité du Sauveur ; la parole, l’élément formel, plus spirituel de sa nature, signifie la nature divine, la personne divine de Jésus-Christ. « Les sacrements ressemblent au Verbe incarné en ce que la parole s’unit à une chose sensible, comme dans le mystère de l’Incarnai ion, le Verbe de Dieu a été uni à une chair sensible. » S. Thomas, ibid., a. 6.

Troisièmement enfin, le sacrement est ainsi en rapport avec la nature de l’homme, âme et corps. Le sacrement est un remède pour l’homme déchu : il doit être proportionné à son état présent : « Par les choses sensibles, il affecte le corps, par la parole, il touche l’âme par la foi. » S. Thomas, ibid.

Ces considérations montrent le peu de probabilité d’une opinion théologique affirmant que, si, en fait, les sacrements comportent toujours un élément sensible, eu principe, il ne répugnerait pas qu’un élément purement spirituel pût être choisi par Dieu pour constituer un sacrement. On trouvera la dise us sion de cette opinion, dont il faut chercher l’origine chez les nominalistes, dans les Salmanticenses, Cursus theologicus, t. xvii. De sacramentis in cummuni, a. 4, qui rejettent absolument cette opinion étrange, et dans Gonet, Clypeus theologiæ thomisticse, De sacramentis in communi, disp. I, a. 4, n. 08, qui l’accepte sous cette forme : « L’institution des sacrements est laissée au bon vouloir de la liberté divine. Donc, de même que Dieu a élevé la matière sensible jusqu’à lui faire signifier et produire la grâce, il pourrait élever une simple opération intérieure de l’âme, par exemple un simple acte d’adoration, pour lui faire signifier et même produire la grâce. »

L’être symbolique et proprement sacramentel.


Le mot « proprement » n’est pas ici placé par erreur. Il est de première importance et marque, chez les théologiens, le souci de conserver aux sacrements de l’ancienne Loi leur caractère de sacrement. Ces sacrements, en effet, ne sont pas cause de la grâce et ne la contiennent pas ; ils la préfigurent simplement, comme devant être donnée par le Christ. Voir col. 654 sq. Sacrements moins parfaits que ceux du Nouveau Testament, mais sacrements véritables cependant. D’où il faut conclure qu’essentiellement, le sacrement doit être placé dans le genre des signes et non dans celui des causes. Le caractère de cause convient spécifiquement aux sacrements de la Loi nouvelle. Sur cette précision, voir Salmanticenses, op. cit., disp. I, dub. i, n. 20 sq. ; Jean de Saint-Thomas, Cursus theologicus, t. ix, disp. XXII, a. 1, dub. i. Ce dernier auteur fait une remarque importante qui s’impose à l’attention, si l’on veut bien comprendre la nature de l’institution des sacrements de la nouvelle Loi par le Christ : En affirmant que l’être proprement sacramentel doit être placé dans le genre « signe » et non dans le genre « cause », on n’entend pas dire que les sacrements de la Loi nouvelle ne sont cause de la grâce que d’une manière matérielle et pour ainsi dire secondaire et accessoire. Nous disons au contraire qu’ils causent ce qu’ils signifient. Mais ce qui, dans le sacrement, est doté par Dieu du pouvoir de causalité par rapport à la grâce, c’est l’élément matériel et sensible lui-même en tant qu’il a reçu de Dieu sa signification sacramentelle, et non pas la signification elle-même qui communique à l’élément matériel et sensible son caractère de sacrement. Peu importe d’ailleurs la nature physique de cet élément sensible et matériel : ablution, onction, imposition des mains, etc., il n’est cause de la grâce, en effet, que dans la mesure où il est subordonné à la signification sacramentelle qui lui a été imposée par Jésus-Christ. Loc. cit., n. 11-15.

On devra donc distinguer, d’une façon plus expresse encore que nous ne l’avons fait à l’art. Matière et forme, col. 341, la signification imparfaite et naturelle des éléments sensibles (matière et forme) des sacrements, et la signification sacramentelle qui leur est imposée par le libre choix du Christ. Sans doute, la sagesse divine, qui dispose tout avec douceur, n’a point pris au hasard les choses qui devaient servir de signes sacramentels ; elle a choisi celles qui, par leur efficacité et leurs propriétés naturelles, ont une certaine analogie, un rapport véritable quoiqu’éloigné avec les grâces du sacrement et qui, par là même, sont plus aptes que d’autres éléments à représenter des grâces d’une manière saisissable à l’esprit humain. Cf. S. Thomas, III a, q. lxiv, a. 2, ad 2um. Mais cette signification naturelle et lointainement analogique ne saurait être telle que l’élément sensible du sacrement doive nécessairement signifier la grâce divine que le sacrement est destiné à conférer ; cette signification proprement sacramentelle ne peut venir que de Dieu, auteur de la grâce, et, par conséquent, elle dépend formellement d’une institution divine, ("est ce qu’exprimait Hugues de Saint-Victor : Elementum ex naturali quadam qualitale kkp, i.<esentat, ex superaddita instilutione sigxificat. Et saint Ronaventure : Sacramentum habilitate.m ad significandum habet ex natura, sed actualitalem habet ex institutione. In IV am Sent., dist. I, part. I, q. n.

Ce principe fondamental une fois rappelé, Jean de Saint-Thomas montre que l’être symbolique et proprement sacramentel, le signe, est un être de raison, un être intentionnel. En effet, c’est uniquement l’institution du Christ qui communique à tels éléments sensibles, aptes d’ailleurs naturellement à recevoir cette désignation, la signification surnaturelle qui fait d’eux, à proprement parler, des sacrements. Or, une telle désignation, en dehors de l’acte de volonté du Christ, n’est qu’un être de raison, c’est-à-dire un être intentionnel. Car elle repose entièrement sur le choix de l’auteur des sacrements, l’aptitude naturelle des éléments sensibles ne pouvant suffire à l’expliquer et n’ayant, d’elle-même, aucune signification déterminée par rapport à l’ordre surnaturel de la grâce. Ce choix n’établit pas seulement, comme le pense Suarez, une simple dénomination extrinsèque entre l’élément sensible et la chose signifiée sacramentellement, mais crée une véritable relation de raison entre l’élément sensible et matériel du sacrement et la chose signifiée sacrainentellement, c’est-à-dire la grâce qu’il doit produire. De telle sorte que, si nous voulions faire l’analyse de la réalité sacramentelle, nous devrions la considérer sous un double aspect : son aspect physique et réel, et c’est ici seulement qu’intervient la composition de matière et de forme ; l’aspect sacramentel, et ici intervient la composition de l’élément intentionnel (à savoir la signification sacramentelle imposée par le Christ) et de l’élément sensible. Duplicem hic considerari compositionem in quolibet sacramento, altéra est ex significatione et subjecto significationem recipiente ; altéra est ex verbis et rébus, ex quibus fit integrum subjectum recipiens significationem. Jean de Saint-Thomas, disp. XXII, a. 6, dub. ii, n. 36. Il semble que la théologie moderne et contemporaine se soit trop attachée à la première considération et ait négligé la seconde. Et cependant celle-ci est d’une importance extrême, car elle seule, comme on le verra plus loin, peut apporter les véritables solutions aux difficultés soulevées à propos de l’institution immédiate des sacrements par le Christ, ou encore à propos des changements survenus au cours des siècles dans la matière ou la forme de certains sacrements.

Le rapport du signe à la chose signifiée.


Tout d’abord, les théologiens établissent quelle est la chose signifiée. Saint Thomas et tous ses commentateurs rappellent ici que la chose signifiée est triple ou du moins peut être considérée sous un triple aspect : « Le sacrement proprement dit est établi pour signifier notre sanctification, dans laquelle on peut considérer trois choses : la cause de notre sanctification qui est la passion du Christ, la forme de notre sanctification qui consiste dans la grâce et les vertus, et la fin dernière de notre sanctification qui est la vie éternelle. Toutes ces choses sont signifiées par les sacrements. Par conséquent, un sacrement est le signe commémoratif de ce qui a précédé, c’est-à-dire de la passion du Christ, le signe démonstratif de ce qu’opère en nous la passion du Christ, c’est-à-dire de la grâce, et le présage de la gloire future. » Sum. theol., III a, q. lx, a. 3. La signification la plus importante est la seconde, par rapport à la grâce que doit produire le sacrement. Mais les autres ne doivent pas être omises : les assert ions de l’Écriture suffiraient à elles seules à le montrer. Voir col. 495 sq. La raison théologique de cette triple considération est bien proposée par Jean de Saint-Thomas : « Les sacrements ne sont pas des signes de notre sanctification d’une manière abstraite, mais… selon le mode concret réalise par Dieu dans le présent décret de sa providence. Ils doivent donc signifier la grâce, telle que nous l’avons, c’est-à-dire une grâce de rédemption, accordée par la médiation du rédempteur. D’où il suit que les sacrements, en tant qu’ils sont donnés à l’homme déchu, auquel est nécessaire une réparation et un réparateur, signifient plus essentiellement, s’il est permis de parler ainsi, le Rédempteur que le salut même de l’homme… parce qu’ils signifient la grâce, en tant que donnée par le Sauveur et pas autrement. » Loc. cit., n. 30.

Par rapport à la grâce apportée par le Rédempteur, les sacrements, aussi bien ceux de l’ancienne Loi que les sacrements chrétiens, sont des signes pratiques de cette grâce. Pour vérifier celle qualité de signes pratiques, il n’est pas nécessaire que les sacrements soient causes de la grâce. Cette qualité est propre aux sacrements de la Loi nouvelle ; il suffit qu’ils dirigent l’intelligence humaine vers la recherche de la sanctification. Or, les sacrements de la Loi ancienne étaient établis « pour que les hommes témoignassent leur foi dans l’avènement du Rédempteur futur ». S. Thomas, III a, q. lxi, a. 3. Cela suffit pour leur conférer le caractère de signes pratiques.

Mais, dans la Loi nouvelle, les sacrements sont signes pratiques de la grâce, parce que la production de la grâce, qui applique à l’âme le fruit de la passion, du Rédempteur, est liée essentiellement à la réception du sacrement, et que le sacrement est cause de la grâce, non pas en tant que signe sacramentel considéré comme signe sacramentel, mais en tant que sacrement chrétien. Cf. Jean de Saint-Thomas, loc. cit., n. 131. C’est pourquoi saint Thomas, définissant le sacrement chrétien, l’appelle (en une phrase dont l’amphibologie est dissipée par une réponse) : signum rei sacræ, inquantum est sanctificans (c’est la res et non le signum qui sanctifie) Iiomines. Sum. theol., IIP, q. lx, a. 1. Les Salmanticenses corrigent quelque peu la définition : signum rei sacrée ut sanctifleanlis nos. Op. cit., disp. I, dub. m.

Toutefois une observation est ici indispensable : « être cause de la grâce » peut s’entendre en un double sens. Tout d’abord - — et c’est le sens où il faut s’arrêter ici — on peut dire que les sacrements de la Loi nouvelle ont reçu, de l’institution du Christ, la destination de produire la grâce, lorsqu’ils sont appliqués à l’homme bénéficiaire de la rédemption. Ensuite, on peut dire que les sacrements produisent effectivement la grâce, au moment même où ils sont appliqués. Ici, l’institution du Christ ne suffit plus ; il faut y ajouter une dépendance actuelle du sacrement à l’égard de la passion du Christ, dont il est fin si ru nient dans l’œuvre de la sanctification des âmes, l’.l, pour reprendre l’expression de Jean de Saint-Thomas, sous le premier aspect la réalité intentionnelle qui constitue la signification sacramentelle suffit à expliquer la destination de produire la grâce ; sous le second aspect, il faut de plus un influx réel, qui explique la production actuelle de la grâce. Cf. Jean de Saint-Thomas, loc. cit.. n. 10 et 45.

Cette précision permettra de donner leur véritable portée aux affirmations de nos grands théologiens : Sacramenta novæ Legis simul sunt causa et signa, et iiule est quod, sicut comrnunitcr dicitur, « efflciunt quod figurant ». Ex quo etium patet, quod ha lient perfecte rationem sacramenti, in quantum ordinantur ad aliquid sacrum, non sol uni prr moilum si qui. sed ctiam per modum causa, s. Thomas, [II », q. lxii, a. I, ad lum. On saisit l’importance du terme ordinantur, S. Bonaventure : Sacramentum nova Legis tlu » habet, seilicet quod est figura et causa. In 7 V™ Sent., dist. X, dub. ni. Sacramentum dicitur invisibilis gratiêe visibile causaleque signum. Denys le Chartreux, Dialog., t. IV, q. i.